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La question des Roms fait polémique en France
La question des Roms fait polémique en France
©Reuters

Libre circulation... ou pas

Les polémiques autour de la question Rom brisent avec une vitesse fulgurante les tabous que l’idéologie eurocrate avait dissimulés.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Il fallait bien que, tôt ou tard, cette polémique éclatât sous la gauche. Car, si les expulsions massives de Roms ont commencé en France en 2010 (sans cesser depuis…), des signaux faibles – mais efficaces – prouvaient jour après jour, et prouvent encore, que le gouvernement ne contrôle rien sur ce sujet.

Premier signal faible : je me souviens d’avoir visité en début d’année la petite ville de Riom, au nord de Clermont-Ferrand. Cette ville sans histoire (chef-lieu d’arrondissement tout de même) est ceinturée par plusieurs camps, dont au moins un est un bidonville repoussant, à la lisière de l’autoroute. Pour que nos villes ancestrales et proprettes soient le réceptacle d’espaces aussi régressifs (des terrains couverts de boues, où se mêlent ferrailles, caravanes défoncées et enfants en haillons), il faut bien que nous ayons franchi un cap dans un quelque chose (chacun a son idée sur quoi) qui n’est plus ni acceptable ni gérable.

Deuxième signal faible : la place de la République à Paris. Chaque soir, elle accueille des familles Roms qui dorment à même le sol, avec leurs bébés, leurs enfants en bas âge, qui s’abritent comme elles le peuvent du froid et de la pluie. C’est une pitié d’accrocher le regard de ces mamans aux abois, qui prennent dans leurs bras, protègent comme elles le peuvent, ces enfants parfois à peine nés et déjà broyés par les vicissitudes.

J’aborde délibérément la question Rom sous l’angle humain et sensible, car je constate avec effroi qu’une fois de plus notre élite dirigeante aime bien évoquer les questions sans dire aux Français la complexité des problèmes en apparence stratosphériques dont ils débattent sous l’oeil complaisant des caméras officielles.

D’un côté, une frange des décideurs parle d’une minorité qui ne peut être intégrée. D’un autre côté, une autre frange parle d’une minorité à protéger. Je suis pour ma part convaincu que la question Rom, c’est d’abord la confrontation de deux souffrances immédiates : celle d’un nombre grandissant de Français qui se serrent la ceinture et supportent mal la présence d’une minorité soupçonnée et parfois convaincue de franchir les limites de la légalité, et celle d’une minorité venue de nulle part et en route pour on ne sait où, dont personne ne veut, et qui paraît l’actrice idéale pour jouer le rôle du bouc-émissaire en temps de crise.

Que la confrontation de ces souffrances donne lieu à une prise de position partisane de nos décideurs (les uns étant pour l’expulsion des Roms, les autres contre), sans qu’aucune solution conciliable avec les idéaux humanistes affichés par l’Europe n’émerge, en dit long, au passage, sur le naufrage politique auquel nous assistons en France. Car, répétons-le, nos élus ne sont pas grassement payés pour suivre l’opinion ou mettre en scène leurs convictions sur tel ou tel sujet, mais pour régler les problèmes des Français quand ils sont de leur ressort. Et nous sommes bien loin de la recherche de solutions, aujourd’hui.

Là encore, j’entends bien la colère de beaucoup de Français qui attribuent la recrudescence des cambriolages dans leur village, dans leur quartier, à l’arrivée d’un camp Rom.

En même temps, je suis profondément convaincu que très peu de ces Français en colère ne choisiraient d’expulser ces familles s’ils avaient à signer personnellement la décision d’expulsion. Car nous les Français, nous nous reconnaissons depuis plus de vingt siècles au sentiment que nous partageons entre nous de l’universalité de l’Homme. Et de façon dominante dans l’Histoire, même aux pires heures, nous avons toujours refusé d’infliger à l’autre ce que nous ne voulions pas qu’il nous infligeât.

Une mère de famille française ne décidera pas de jeter sur les routes une mère de famille Rom, même si elle peste contre les nuisances de cette minorité misérable dans son voisinage.

Ce sens de l’universalité fait la dignité et la grandeur du peuple français. Même si cette grandeur n’est pas facile à porter chaque jour et paraît, pour beaucoup de nos dirigeants, un poids si écrasant qu’ils préfèrent nous seriner à longueur de journées que la France n’est plus un grand pays et qu’elle doit donc se résigner à faire de tout petits choix.

Manuel Valls, les Roms, et l’antisémitisme

Ce choix difficile de la dignité est pourtant le seul qui préserve l’identité française de notre pays, le seul qui soit conforme à notre Histoire si exceptionnelle. Je le glisse à Manuel Valls, qui est aussi le ministre des Cultes, et qui devrait réfléchir à l’issue finale de la pente glissante sur laquelle il s’est engagé.

