Trop d'idéologie, pas assez de criminologie : pourquoi les réformes pénales à la française passent à côté des solutions qui ont fait leurs preuves<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Le projet de réforme pénale dont le principal objectif est de désengorger les prisons passe devant le Conseil des ministres.
Le projet de réforme pénale dont le principal objectif est de désengorger les prisons passe devant le Conseil des ministres.
©REUTERS/Regis Duvignau

Pragmatisme

Alors que la réforme de la procédure pénale est présentée ce mercredi en Conseil des ministres, le texte de Christiane Taubira, jugé idéologique, suscite la controverse. Mais la gauche n'a pas le monopole de l'idéologie en matière pénale et la France connaîtrait un retard sur les techniques de criminologie.

Atlantico : Christiane Taubira revendique "une réforme pénale pas idéologique mais responsable". Est-ce que justement en matière de justice pénale, l'idéologie peut être considérée comme le plus gros obstacle à la recherche de solutions opérantes ? 

Alexandre Giuglaris : C’est incontestablement un élément essentiel. Depuis l’arrivée de Mme Taubira à la Chancellerie, on a le sentiment qu’un clan très marqué idéologiquement et souvent extrémiste a pris les commandes, avec comme principal acteur, le Syndicat de la Magistrature. Il est d’ailleurs à noter que les autres organisations syndicales  de magistrats, plus modérées, contestent le poids de cette organisation et son rôle prépondérant dans les réformes. Mais plus que le petit jeu des acteurs, c’est surtout sur le fond des mesures proposées que l’on voit le poids de l’idéologie et du sectarisme.

On retrouve ce sectarisme lors de la prétendue conférence de consensus où n’ont été invités que des experts proches ou en accord avec les préconisations de Mme Taubira. Cette parodie de concertation s’est poursuivie avec le projet de réforme pénale pour laquelle les forces de police ou les associations de victimes n’ont en rien pu amender ou réfléchir aux mesures nécessaires. Alors que selon les enquêtes que nous réalisons régulièrement dans le cadre de notre baromètre CSA/IPJ, nous constatons un fort unanimisme sur la nécessité de renforcer la fermeté et les sanctions, notamment à l’encontre des récidivistes, l’une des principales mesures de ce projet de loi prévoit la suppression des peines plancher. C’est précisément l’inverse de ce que demandent les Français, de droite comme de gauche.

Benoît Garnot :Qu’on l’admette ou pas, toutes les recherches de solutions opérantes en matière de justice pénale sont nourries d’idéologie : il n’existe pas de théorie, quelle qu’elle soit, qui y échappe, et le fait d’accuser ses adversaires en ce domaine d’"idéologues", en proclamant qu’on n’est pas soi-même dans une telle perspective, relève soit de l’hypocrisie, soit de la stupidité. Selon qu’on a une vision coercitive ou une approche à visée rédemptrice de la répression pénale, on débouche évidemment sur des recherches de solution différentes, voire opposées. Traditionnellement, on associe plutôt la première approche à la droite, la seconde à la gauche, mais certaines déclarations récentes tendent à prouver que les cartes dans ce domaine sont en train de se brouiller et que les clivages idéologiques entre l’un et l’autre camp sont moins nets qu’on ne l’imagine, et parfois même qu’ils traversent chacun des deux camps, de sorte que des alliances improbables apparaissent.

Dominique Inchauspé : En réalité, le problème se discute beaucoup plus qu’on ne le croit. Chacune des deux grandes tendances idéologiques qui inspirent la procédure pénale et les formations politiques "corrélées" –"due process of law" (plus ou moins "droits de l’homme") ou "crime control" (défense de l’ordre public) comme disent les Anglo-Saxons- est en France à l’origine de progrès de la procédure. C’est ainsi, par exemple, que la loi de juin 2000 dite "présomption d’innocence et droits des victimes" prise sous un gouvernement de gauche a donné aux juges le pouvoir d’aménager les peines de prison prononcées par les tribunaux. C’est une révolution juridique majeure. Auparavant, l’essentiel des décisions, en tout cas les plus graves (libérations conditionnelles), étaient prises par le ministère de la Justice, c’est-à-dire par le pouvoir exécutif. C’était totalement anormal : par essence, de telles décisions ressortissent aux juges eux-mêmes (le pouvoir judiciaire). Au début des années 1990, les avocats téléphonaient même à l’Elysée pour que le conseiller spécial du président de la République (aussi de gauche…) donne un avis favorable sur leur demande de libération conditionnelle au ministère de la Justice.

