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Qui sont les immigrés qui continuent à tout risquer pour rejoindre l’Europe en crise ?
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Boat people

Jeudi 3 octobre, un bateau transportant environ cinq cents migrants fait naufrage près de l'île de Lampedusa, proche de la Sicile et connue pour être une porte d'entrée de l'immigration illégale en Europe. La dangerosité du périple des migrants souligne leur volonté acharnée de se rendre en Europe. Mais qui sont-ils et pourquoi l'Europe les fascine-t-elle toujours ?

Atlantico: L'accident de Lampedusa montre une nouvelle fois que les migrants sont prêts à prendre tous les risques pour atteindre les côtes de l'Europe. Mais alors que la crise touche la plupart des pays européens et que la question de l’intégration pose véritablement problème, quelle Europe attire encore les candidats à l’immigration ? Que comptent-ils réellement y trouver ?

Jacques Barou :Les migrants sont moins attirés par l'Europe qu'ils ne sont chassés par des situations invivables dans leurs pays d'origine. Les ressortissants de la Somalie et de Érythrée qui étaient les plus nombreux parmi les victimes noyées à Lampedusa fuient des pays où règnent une anarchie totale et une insécurité permanente qui se rajoute à la misère économique ambiante. Ils espèrent trouver en Europe une situation moins dangereuse ou moins désespérante que celle qu'ils connaissent chez eux. La question de l'intégration ne les concerne pas ; certains ont déjà de la famille en Europe et espèrent bénéficier d'un appui de leur communauté pour trouver de quoi vivre. Malgré la crise il y a encore des secteurs d'activité où l'on manque de main-d'œuvre et les migrants sans papiers savent comment s'y faufiler.

Qui sont justement les candidats à l’immigration ? Existe-t-il différents flux migratoires vers l’Europe et quels sont les dominants?

Jacques Barou :Les migrants viennent principalement d'Afrique sub-saharienne, de pays en guerre permanente depuis des années comme la Somalie ou de pays subissant un régime dictatorial  impitoyable comme l’Érythrée. Des pays asiatiques ou moyen-orientaux également en situation de guerre génèrent des flux migratoires du même type, même s'ils empruntent plus rarement la voie maritime. L'Afghanistan, l'Irak et surtout la Syrie ont aussi leurs émigrants du désespoir qui traversent une partie de l'Asie centrale et de la Turquie pour entrer en Europe par la Grèce ou par Malte.

Cris Beauchemin : On a fait récemment à l’Ined une étude statistique qui compare les non-migrants, les migrants sénégalais qui tentent de partir (dans le sens où ils commencent à entreprendre des démarches pour émigrer) et ceux qui arrivent effectivement en Europe. Les migrants et les aspirants migrants se ressemblent presque en tout points : ils sont plutôt de jeunes adultes, ils sont parmi les plus éduqués de leur pays, et ils ont des connaissances sur leurs pays de destination. Ce sont les ressources économiques qui font la différence car la migration coûte cher : les Sénégalais qui considèrent que leur ménage ne disposent pas de ressources suffisantes ont plus de chances d’entamer des démarches pour essayer de partir, mais ceux qui y parviennent sont ceux qui jugent que les ressources de leur ménage sont suffisantes ou plus que suffisantes.

Comment s’organisent les chemins de l’immigration ? Quels sont les pays choisis par ces migrants et qui sont ceux qui en accueillent le plus ? La France est-elle privilégiée ? 

Jacques Barou:Il y a des routes de l'immigration à travers le Sahara qui sont plus ou moins contrôlées par des groupes mafieux. Une demi-douzaine de circuits existent. Ils passent par les pays d'Afrique du nord qui peuvent fournir temporairement un peu de travail aux candidats visant l'Europe. Les pays qui connaissent les situations les moins contrôlables servent de points de passage vers l'Europe. C'est aujourd'hui le cas de la Libye. D'autres pays refoulent impitoyablement les populations subsahariennes en les mettant quelquefois en péril. La plupart des pays de l'UE accueillent des migrants irréguliers. Certains comme la Grèce ou l'Espagne sont surtout des pays de passage. La France est à la fois un pays d'installation pour une partie des migrants asiatiques et africains. Elle est un pays de transit pour ceux qui, comme les Afghans, les Irakiens ou maintenant les Syriens, veulent avant tout aller au Royaume-Uni puis ensuite vers l'Amérique du nord.

