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Morale laïque : Vincent Peillon ne cherche-t-il pas à nier sournoisement le rôle positif des traditions religieuses ?
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Bonnes feuilles

La proposition du ministre de l’Education Vincent Peillon de remettre en avant la morale laïque à l'école n’est-elle pas une manière sournoise de nier ou d’évacuer le rôle positif des traditions religieuses ou spirituelles dans la vie sociale ? Extrait de "Sur la morale de Monsieur Peillon" (1/2).

Thibaud Collin

Thibaud Collin

Thibaud Collin enseigne la philosophie en classes préparatoires au collègue Stanislas à Paris. Il a consacré plusieurs ouvrages à des questions de philosophie morale et politique, dont un livre d’entretiens avec Nicolas Sarkozy La République, les religions, l’espérance (Cerf) et récemment Les lendemains du mariage gay (Salvator).

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Pour discuter et évaluer les propositions de Vincent Peillon, il convient dans un premier temps d’en restituer les tenants et les aboutissants tels que le Ministre les a lui-même énoncés ; puis d’analyser les principales critiques qu’on peut lui adresser a‚fin de véri‚fier la cohérence interne de ce projet et d’en saisir les enjeux.

La morale entre le droit et la religion

Dans un entretien au Journal du dimanche (JDD) paru le 1er septembre 2012, Vincent Peillon annonce l’instauration d’un cours de morale laïque, du Cours Préparatoire à la classe de Terminale. Il présente une telle mesure comme étant un axe essentiel de la « refondation de l’école » qu’il appelle de ses vœux. En en effet, ce cours doit participer au « redressement intellectuel et moral » de notre pays touché par une crise profonde qui ne se réduit pas à sa seule dimension économique. Le Ministre utilise même une métaphore guerrière, celle de « réarmement moral ».

Qu’entend-il par morale laïque ? Réponse : « c’est comprendre ce qui est juste, distinguer le bien du mal, c’est aussi des devoirs autant que des droits, des vertus, et surtout des valeurs ». Cette énumération restant assez informe, elle exige une dé‚finition, une articulation et peut-être même une hiérarchisation des termes employés. Dès lors Vincent Peillon continue : « je souhaite pour l’école française un enseignement qui inculquerait aux élèves des notions de morale universelle, fondées sur les idées d’humanité et de raison. La République porte une exigence de raison et de justice. La capacité de raisonner, de critiquer, de douter, tout cela doit s’apprendre à l’école ». On peut repérer ici une première tension entre d’une part inculquer et d’autre part douter et critiquer. En en effet, pour inculquer des notions, il faut les croire justes et se sentir dépositaire d’une autorité légitimant une telle transmission. Or le doute et la critique ne semblent pas disposer à la réceptivité qu’exige une autorité légitime. Peillon établit certes un lien entre inculquer et douter par le biais de la raison organe de la remise en cause des opinions et des préjugés ; mais il reste à déterminer de quels préjugés parle-t-on : sont-ce ceux des élèves… ou bien désignent-ils les propos des enseignants aux yeux des mêmes élèves ? Auquel cas, l’enseignement de la morale risque fort d’être une activité contradictoire, comme celle de scier la branche sur laquelle on est assis !

Quelles sont les valeurs communes que les cours de morale laïque auront à transmettre ? Peillon en nomme quatre : connaissance, dévouement, solidarité et égalité des ‚filles et des garçons. Il les oppose à d’autres valeurs : argent, concurrence et égoïsme. On peut en conclure que pour Peillon, il convient de diviser les valeurs en bonnes et en mauvaises. Peut-on justi‚fier cette division des valeurs ? Dans la réflexion philosophique contemporaine, la valeur est en en effet l’objet d’un âpre débat quant à son statut et à son origine. Notamment depuis Nietzsche et Weber, la valeur apparaît comme l’expression d’un choix ou d’un élan vital inhérent à tel individu ou à tel groupe. Dans les deux cas, la valeur n’est pas déterminée par la raison et ne peut donc être justi‚fée aux yeux de ceux qui la refusent. On peut certes considérer qu’il y a de bonnes et de mauvaises valeurs mais ceci n’est justement qu’un jugement de valeur ultimement injustifiable car reposant sur le choix d’une valeur suprême. Ainsi je peux faire le choix de l’authenticité comme valeur centrale pour conduire ma vie affective et identi‚fier de ce point de vue la valeur de de fidélité comme hypocrite et à ce titre à proscrire.