Il est révélateur de constater que, ultérieurement, des majorités de droite ont amplifié ce mouvement avec, en particulier, la loi Perben II de 2004 puis avec la loi pénitentiaire de 2009. S’agissant de cette dernière, il est cocasse de constater qu’une majorité politique "crime control" a élevé le seuil d’emprisonnement ferme au-dessous duquel le condamné peut ne pas être incarcéré : ce seuil est passé de 1 an à 2 ans pour les non-récidivistes. Il semble encore que ce seuil sera à nouveau abaissé à un an dans le projet de loi de Mme Taubira sensé être "due process of law" ! Idéologie, où es-tu ?  Quant à la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui permet à un simple justiciable de tenter de faire annuler un texte de loi qui lui est applicable, c’est aussi une révolution  "due process of law" et non "crime control". Cette révolution est à l’origine, par exemple, de l’annulation par le Conseil constitutionnel des textes sur la garde à vue interdisant la présence de l’avocat "en continu". Or, elle a été accomplie par une majorité de droite.

La réalité est, à mon sens, que les possibles dérapages juridiques qu’induirait l’idéologie des gouvernants sont contenus par des principes généraux supérieurs de plus en plus solidement établis : ceux inclus dans la Convention européenne des droits de l’homme et dans la Déclaration des droits de l’homme tels qu’appliqués par la Cour de Strasbourg ou le Conseil constitutionnel. Par exemple, il n’est pas sûr que la réforme proposée par Madame le garde des Sceaux passe le cap d’une critique constitutionnelle en raison des trop grands pouvoirs accordés au juge de l’application des peines. 

Quels principaux enseignements pourraient être tirés des expériences vécues par les acteurs de terrain ? L'arsenal pénal est-il aujourd'hui adapté aux cas rencontrés ? Comment pourraient-ils l'être davantage ?

Alexandre Giuglaris : Les acteurs de terrain de l’ensemble de la chaîne pénale n’ont pas forcément les mêmes constats, ni les mêmes propositions. Je pense par exemple aux visions différentes, parfois contradictoires entre forces de sécurité et magistrats. Mais il faut tout faire pour rapprocher ces points de vue en mettant de côté, si besoin, les extrémistes qui ne veulent pas entendre les demandes légitimes de l’opinion en matière de protection.

Les magistrats disposent de nombreux outils pour sanctionner tous les actes de délinquance, à la condition d’une part qu’ils y recourent et d’autre part qu’ils acceptent d’appliquer les lois qui sont votées par le Parlement. C’est un principe démocratique qu’il est plus que nécessaire de rappeler. En effet, les peines plancher, qui devaient sanctionner plus lourdement les récidivistes, n’ont été appliquées que dans moins de 40% des cas possibles et on a même vu des taux d’application de 2% pour les peines plancher entièrement fermes dans le ressort du tribunal de Bobigny. En résumé, il est incontestablement utile d’enrichir l’arsenal pénal mais il faudrait aussi, surtout, que les magistrats appliquent les lois souhaitées par les Français.

Benoît Garnot : Non, l’arsenal pénal n’est pas adapté, ou est mal adapté, aux cas rencontrés aujourd’hui. Au lieu d’entasser dans des prisons surpeuplées des primo-délinquants qui y apprennent à récidiver, on ferait bien mieux d’adopter une politique qui ne fasse de la prison qu’un pis-aller convenant aux grands délinquants ou à ceux qui sont considérés comme dangereux. Mais le poids de l’opinion publique, qui demande de plus en plus de répression pénale, est tel qu’on n’est pas près d’en venir là. Pourtant nul n’ignore que la prison est plus souvent l’école du crime que la voie de la rédemption.

Dominique Inchauspé : S’agissant de l’arsenal pénal relatif à l’application des peines, le râtelier dégorge : ce droit est devenu d’une ahurissante complexité. Un très grand nombre de mesures peut être demandé. L’autorité judiciaire compétente varie selon la demande. Les juridictions s’ajoutent les unes aux autres. On peut faire appel. Au total, ce système créé par la gauche et amplifié par la droite est assez favorable au condamné. De plus depuis, aussi, les années 2000, le droit administratif est entré en prison. On peut critiquer des mesures d’administration intérieure (déclassement, transfert) même en référé. Avant 2000, la prison était (presque) un oubli ; depuis, c’est (presque) une université de droit. 

Comment mieux comprendre les causes profondes de la violence et de la délinquance ? Souffre-t-on en France d'une approche trop restrictive de ces phénomènes en accordant trop d'importance aux facteurs socio-culturels au détriments des facteurs culturels et psychologiques ?