Cris Beauchemin: De récents travaux menés sur les migrants subsahariens (dans le cadre du projet "Migrations entre l'Afrique et l'Europe": http://mafeproject.site.ined.fr/) montrent que les trajectoires des migrants sont très mouvantes. D'un côté, les destinations qu'ils visent évoluent. Pendant longtemps, les migrations africaines suivaient la voie tracée par les relations coloniales : les Sénégalais venaient en France, les Ghanéens en Grande-Bretagne, les Congolais (de l'ex-Zaïre) en Belgique. Ce n'est plus aussi simple. Les Sénégalais, par exemple, sont -depuis plusieurs années de plus en plus nombreux à se rendre en Italie ou en Espagne. Mais ils visent aussi des destinations plus lointaines comme les Etats-Unis ou même la Chine. En réalité, l’Europe n’accueille qu’une toute partie des migrants d’Afrique subsaharienne. D’après les données de recensement, sur 100 migrants internationaux nés en Afrique de l’Ouest, 70 vivent dans un autre pays africain, 15 en Europe, 6 en Amérique du nord et 9 ailleurs dans le monde. D’un autre côté, pour atteindre l’Europe, les migrants suivent des routes de plus en plus longues et variées. Et ces trajectoires sont fluides : elles s'adaptent aux contraintes (les contrôles accrus de certains segments de frontières) et aux opportunités qui s'ouvrent aux migrants. C'est un fait quasi universel : les fermetures de frontières ne bloquent pas radicalement les migrants, elles les forcent à adapter leurs trajectoires, à contourner les lieux les plus contrôlés et, aussi, à prendre plus de risques.

Le rapporteur spécial de l’ONU, François Crépeau a annoncé que le drame de Lampedusa était la conséquence d’une politique de "criminalisation de l’immigration clandestine". Quelles sont actuellement les mesures prises par l’Europe contre cette migration et pourquoi sont-elles critiquables ?

Jacques Barou : L'Union européenne a créé l'agence Frontex dotée de moyens de surveillance des frontières et qui dispose de navires pour repérer les embarcations clandestines et les empêcher d'accoster. Cela a diminué le trafic mais ne peut pas empêcher des bateaux de passer au travers et de faire naufrage. L'Europe a eu une meilleure initiative en faisant de l'information dans les pays de départ pour prévenir les migrations à risque. Cela a été efficace dans les pays d'Afrique de l'ouest qui n'étaient pas dans une situation trop insécuritaire et où les gens partaient dans l'espoir de trouver de l'emploi. Beaucoup ont pu prendre conscience du danger qu'ils allaient courir pour des gains peu évidents.

Cris Beauchemin : Depuis 2005 et les premiers "assauts" des enclaves de Ceuta et Melilla, l’Europe (c’est-à-dire l’Union Européenne et les pays qui la constituent) s’est focalisée sur les migrations africaines, et surtout subsahariennes, avec l’idée d’endiguer ce qui est parfois perçu comme une "invasion". C’est une perception fondée sur les images spectaculaires relayées par les médias mais qui ne correspond pas aux réalités statistiques. En France par exemple, les Subsahariens représentent une minorité : ils ne sont environ que 10%  des immigrés présents sur le territoire. Quoi qu’il en soit, l’Union européenne a entrepris de renforcer le contrôle de ses frontières à travers l’agence Frontex. Et il est vrai que c’est une politique qui mériterait d’être évaluée sérieusement parce que son efficacité est douteuse (les tentatives de migrations perdurent) et parce qu’elle comporte de nombreux effets pervers. Le durcissement des conditions d’entrée a, par exemple, pour effet de réduire les migrations de retour alors même que les pays européens souhaiteraient les encourager.

Le système Eurosur, dont le démarrage est prévu en décembre, et qui permettrait une meilleure identification et un sauvetage des embarcations, pourrait-il mettre un terme aux résultats mortels de l’immigration clandestine (l’Office international des migrations enregistre 25.000 décès de migrants en Europe en l’espace de 20 ans) ?

Jacques Barou :Le système ne pourra avoir qu'une efficacité limitée. il y a des migrants qui meurent ailleurs qu'en mer. Les voies terrestres ne sont pas non plus très sûres et il est difficile d'y faire du sauvetage. Près de 5000 personnes seraient mortes en traversant le Sahara ces vingt dernières années. C'est un espace où on peut disparaître sans pouvoir appeler au secours.

Cris Beauchemin : On peut espérer réduire la mortalité. Cela dit, si le dispositif conduit à raccompagner les migrants sauvés dans le pays d’où ils viennent, je doute que cela fonctionne : les passeurs et les migrants chercheront de nouvelles routes pour ne pas se faire repérer et les risques resteront entiers.

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