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Halte au crime sans châtiment : de la nécessité de punir pour vivre en sureté
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Bonnes feuilles

Plus on veut vivre librement et en sûreté dans une société ouverte au pluralisme des genres de vie, plus il faut sanctionner toute transgression violente des règles de juste conduite minimales qui la rendent possible. Extrait de "En finir avec l'angélisme pénal" (2/2).

Alain Laurent

Alain Laurent

Alain Laurent est philosophe, essayiste et directeur des collections « Bibliothèque classique de la liberté » et « Penseurs de la liberté » aux Belles Lettres.

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De même que la caractérisation en mode transfiguré du transgresseur violent justifie les indulgences accommodantes des réponses pénales chères à l’angélisme, le réalisme de la représentation révisée que je viens de lui substituer va servir de support à une conception plus sévère, rétributive et « punitive » de la peine, ajustée au degré de gravité morale et civile des violations du droit des gens. Ainsi serait-il mis "fin à l’impunité de fait accordée ou concédée à toutes sortes d’infractions sous prétexte que les délinquants ont des excuses, que leurs comportements ont des raisons sociales compréhensibles" (Yves Michaud, Changements dans la violence).

Depuis longtemps sinon toujours, on s’est interrogé sur la légitimité et les raisons du recours à des peines réellement punitives : "Pourquoi punir ?", "De quel droit punir ?" ou "Faut-il punir ?" (on connaît la réponse véhémentement négative de l’angélisme). Qu’on puisse assister actuellement à la recrudescence des scrupules abyssaux au sujet du droit de punir, voire à sa mise en cause pure et simple est désolant. Bien sûr, c’est un droit, et même l’un des plus fondamentaux, un droit naturel apparié au droit de légitime défense ainsi que le « sage Locke » l’expose au tout début de son célébrissime et si libéralement influent Second traité du gouvernement civil (1690). Dans le supposé état de nature, dit-il, ce qui est permis de faire à celui qui a "envahi les droits d’autrui", "c’est de lui infliger les peines que la raison tranquille et la pure conscience dictent et ordonnent naturellement, peines proportionnées à sa faute, et qui ne tendent qu’à réparer le dommage qui a été causé, et qu’à empêcher qu’il n’en arrive un semblable à l’avenir. En effet, ce sont les deux seules raisons qui peuvent rendre légitime le mal fait à un autre, et que nous appelons punition" (chap. II, § 8). On ne voit d’ailleurs pas pourquoi ce qui va de soi pour les nations, à savoir se défendre et riposter quand elles sont l’objet d’une agression, ne le serait pas au niveau des individus qui les composent. La seule et notable différence, c’est que dans une société civile et civilisée, l’exécution de ce droit de légitime défense est, sauf dans l’urgence d’une réponse si possible proportionnée à une menace immédiate, démocratiquement dévolu à une autorité judiciaire – comme le même Locke a été le premier à l’indiquer : "De ces deux droits, dont l’un de punir le crime pour le réprimer et pour empêcher qu’on continue à le commettre, ce qui est le droit de chaque personne ; l’autre, d’exiger la réparation du mal souffert : le premier a passé et a été conféré au magistrat, qui, en qualité de magistrat, a entre les mains le droit commun de punir […]" (chap. II, § 11 ; dans sa Lettre sur la tolérance parue quatre ans auparavant, il avait déjà indiqué qu’il revenait au magistrat de "punir ceux qui violent le droit des autres "). Au demeurant, une simple démonstration par l’absurde suffit à valider ce droit de punir. Si par extraordinaire ce droit n’existait et n’était pas légitimé, s’il fallait en cas d’agression ne pas légalement réprimer celle-ci et la laisser sans suite appropriée, ce serait nécessairement cautionner l’injustice de la loi du plus fort, fomenter l’impunité et implicitement admettre que tout est permis, que tout se vaut (agresseur et agressé mis à égalité) et sombrer à la fois dans le plus pur relativisme moral et le règne de la loi de la jungle. C’en serait même fini de l’idée de criminalité puisque "si on ne punit pas le crime, il cesse d’en être un ; la peine constitue le crime en tant que tel" (Maurice Cusson, Pourquoi punir ?).