Alexandre Giuglaris : Il n’y a pas d’explication unicausale de la violence, en particulier pas par le niveau de vie qui est comparable entre la Seine-Saint-Denis et la Creuse par exemple. Il est vraiment regrettable pour le débat français que l’on en fasse l’alpha et l’oméga des causes de la criminalité. Mais dans l’appréhension des phénomènes criminels, on souffre encore une fois, en France, des ravages du sectarisme et de l’idéologie. Ainsi, certains cherchent à délégitimer la criminologie comme science à part entière, car elle serait défavorable à leurs idées politiques. C’est une erreur française majeure que l’on ne peut que regretter. La criminologie, par exemple, permet d’apporter une réponse plus complexe aux facteurs de délinquance.

Benoît Garnot : Les historiens replacent généralement les parcours individuels des délinquants dans un cadre général, où intervient un grand nombre de variantes, dont l’importance relative varie pour chaque cas particulier. Dans cette perspective, les raisons de fond de l’entrée dans la criminalité ressortissent de trois causes principales : l’intérêt matériel, les rivalités humaines et les nécessités sociales, voire les trois à la fois. Pour autant, le choix initial, individuel, de la transgression demeure difficile à expliquer, tant par les historiens que par les sociologues, même si les hypothèses ne manquent pas. C’est sans doute là une question qui est posée de plus en plus souvent en France, ce qui permet de rééquilibrer l’importance des facteurs culturels et psychologiques au détriment des facteurs sociaux (qui restent cependant essentiels, ne l’oublions pas). Ainsi pourquoi Mesrine est-il entré en brigandage, alors que la plupart de ses compatriotes au profil similaire ne l’ont pas fait ? Sur cette question, s’affrontent depuis des décennies deux "camps" classiques de la sociologie, les "déterministes" (la société est responsable de la délinquance) et les "actionnistes" (la délinquance est le "choix" personnel des acteurs). Pour les premiers, la délinquance s’explique bien par l’environnement socio-économique (le chômage, la misère, l’exclusion) : la société est violente et inégalitaire, c’est donc elle qui crée la délinquance. Mais si cette approche met l’accent sur l’idée que le délinquant est "agi" par des déterminismes sociaux, il faut bien reconnaître qu’elle n’explique pas pourquoi tous les défavorisés ne deviennent pas délinquants… Il faut donc bien en venir à des explications qui sont aussi d’ordre psychologique et culturel. La délinquance deviendrait ainsi un choix parmi d’autres, et certaines prédispositions caractérologiques favoriseraient ce choix : émotivité, inactivité… Mais de telles hypothèses, les unes comme les autres, sont évidemment controversées : dans l’état actuel de nos connaissances, aucune n’a jamais prouvé sa supériorité sur l’autre.

Dominique Inchauspé : Je crois que, malheureusement, les causes profondes de la violence et de la délinquance ne sont pas à rechercher au niveau du monde judiciaire mais bien en amont et c’est plus grave. Magistrats, avocats, enquêteurs judiciaires ou sociaux, nous ne sommes que des matelots à fond de cale en train d’écoper. La poussée exponentielle de la délinquance est un phénomène commun à tous les pays occidentaux depuis 1945 et les autres pays se mettent aussi à niveau. Il me semble que nous avons tous été pris de court par la montée en puissance de la société de consommation dont, pendant 30 ans, les méfaits ont été moins visibles que les avantages. Même l’islamisme radical paraît être le produit d’un tel phénomène : nous sommes haïs par des gens qui n’ont pas que des défauts, habités qu’ils sont par une spiritualité sans doute dévoyée mais très forte dans le rejet d’un matérialisme destructeur pour l’esprit. Une autre remarque : pendant la même période et en tout cas depuis, sans doute, la fin des conflits coloniaux la violence s’est déplacée du champ des Etats au nom d’idéologies à celui des individus au nom d’intérêts privés : faudrait-il, en réalité, lui trouver un exutoire plus acceptable ? 

Que sait-on aujourd'hui justement de l'implication de ces facteurs psychologiques et culturels et comment mettre à contribution ces connaissances ?