Vincent Peillon, philosophe de métier, est évidemment au fait de cette difficulté et la contourne en se situant dans une perspective politique, celle de la vie commune. D’où le soin qu’il met à parler de valeurs qui rendent possible la vie sociale. Les bonnes valeurs, celles que la République doit transmettre aux élèves, sont donc les valeurs qui rendent possible la République. D’où sa thèse : « Une société et une école qui n’enseignent pas ces valeurs s’effondrent ». Il y a là un cercle, assumé comme tel, qui permet d’occulter le dilemme de la fondation des valeurs. Mais ainsi les bonnes valeurs apparaissent comme des principes premiers indiscutables alors même que l’exercice de la raison exige la mise en doute et la critique. Ces bonnes valeurs pourraient-elles alors être comparées à des dogmes ?

Cette question a d’autant moins de charge polémique que Peillon affirme juste après que « l’école exerce un pouvoir spirituel dans la société ». Notre Ministre assume là une thèse essentielle de la tradition républicaine dont il est, notons-le, un ‚ fin connaisseur. D’ailleurs dans un autre entretien, plus technique, Peillon développe cette affirmation : « Edgar Quinet, Ferdinand Buisson, mais aussi Jean Jaurès ont montré que les révolutions avaient échoué en France parce qu’elles avaient raté leur objet ou l’avaient conçu de façon étroite. La Révolution ne doit pas être seulement une révolution dans les intérêts, mais changer les mœurs et les convictions, être une révolution des consciences. L’enjeu n’est pas seulement le pouvoir matériel mais aussi le pouvoir spirituel. À s’en désintéresser, on en laisse le monopole à l’Église, du côté de l’obscurantisme, de la conservation, voire de la réaction. »1 Mais si l’école est vue comme un pouvoir spirituel, qu’en est-il de la liberté de conscience notamment de la liberté religieuse ? Peillon prend bien garde de ne pas remettre en cause cette liberté ; d’où son souci d’établir une distinction de niveaux entre morale et religion a‚ n qu’elles n’entrent pas en conflit. « Je pense, dit-il au JDD, comme Jules Ferry, qu’il y a une morale commune, qu’elle s’impose à la diversité des confessions religieuses, qu’elle ne doit blesser aucune conscience, aucun engagement privé, ni d’ordre religieux, ni d’ordre politique ». Comment quelque chose peut-il s’imposer sans à aucun moment blesser celui à qui il s’impose ? Dans l’esprit de Peillon, il est donc probable que cette morale soit vue comme une matrice au sein de laquelle la liberté de croire ou de penser peut se déployer sans dès lors remettre en cause son fondement. Mais alors pourquoi parler de pouvoir spirituel ?

Une telle expression n’est-elle pas héritière de la rivalité mimétique de la République naissante envers l’Église catholique ? Avant la Révolution, l’Église exerçait effectivement un pouvoir spirituel se distinguant du pouvoir temporel exercé par le roi. Le pouvoir spirituel était mesure du pouvoir temporel puisque la ‚ finalité ultime de la vie humaine, le salut des âmes, s’imposait au pouvoir temporel qui, au moins en théorie, ne pouvait prescrire des moyens contraires à cette ‚ n sans perdre sa légitimité. Mais puisque le souverain n’est plus aujourd’hui le roi mais le peuple, de quel autre pouvoir ce pouvoir spirituel se distingue-t-il dans l’esprit de Peillon ? L’École n’est-elle pas une institution républicaine et à ce titre une émanation du pouvoir temporel ? À moins que la République n’exerce conjointement les deux pouvoirs ; il faudrait alors noter que les termes ont changé de sens. Le pouvoir temporel signi‚erait l’ordre juridique usant de la coercition engendrée par le non-respect de la loi (les forces de l’ordre) et le pouvoir spirituel désignerait la morale obligeant les consciences (le professeur de morale) et la science libérant les esprits de l’erreur1. C’est donc bien l’État républicain qui est, différemment, garant et du droit et de la morale. Là encore, les deux pouvoirs sont complémentaires mais à hiérarchiser. En e" et, la régulation par le droit reste extérieure aux citoyens (« la peur du gendarme ») ; mais le droit est là pour seconder l’ordre de la moralité insuffisamment consistant pour ordonner la vie commune. Ainsi, plus la morale commune se délite, plus l’ordre coercitif doit pallier son manque de prégnance dans l’agir des citoyens. D’où les notions de redressement ou de réarmement moral manifestant que l’école est une institution essentielle au maintien de l’ordre républicain. Pourrait-on dire que la morale scolaire a du coup pour Peillon la même fonction que la religion pour une certaine bourgeoisie voltairienne du Œ6Œe, maintenir la paix sociale en s’assurant de la docilité du peuple encadré par un clergé « idiot utile », fonction que Marx quali‚fiera d’opium du peuple ? La grande différence est que Peillon ne l’affirme pas de manière cynique et instrumentale et qu’il est, à ce titre, un ‚ fidèle disciple des fondateurs républicains qui ont voulu « l’instruction morale et civique » pour combattre le cléricalisme et pas seulement pour civiliser le prolétariat communard.

Aujourd’hui donc « la refondation républicaine doit se faire autour de l’École, du pouvoir spirituel que celle-ci incarne. La nécessaire neutralité confessionnelle n’est pas la neutralité morale. Il y a là une grave confusion qui désarme notre société face à un trop grand nombre de revendications particulières. » La morale en se distinguant du droit se rapproche du champ de la religion puisque les deux s’adressent à l’intériorité du sujet pensant et agissant. Après avoir distingué la morale du droit par leur manière d’exercer une influence sur les comportements il s’agit de distinguer la morale de la religion par l’étendue de leur « assiette » sociale. L’une est universelle (la morale), l’autre particulière et multiple (la religion). En effet, il existe des religions mais il n’y a ou plutôt il ne doit avoir qu’une morale. Son exigence d’universalité se déduit de sa fonction de promotion des valeurs permettant la vie commune. Ainsi plus la société est traversée par des revendications particulières, plus le besoin de morale se fait sentir. Comment alors continuer à soutenir que la morale ne doit en rien blesser la liberté de conscience si on prétend lutter contre des revendications identitaires et communautaristes mettant en danger le pacte républicain ? Ces revendications ont bien pour siège la conscience de ceux qui les expriment ! Notons cependant que Peillon oppose explicitement son projet à tout « ordre moral », autre ennemi traditionnel de la « République des républicains ». Voici ce qu’il dit dans le même entretien au JDD : « le but de la morale laïque est de permettre à chaque élève de s’émanciper, car le point de départ de la laïcité, c’est le respect absolu de la liberté de conscience. Pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix. »

Pour Peillon liberté de conscience est donc un vocable positif qui rime avec émancipation des préjugés ou encore arrachement à tous les déterminismes. Certes, mais pour émanciper il faut exercer un certain pouvoir, fût-il spirituel, sur une conscience a‚fin qu’elle retire son adhésion à ce qui la maintenait captive et s’oriente vers un autre contenu. On le voit clairement dans les propos cités ; l’élève est d’abord désigner comme sujet de son émancipation puis ensuite comme objet d’un arrachement que l’école doit effectuer à son encontre. Peillon a beau réintroduire le mot choix comme but de l’arrachement, on aboutit idéalement à un sujet « hors sol », dévitalisé de toute influence hormis celle de l’école vecteur d’une telle morale de l’émancipation. Mais comment l’école accéderait-elle à une telle hauteur lui permettant de juger en surplomb les valeurs de la société ? Par ailleurs, si on enlève de ladite société les familles, les ethnies, les conditionnements sociaux et intellectuels, que reste-t-il ? Il est clair que le discours du Ministre implique la possibilité que la morale laïque s’oppose à telle conviction personnelle et par là bafoue la liberté de conscience de l’élève. Tout cela souligne la difficulté à saisir le sens de ces propos en raison de leur grande abstraction formelle. Cette difficulté n’est pas propre à Peillon ; je l’ai déjà dit, il n’est que l’héritier d’une tradition républicaine qui recelait au cœur de son action une non moins grande ambiguïté… mais les temps étaient autres1. Il n’est pas sûr que, vu l’état social, intellectuel et moral de notre société, cette ambiguïté soit encore viable aujourd’hui. Mais nous n’en avons pas ‚ ni avec cette présentation du projet Peillon. En quoi ce cours mérite-t-il le nom de morale ? Peillon tient à cette dénomination et pour une raison évidente, c’est qu’il existe déjà des cours d’instruction civique. Dès lors qu’est-ce que la dénomination de morale laïque prétend-elle ajouter ? En quoi se différencie-t-elle de l’instruction civique ?

Extrait de "Sur la morale de Monsieur Peillon", Thibaud Collin, (Editions Salvator), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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