En réalité, punir les transgressions violentes est bien davantage qu’un droit : c’est une nécessité morale et civile, et donc un devoir – que le pouvoir politique et l’autorité judiciaire sont en charge de traduire en acte. Un devoir qui procède de la raison et de la ferme volonté que justice soit faite, et non pas d’un prétendu « désir » (cf. Thierry Lévy, Le Désir de punir, 1979) compte tenu de ce que le choix de ce terme tend à faire accroire : dans le punir s’assouvirait forcément une envie jubilatoire et primitive de violence vengeresse dont la victime émissaire serait le criminel. Mais un devoir impliquant qu’on ose ne pas excessivement ménager ce dernier. La volonté de rendre justice n’est-elle pas classiquement aussi bien symbolisée par le glaive qui sévit que par la balance qui assure que cela est fait de manière équitable et raisonnée ? De fait, plutôt que « Pourquoi punir ? », le véritable enjeu est de déterminer pour quoi, en vue de quoi le faire : quels sont la finalité, la raison d’être, le sens d’une peine qui punit effectivement. Selon Humboldt, punir montre à qui "viole le droit d’autrui" ce que sont "les conséquences qui, par la nature des choses, doivent nécessairement découler de sa conduite" et qu’"il n’est pas possible d’usurper le droit d’autrui sans subir une lésion proportionnée de son propre droit" (op. cit., chap. XIII). En d’autres termes et dans son essence, la peine doit logiquement et moralement viser à stigmatiser l’injustice commise par l’auteur d’une « transgression » (c’est le terme utilisé par Humboldt) de la loi en le rétribuant par la privation d’une partie de ses droits – et à ce sujet, je rappelle que Locke soutenait qu’en se plaçant volontairement hors des normes de l’humanité commune, le criminel perd justement ses droits d’homme. Sa portée est d’ordre général, allant au-delà du sort personnel du coupable. Car elle entend signifier (au sens aussi où l’on signifie une décision à quelqu’un) urbi et orbi qu’il est mal et intolérable de transgresser les règles de juste conduite servant la loi morale minimale, et qu’en conséquence leur violation entraîne nécessairement une souffrance pour qui en prend l’initiative : seule manière empirique de connoter le mal commis d’un signe négatif fort universellement compréhensible. La peine doit faire mal.

Dans cette perspective, une peine authentique est basiquement de nature et à finalité normatives. Il ne s’agit évidemment pas de se faire sadiquement plaisir dans un « punir pour punir », mais d’abord de symboliquement réaffirmer la valeur primordiale du juste et de l’autorité d’une loi morale minimale qui fonde le véritable lien social entre citoyens voulant pacifiquement coexister et coopérer dans la réciprocité et la confiance. S’il est juste que chacun puisse librement et paisiblement vivre, il est non moins par conséquent juste de sanctionner tout acte allant là contre. Punir dans cet esprit doit de ce fait renforcer l’intériorisation de cette norme de non-violence et de la règle14 qui en découle dans les consciences incertaines de leurs repères, en confirmer le statut de pierre de touche non négociable de ce que l’on est en droit de faire ou qu’on ne peut pas faire dans nos rapports avec les autres. Non par prudence ou peur d’être puni, mais tout simplement parce qu’il ne peut d’aucune façon en aller autrement entre individus se respectant mutuellement, de sorte que soit si possible préventivement inhibée toute tentation d’y contrevenir. Sous condition, donc, d’être modulée selon la gravité de l’acte commis et de ne pas elle-même molester l’individu qui la subit, une peine méritant ce nom doit être… pénible. Une peine qui ne l’est pas n’en est pas vraiment une, sauf à jouer sur les mots comme le fait l’angélisme. Pour être juste, il lui faut nécessairement être sévère (de « Sévère, mais juste » comme le veut l’adage, à « Juste, donc sévère »…), la certitude de la sévérité de la peine compte plus que la certitude d’une peine qui ne le serait pas et s’édulcorerait dans une indulgente « réponse » dépourvue de tout impact moral. Tocqueville le soulignait expressément dans l’introduction de son ouvrage sur le système pénitentiaire américain (op. cit.) : "L’intérêt social exige que les méchants soient punis avec sévérité. Il faut seulement que ces rigueurs ne soient pas inutilement prodiguées ; qu’elles soient équitablement mesurées par l’étendue des atteintes portées à la société."  Un peu auparavant, Humboldt ne pensait pas autrement : "Aussi les principes les plus élémentaires du droit commandent-ils à tout homme de souffrir que son châtiment pénètre autant dans le domaine de son droit que son crime a fait infraction dans celui d’autrui. […] Les peines doivent être des maux qui effrayent l’infracteur" – précisant d’ailleurs qu’elles ne pouvaient pour autant être « physiquement terribles » (chap. XIII).

La peine juste doit donc faire moralement mal, être suffisamment rigoureuse pour remplir son rôle de « marqueur » du mal commis, sous réserve de ne pas contrevenir aux normes non-violentes d’une société pleinement civilisée. Que cette sévérité ne convienne éventuellement pas à celui qui a été condamné dans le strict respect du droit commun importe peu. Même s’il est idéalement souhaitable, le consentement de qui a sciemment bafoué les droits d’autrui n’a rien d’indispensable. Si le condamné se plaint de cette sévérité ou en éprouve du ressentiment, cela prouve qu’il ne regrette rien, qu’il refuse intimement d’admettre la gravité de ce qu’il a commis et lui est reproché – et ne plaide guère en faveur de sa possible réinsertion. Par ailleurs, puisque seul le caractère douloureux d’une peine punitive peut rendre sensible à ce qu’il y a d’absolument intolérable et donc de répréhensible dans toute atteinte à l’intégrité physique ou morale d’autrui, proposer de réduire le pénal au civil est proprement inacceptable et insulte les victimes. Cette perspective parfois envisagée dans la mouvance angéliste est parfaitement immorale puisqu’elle équivaut à gommer la nature transgressive du crime ou du délit pour en faire un trivial objet de transaction financière. Il y a du définitivement irréparable que rien de matériel ne peut renvoyer à la rubrique « pour solde de tout compte ». Il faut d’autre part souligner que contrairement à ce que prétendent les sophismes de l’angélisme extrémiste, un punir rigoureux n’est en aucune façon une nouvelle violence à mettre sur le même plan que celle de la commission des crimes et des délits, qui serait peut-être même plus odieuse encore puisque froidement assumée en vengeance sociale déguisée. Priver un condamné de sa liberté d’agir et d’une partie de ses droits est tout de même d’une nature radicalement différente de celle des agissements prédateurs, sadiques ou meurtriers volontaires. La violence n’existe que du côté de la partie qui commence, qui prend l’initiative de rompre l’équilibre des relations pacifiques entre individus en usant de la ruse, de la fraude ou de la force physique brutale pour agresser des personnes qui ne leur ont rien fait et dont le seul tort est de constituer des proies faciles. Dans le mot « violence », il y a d’abord « viol » : l’initiation d’une transgression. Le recours à la contrainte de corps pour la sanctionner et y mettre fin par l’incarcération n’est pas une violence, mais un acte légitime, la conséquence du rétablissement du droit et de la rétribution logique de la transgression – dont la cause se situe uniquement dans l’agression initiale.

Mais puisqu’en la juste peine doit s’incarner une symbolique morale forte sanctionnant l’arbitraire d’agissements passés violant le droit commun et les droits des victimes, comment dès lors maintenir cette singularité de la législation pénale française qu’est dans beaucoup de cas la prescription – soit l’extinction de l’action publique et des poursuites judiciaires à l’encontre de l’auteur d’un crime ou d’un délit au-delà d’un certain laps de temps au motif qu’elles provoqueraient dès lors plus de « trouble » ? Sans m’attarder sur les distinctions à faire entre les délais valant pour l’exécution d’une peine (vingt ans) ou la recevabilité de l’ouverture d’une procédure (dix ans), je voudrais essentiellement mettre ce principe de droit en question sur le plan normatif : l’habileté à se dissimuler, la « chance » ou l’inefficacité des recherches policières suffiraient-elles donc à justifier qu’une fois écoulé ce délai quitus soit accordé au criminel, qu’un crime n’en soit plus un et qu’il ne soit jamais rien arrivé de fâcheux aux victimes ? Et qu’à condition de savoir ne pas se faire prendre avant une date limite parfaitement arbitraire, tout soit rétrospectivement permis ? À la nécessité d’abandonner ce dogme attestant qu’en France le droit pénal met depuis longtemps tout en oeuvre pour protéger les transgresseurs des foudres d’une vraie justice devrait s’adjoindre celle de renoncer au non-cumul des peines, qui obéit au même souci et s’enracine également dans les strates les plus anciennes de l’angélisme agissant. On sait que si un prévenu est jugé pour de multiples infractions, cette disposition fait que seule compte la plus importante des peines encourues, ce qui équivaut de fait à un non-lieu pour les autres délits, voués à la non-existence. Deux ou trois transgressions, voire davantage, pour le prix d’une, voici qui est peu cher payé mais satisfait assurément les délicates consciences de l’angélisme tellement attentives à ne pas trop punir et accabler leurs protégés. Je rappellerai pour mémoire que dans nombre de pays et pas seulement les États-Unis, les peines prononcées pour des agissements différents se cumulent, éventuellement jusqu’à l’absurde puisqu’on peut y être au total condamné à deux siècles d’emprisonnement. Sans doute l’abrogation de cette disposition aboutirait-elle parfois à des incarcérations à perpétuité : et alors ? N’est-ce pas préférable à l’impunité de fait accordée aux infractions couvertes par celle qui est la plus grave et seule à être pénalement sanctionnée ?

Enfin, il ne semble guère justifié qu’une fois jugé coupable, l’auteur d’un crime ou d’un délit puisse demeurer un citoyen à part entière, conservant son droit de vote et pouvant donc prendre part au débat politique au même titre que ceux qui ont respecté la loi et les droits des autres et qu’il a rejetés dans la catégorie des sous-hommes en les agressant. Par ses actes le transgresseur violent s’est moralement exclu de la communauté citoyenne et doit en conséquence en être légalement banni. En ce domaine encore, sévérité et souci du juste se conjuguent donc pour qu’au minimum durant l’effectuation de la peine prononcée et au-delà, voire de manière définitive, dans le cas par exemple de crimes de sang, la déchéance des droits civiques soit la règle. Au Royaume-Uni, berceau historique de l’Habeas Corpus qui n’a de leçons à recevoir de personne en matière d’état de droit et de respect des libertés individuelles et civiles, un détenu perd ipso facto son droit de vote. L’actuelle résistance opiniâtre et unanime du Parlement britannique (travaillistes et conservateurs unis dans le même combat) aux mises en demeure angélistes de la Cour européenne des droits de l’homme pour faire abolir cette disposition démontre que l’on n’a pas partout perdu le sens commun et le courage moral de s’opposer à la complaisance envers les délinquants et les criminels.

A contrario de tout ce qui précède, il est une circonstance où l’on ne saurait reprocher à la justice française de manifester une insuffisante sévérité : les affaires de « légitime défense », théoriquement causes d’« irresponsabilité pénale » et régies par l’article 122-5 du Code pénal. Dans la pratique, il lui arrive en effet de l’interpréter avec la dernière rigueur, surtout s’il paraît possible d’incriminer un « usage disproportionné » de la force en réplique à une agression (ce qui peut survenir, bien entendu). S’ils ripostent en tirant sur un agresseur qui met leur vie en jeu et en le tuant, le bijoutier braqué, le policier cerné par une bande de voyous violents, la victime d’un nième cambriolage surprise chez elle pendant son sommeil, sont immédiatement harcelés et tourmentés, mis en détention provisoire puis, ce n’est pas rare, mis en examen et poursuivis pour homicide volontaire comme s’ils étaient des tueurs en série. Leur agresseur était-il si menaçant que cela, n’était-il pas déjà en fuite ? Et que n’ont-ils préféré s’esquiver, appeler à l’aide ou tout simplement se laisser faire – ne sont-ils pas assurés ? Rien ne sert d’invoquer l’effroi, la panique, provoqués par l’effet de surprise et la conscience qu’on risque fort d’y laisser sa peau : le pratiquant de la légitime défense a toute (mal)chance d’être considéré comme pire que son agresseur. C’est tout juste si on ne lui fera pas grief de témoigner d’un insupportable manque de solidarité et d’empathie avec ce « malheureux ». De quoi renforcer le soupçon d’une préférence judiciaire délibérée envers les initiateurs de transgressions violentes – doublée d’une animosité foncière envers les victimes qui refusent activement d’être des victimes.

Extrait de "En finir avec l'angélisme pénal", Alain Laurent (Editions Les Belles Lettres), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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