Je prends au hasard le catalogue de l’exposition « Projets de l’Union Européenne en faveur de la communauté Rom », organisée en 2010. Pages 24 et 25, j’y lis la description du projet piloté par l’Allemagne, en partenariat… avec l’Autriche et la Pologne, et intitulé : « les autres Européens ».

Source: Commission Européenne

Source: Commission Européenne

Voici quelques citations de la présentation de ce projet :

"Le projet « Les autres Européens (The Other Europeans) » était un projet culturel d’une durée de deux ans qui a étudié les liens d’hier et d’aujourd’hui entre la culture juive ashkénaze (yiddish) et la culture rom par le biais de la musique. (…)

Depuis plusieurs siècles, les peuples juif et rom jouent un rôle économique, politique et culturel important, mais ambivalent, au sein des sociétés européennes. Soumis aux cultures dominantes au sein desquelles ils vivent – et acceptés à titre provisoire seulement par celles-ci –, ces deux peuples ont développé des identités culturelles complexes. Tout en conservant leurs propres traditions, ils ont aussi dû s’adapter constamment à celles de leurs voisins et interagir avec eux. (…)

Bien que les cultures juive et rom se recoupent, il existe des différences profondes entre elles. Toutes deux sont ancrées dans leur propre histoire et leur propre tradition, ainsi que dans le contexte politique, économique, historique et culturel des différentes sociétés avec lesquelles elles ont interagi.

L’un des principaux sujets de recherche de ce projet consistait à étudier les similitudes fascinantes entre les rôles joués par les musiciens professionnels dans ces deux cultures, en particulier dans les endroits où ils vivaient côte à côte. (…)

Aujourd’hui, le caractère transculturel de la musique yiddish et de la musique rom est souvent romancé et nourrit nombre d’opus de « world music ». Une vague de musique rom et pseudo-rom s’adressant à un large public et une vague parallèle de nouvelle musique juive inspirée de la tradition post-klezmer ont remis ces styles musicaux au goût du jour. (…) "

J’ai souligné les termes de présentation qui me paraissent relever d’un champ sémantique compatible avec le discours des années 1930 sur les Roms et les Juifs.

Je ne dis pas que l’intention des Allemands, des Autrichiens et des Polonais qui ont monté ce projet était malicieuse. Mais si j’en résume de façon orientée ce qu’on y lit, je retrouve une idée simple: Juifs et Roms appartiennent à deux peuples non-européens qui vivent en Europe (les « autres européens »), et qui y entretiennent des relations ambivalentes avec les peuples européens proprement dits. La musique de ces autres européens prête d’ailleurs à une culture transnationale.

Quand on commence comme ça, on ne sait jamais où ça finit. Manuel Valls, qui est un chouchou du CRIF, devrait y réfléchir. On remarquera au passage que le CRIF ne paraît guère s’intéresser à la question des Roms, ni aux propos tenus par Manuel Valls sur ce sujet.

L’Europe prise au dépourvu

En réalité, ces glissements sémantiques, déjà constatés dans les pays européens les plus sensibles sur la question de l’antisémitisme (c’est-à-dire l’Allemagne et l’Autriche), me paraissent constituer la meilleure preuve de l’échec d’un projet continental fondé sur une vision purement technocratique. Pour traduire cette phrase alambiquée en français contemporain, disons plutôt que l’Union Européenne, produit technocratique abouti, a profondément échoué à rebâtir l’Europe en faisant abstraction de ses aspérités nationales internes. Et c’est à cet échec que nous assistons à travers la question Rom.

Car que ne nous a-t-on baratiné sur l’Europe du marché unique, seule alternative à une Europe morcelée entre des peuples qui se font la guerre et s’exterminent allègrement dès qu’ils le peuvent. Grâce à l’Europe au moins, nous avons la paix, la concorde universelle, et nous neutralisons les méfaits des nationalismes bellicistes.

Il faudra revenir un jour sur ce discours et sa véracité. Constatons en tout cas que, depuis la chute du Mur de Berlin et la réunification allemande, le nationalisme a le vent en poupe en Europe… Dès le début des années 1990, la guerre dans l’ex-Yougoslavie en fut le signal, fort et indiscutable, qui ne doit pas pour autant masquer les phénomènes collatéraux : montée de l’extrême-droite aux Pays-Bas, en Belgique, en France, au Danemark, raidissement de l’Allemagne, etc.

Tiens ! En parlant de guerre en ex-Yougoslavie… Ne fut-elle pas le premier signal envoyé aux Roms en faveur d’une migration massive vers l’Europe de l’Ouest ? Des chercheurs en balkanologie estiment à environ 120.000 personnes les mouvements de Roms produits par la guerre en ex-Yougoslavie.

Aujourd’hui, on estime, en Europe, à environ 6 millions de personnes la population Rom en Europe, répartie comme suit:

Source: Liégeois

Source : Liégeois

Cette carte, au demeurant approximative puisque le recensement de la population Rom est un exercice très aléatoire, montre bien la difficulté du projet européen : la libre circulation des personnes permet aux populations migrantes d’aller là où le vent chaud les pousse.

On mesure aussi très vite le danger auquel l’Europe est confrontée aujourd’hui : face au risque d’un mouvement massif de « lumpen prolétaires » Roms, la réaction idéologique est immédiate, et puise dans les tréfonds les plus obscurs de notre histoire continentale – dans des tréfonds antérieurs à l’invention du Marché Commun, et dont les promoteurs de ce marché avaient juré qu’ils détenaient la baguette magique pour remettre les pendules de l’histoire à zéro.

Face au risque d’un mouvement massif de population, ce sont en effet les vieux paradigmes raciaux qui reviennent : il y aurait, en Europe, des peuples européens sédentaires, de souche, et des peuples nomades relevant de la catégorie « autres Européens », pour qui le projet européen n’est pas valide. Mais nous, on croyait tout cela terminé par l’effet de la Sainte-Commission et de son bréviaire technocratique !

Pourquoi certains europhiles abhorrent les Roms

On ne dit pas assez, au fond, que si la question Rom prend une telle dimension dans le débat public et dans la définition des politiques publiques, cela tient à la relation obscure qui rapproche structurellement une certaine idée de l’Europe et le symbole que représentent les Roms migrants.

Faisons d’abord un sort à l’idée selon laquelle il existerait en Europe un peuple nomade appelé les Roms. 20% des Roms à peine sont nomades. Le nomadisme de ces Roms s’explique d’abord par l’extrême précarité de ces populations en Roumanie et en Bulgarie, où ils représentent 10% de la population totale environ (ainsi qu’en Serbie et en République Slovaque). Les Roms ne migrent pas parce qu’ils sont Roms, mais parce qu’ils sont pauvres…

Pourtant, ce qui angoisse les europhiles, c’est que ces Roms sont des gêneurs, des empêcheurs de tourner en rond. Avec leur Union Romani Internationale, ils constituent un défi aux platitudes sur lesquelles beaucoup de dirigeants fondent leur conception du projet européen.

Dans le catéchisme élémentaire de l’Europe, il y a en effet, en tout premier lieu, l’idée que l’Europe transcende les peuples et rend les nations caduques. Au fond, le projet communautaire, c’est l’éponge passée sur la tableau noir de notre Histoire. D’un coup, une institution politique raisonnable éclipse l’obscurantisme des nationalités et fond toutes ces horreurs obsolètes dans le creuset technocratique d’un gouvernement d’experts pour des peuples interchangeables.

Les Roms constituent le désagréable grain de sable dans cette belle machine. Avec leurs caravanes en guise de maison, leur langue mal connue et, comme diraient les Allemands, leur « identité culturelle complexe » (puisque, c’est bien connu, les peuples européens sédentaires ont tous une identité culturelle simple), ils forment une catégorie de population dont les formulaires de la Commission Européenne n’ont pas prévu l’existence.

D’où l’idée répandue dans l’Union qu’il faut absolument les sédentariser. Avec le succès que l’on connaît. Mais, selon un non-dit largement répandu dans l’élite européenne, l’Europe est un projet qui repose sur des peuples sédentaires, et, d’une façon ou d’une autre uniformisés autour de modes de vie commun. Qui oblige les Roms à choisir : adopter ce mode de vie ou partir.

Rebâtir un autre projet européen

Peut-être faudrait-il, face aux errements et aux risques auxquels l’Europe s’expose en soulevant la question Rom, qui remet au premier plan des réflexes glissants que l’on croyait avoir exorcisé, proposer un autre projet européen.

On voit mal en effet comment les défenseurs d’espace unique pour les marchandises et les personnes pourront exclure une ethnie particulière du bénéfice de ces dispositions libérales, sans remettre en cause le projet d’espace unique lui-même. Il y a là une aporie incontournable. Cette aporie tient à la permanence de l’Histoire. En Europe, il existe des différences entre les peuples, les nations, les Etats, et vouloir en faire fi à coup de directives et de règlements est une illusion dont on mesure aujourd’hui le coût humain.

Face à cette obsession de l’Europe de la réglementation, le moment vient probablement d’imaginer une Europe de la prospérité, où la condition des Roms ne justifiera plus des migrations massives de l’Est vers l’Ouest. Au fond, plutôt que d’imposer une uniformité sans se préoccuper du bien-être, il faut probablement s’occuper du bien-être sans uniformité. Cela passe par une révision drastique de l’organisation économique de l’Europe, en particulier par une autre politique monétaire.

Ce discours, inaudible pour les élites, est pourtant le seul qui garantisse la préservation de nos principes politiques et de nos libertés publiques. Car on voit qu’à force d’imposer l’idéologie européiste contre la réalité, ce sont les principes mêmes de l’Europe qu’on aime: la liberté, l’égalité, la fraternité, la justice, qui sont en train de passer à l’as.

Cet article a initialement été publié sur le site d'Eric Verhaeghe : Jusqu'ici tout va bien

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