Benoît Garnot :Les approches dites "culturalistes" insistent aujourd’hui sur les conflits de cultures, soulignant que la déviance proviendrait de la coexistence, dans une société, de cultures différentes, les unes valorisant ou tolérant des pratiques interdites par les autres. La déviance peut résulter également d’un apprentissage : le comportement criminel est appris dans l’interaction avec d’autres personnes par un processus de communication, à l’intérieur d’un groupe restreint de relations personnelles, en incluant l’apprentissage de techniques de l’infraction, et l’adoption de certains types de motifs, de mobiles et d’attitudes. Quant aux approches "rationnelles" (ou "stratégiques"), elles partent de l’idée que les individus ne sont pas des automates inconscients, qu’ils agissent généralement avec des motifs précis et en s’adaptant au contexte, ce qui pourrait expliquer chez certains la transgression des normes : le délinquant fait des choix sur tous les plans de sa vie, anticipe des effets probables de ses actes et de ses paroles, apprend des techniques… et, en cela, il apparaît comme un individu parfaitement ordinaire. On rejoint ainsi la pensée d’Émile Durkheim (1858-1917) : pour lui, le crime était normal, parce qu’"il n’y a pas de sociétés connues où ne s’observe une criminalité plus ou moins développée". Un fait social est normal quand il se produit dans la généralité des sociétés de même espèce, car il découle des conditions générales de la vie collective dans le type social envisagé. La criminalité est l’un de ces faits : elle n’est pas d’ordre accidentel et ne procède pas de causes fortuites ; au contraire, elle est liée normalement à la société, faisant partie de la culture et découlant par conséquent du fonctionnement régulier de celle-ci. C’est sans doute un constat pessimiste, mais c’est un constat réaliste : il n’y a pas de société sans criminalité, quelles que soient les causes de celle-ci (sociales, culturelles, psychologiques…), et il est vain d’espérer la faire disparaître : tout au plus peut-on chercher à l’atténuer et surtout à en gérer intelligemment les conséquences néfastes.

Dominique Inchauspé :Cette approche n’est pas inintéressante, à mon sens. Par exemple, on relève que la quasi-totalité de serial killers français étaient de race blanche, "caucasienne" comme disent les Américains. C’est dans ce domaine que l’affrontement idéologique est le plus fort. Mais il reste le plus souvent dans le non-dit même s’il est fortement pensé. Pour autant, constater, par exemple, que les Chinois sont le groupe ethnique qui volerait le plus de sacs de riz n’aurait pas une traduction juridique aisée. Le principe de l’individualisation de la peine qui oblige à tenir compte de tous les facteurs spécifiques d’un dossier (circonstances des faits, personnalité de l’accusé, parcours professionnel, etc.) s’oppose de toute façon à une sanction pénale "prêt-à-juger". Une peine est toujours du sur-mesure ;  plus ou moins bien confectionné, il est vrai. 

Quelles approches ont fait leurs preuves dans les pays étrangers ? Et comment s'en inspirer en France ?

Alexandre Giuglaris : Prenons un exemple directement lié à ce que je vous disais sur la criminologie. Nous avons un retard considérable, en France, sur différentes méthodes scientifiques utilisées, par exemple en Grande-Bretagne ou en Belgique. Nous sommes très éloignés des procédés modernes en matière d’évaluation de la récidive, notamment ce que l’on nomme les échelles actuarielles combinées à des entretiens semi-structurés. Autre cas concret qui devrait inspirer la France, les thérapies cognitives et comportementales. Elles ont été mal expérimentées, il y a quelques années, pourtant elles ont fait leurs preuves dans d’autres pays. Ces thérapies ont pour objet de lutter contre les comportements facteurs de criminalité ou de récidive, par exemple en s’attaquant aux addictions ou l’impulsivité, dont toutes les études montrent qu’ils accroissent considérablement le risque de passage à l’acte. Malheureusement, ces notions sont encore trop peu connues et développées en France. C’est pourtant un enjeu essentiel. 

Benoît Garnot :La pratique du tout carcéral illustrée par les États-Unis devrait constituer un repoussoir. À l’inverse, en Suède on prône le traitement plutôt que la punition. La prison n'est choisie qu'en dernière option et pour un temps très court (des peines de six mois en moyenne). Avec seulement 5 000 condamnés détenus pour 13 000 qui sont hors établissement, la Suède est championne des mesures alternatives à l'emprisonnement : travaux d'intérêt général, périodes de probation ou bracelet électronique. On y a aussi décidé, dès 1998, de mettre en place un système unique au monde de libération conditionnelle d'office aux deux tiers de la peine. C’est dans cette direction qu’il faudrait aller en France.

Dominique Inchauspé :Je ne vois pas. Les Etats-Unis connaissent un taux d’incarcération hors de toute proportion avec le différentiel de population des pays européens. La Grande-Bretagne a un taux d’incarcération aussi très élevé. Le nôtre est plutôt inférieur à la moyenne européenne en dépit du surpeuplement de nos prisons. A nouveau, la solution n’est pas judiciaire. 

propos recueillis par Alexandre Devecchio

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !