Quand la recherche économique rejoint le bon sens… La mondialisation se ferait bien au détriment des travailleurs les moins qualifiés des pays développés<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans les pays développés, ce sont les travailleurs les moins qualifiés qui feraient les frais de la mondialisation.
Dans les pays développés, ce sont les travailleurs les moins qualifiés qui feraient les frais de la mondialisation.
©Reuters

Révélation

Selon une étude du Brookings Institute, il y aurait un lien entre le niveau d'exposition à la concurrence internationale d'un secteur et la baisse des salaires dans celui-ci. Et ce sont les moins qualifiés qui en feraient les frais.

Atlantico : Une étude américaine du Brookings Institute (lire ici) montre que la part des richesses perçues par les travailleurs s'est nettement détériorée au profit des détenteurs de capital au cours des 25 dernières années. Selon les économistes américains qui en sont les auteurs, ce phénomène s’explique principalement par la concurrence de la main-d’œuvre internationale et les délocalisations massives des entreprises américaines. Que démontre exactement cette étude et pourquoi est-elle importante ?

Nicolas Goetzmann Sur le fond, il apparaît dans l’étude de Elsby, Hobijn, et Sahin, que ceux qui ont le plus souffert de cette baisse des revenus du travail sont les salariés des secteurs les plus exposés à la mondialisation. Il faut également retenir que la part des profits est restée constante, ce n’est donc pas une situation totalement manichéenne.

Pour les auteurs, cette baisse de la part des salaires s’explique de la manière suivante : Les entreprises confrontées à la mondialisation ont délocalisé la part de leur production la plus consommatrice de travail, selon le principe de la spécialisation verticale (telle usine dans tel pays est spécialisée dans tel composant). Par contre, la partie qui n’est pas délocalisée est fortement consommatrice de capital ce qui induit une baisse de la part des salaires par rapport au capital. La part de production qui reste sur le territoire consomme plus de capital et moins de travail, les revenus suivent donc cette tendance, et les revenus du capital augmentent relativement à ceux du travail.

Au final, nous avons un résultat assez clair, la concurrence internationale, notamment des bas salaires asiatiques, expliquent pour 85% la chute de la part des salaires par rapport à celle du capital aux Etats Unis. La baisse constatée de 3.9% sur les 25 dernières années est justifiée pour 3.3% par la mondialisation.

En bref, le fait d’avoir délocalisé de nombreuses productions a bien eu un impact significatif sur la part des revenus revenant aux salariés nationaux. Cela peut sembler une évidence, mais cela ne l’était pas jusqu’à présent.

Selon la même étude, le progrès technologique n'a pas impacté négativement les salaires. De la même façon, la perte d'influence des syndicats n’explique qu’à peine 5% de la variation. C'est bien la concurrence internationale qui a provoqué pour la plus grande part la baisse relative des revenus du travail par rapport à ceux du capital.

Gilles Saint-Paul : Je pense que la bonne explication est surtout d'ordre macroéconomique. L'économie américaine a perdu six millions d'emplois depuis 2007. La formation des salaires y est plus sensible à la situation sur le marché du travail que chez nous. Les salaires progressent donc moins que la productivité ce qui explique la baisse de la part salariale. La mondialisation tend à réduire les salaires des travailleurs les moins qualifiés mais elle a l'effet inverse sur ceux des travailleurs qualifiés. Je ne pense donc pas qu'elle soit un facteur déterminant de l'évolution globale de la part salariale.

L'étude du Brookings Institute apporte-elle la preuve que la mondialisation se fait au détriment des salariés les moins qualifiés des pays développés ? 

Nicolas Goetzmann : Oui, cela ne fait pas trop de doute. Et la mondialisation ne restera une promesse que si nous nous donnons les moyens de modifier cette tendance. Accepter la disparition des emplois peu qualifiés ne peut être possible que si la société parvient à former les salariés à des métiers plus spécialisés. Et ce n’est manifestement pas le cas.

Cela ne remet pas en cause les bienfaits de l’économie mondialisée en soi parce que nous ne pouvons pas oublier les 500 millions de Chinois qui sont sortis de la pauvreté extrême au cours des 15 dernières années. Mais pour que cela soit soutenable, il faut que chacun y trouve son compte.

La première mesure à prendre serait d’en finir avec une politique économique guidée par la maîtrise des prix. Nous sommes allés trop loin dans cette direction au détriment du plein emploi. La maîtrise des prix doit être un objectif uniquement lorsque le plein emploi sera atteint, pas avant. Cela fausse considérablement le rapport de force entre salariés et employeurs. Il ne s’agit pas d’aller dans l’excès inverse comme lors des années 1970, mais bien de trouver une situation d’équilibre. Cet équilibre est le plein emploi, qui relève du pouvoir monétaire, contrairement à ce que semble croire nos gouvernements.

Sylvie Matelly : Il n'y a aucune raison que cela remette en cause les bienfaits de la mondialisation. L'économie mondialisée n'a jamais été une promesse de salaires plus élevés mais de prix plus faibles... La vraie question est d'identifier quels sont les facteurs de cette évolution. Imputer cette dernière aux seuls échanges et aux travailleurs chinois est certainement un peu rapide. L'économiste Paul Krugman, prix Nobel d'économie, s'était déjà insurgé contre cet argument développé par certains économistes dans les années 1990. L'ouverture à l'échange des Etats-Unis est trop faible pour que cette explication vaille. L'évolution de nos économies conduit également à la diversification des sources de revenus (placements financiers, revenus d'activités indépendantes etc.)

Il faut bien se garder ensuite de tout parti pris dans ce domaine. Le capital est nécessaire à l'investissement donc à une création de richesses à moyen terme. L'un des arguments qui fut avancé à la crise des années 1970 a été une répartition des richesses trop favorable au travail au détriment du capital pendant les Trente glorieuses !

Ce phénomène semble étonner la plupart des économistes outre-Atlantique. Comment expliquer qu'ils ne l'aient pas vu venir ?

Nicolas Goetzmann : Parce que la part des revenus du travail était supposée être stable, et que de nombreux modèles intègrent ce postulat. Cela étant, les auteurs de l'étude démontrent que la variation n’a qu’un impact faible sur les différents modèles. Ce qui est intéressant c'est que nous vivons une période où de nombreux modèles s’épuisent, et que cela suppose de réfléchir un peu pour l'avenir.

Un autre point, sans doute plus cynique, est que la promesse d'une mondialisation qui profite à tous tombe à plat. Il faut revoir la copie, mais ce n'est pas une raison pour tout jeter par la fenêtre car il existe des leviers permettant de rectifier le tir.

Sylvie Matelly : Ce phénomène est bien connu. C'était l'une des analyses de Karl Marx en son temps à propos du capitalisme (à croire que certains économistes américains ont oublié d'étudier les théories marxistes...). C'est d'autre part un phénomène qui s'observe depuis les années 1970. Une théorie économique expliquant l'échange international suggérait d'ailleurs ce type d'évolution dans les années 1950...

Ce qui gêne probablement aujourd'hui, c'est la paupérisation des salariés les moins qualifiés et l'augmentation importantes des inégalités aux Etats-Unis et en Europe. Mais encore une fois la question de la répartition des revenus, de la formation et de la qualification des individus est une question politique et nationale... Les ouvriers chinois ne sont pas la seule raison de cette évolution qui n'est pas une fatalité ! La crise financière a aggravé l'ampleur et la visibilité de cela. Avant la crise en effet, les petits porteurs et petits épargnants mais aussi les ménages endettés compensaient par les gains sur leurs actions ou par une dette qui n'inquiétait personne !

Ces données peuvent-elles être relativisées ? Tous les salariés et tous les pays développés sont-ils concernés ?

Nicolas Goetzmann : On peut bien entendu relativiser l'étude car elle est basée sur de nombreuses hypothèses, mais l'ensemble est suffisamment clair et les résultats sont probants.

Les pays européens subissent le même phénomène depuis les années 1980, même si le rapport semble stable sur les dernières années. Quant aux catégories de salariés, il n’y a pas vraiment de doutes ; ce sont les salariés et les ouvriers les moins qualifiées travaillant dans des secteurs soumis à la concurrence internationale qui sont les premiers concernés.

Gilles Saint-Paul : Ce phénomène n'est nullement général et touche essentiellement les États-Unis. En France, la part du travail dans le PIB total (après impôts indirects) s'établit, selon les données de l'OCDE, à 61.9 % en 2012 contre 60.3 % en 2000. En Allemagne, elle était de 57.5 % en 2012 contre 60% en 2000. Au Royaume-Uni, de 61.9 % en 2012 contre 62.2 % en 2000. Aux États-Unis, de 56.7 % en 2012 contre 60.3 % en 2000. On constate donc que la part des salaires a augmenté en France, est restée quasiment stable en Grande-Bretagne, et a baissé en Allemagne et aux États-Unis.

Les secteurs industriels sont plus exposés que d'autres à la mondialisation et certaines tâches sont plus exposées à la routinisation et au "winner takes all". Mais comme les travailleurs ont tendance à être mobiles, une chute de la demande pour les travailleurs les moins qualifiés dans un secteur finit par se traduire par une baisse générale du salaire des moins qualifiés.

Sylvie Matelly : Oui, ces données doivent être relativisées car ce sont des données macro-économiques donc globales et qui ne reflètent par définition pas tous les cas particuliers mais qui du coup amplifie le phénomène pour ceux qui sont concernés. On estime en général que les salariés les plus qualifiés sont moins touchés, que certains secteurs (services commerciaux, activités financières...) sont également moins exposés. Paradoxalement, les salariés de secteurs d'activité encore très protégés de la mondialisation subissent la baisse des salaires (bâtiment, grande distribution...).

Une autre interprétation de ces données est-elle possible ? D'autres conclusions peuvent-elles être tirées ?

Nicolas Goetzmann : Les auteurs avertissent clairement que si nous continuons comme ça, il y a peu de raison que les tendances s’inversent. La dérive est bien entendu la question sous-jacente des inégalités issues de la mondialisation. Car si les salariés de l’industrie subissent l’impact en première ligne, cela se passe très correctement pour les hauts revenus. L’étude révèle un point assez effrayant, la part des salaires des 99% les moins riches a baissé de 60% à 50% du total des revenus. C’est à dire que les 1% ont pu bénéficié d’une hausse considérable de leurs revenus dans la même période. 

Le sentiment d’écoeurement que l’on peut ressentir ne doit pas faire oublier que l’objectif est de parvenir à une augmentation des revenus des plus pauvres et non pas à une réduction des revenus des plus riches. C'est sans doute la première idée qui vient mais cela ne fonctionne tout simplement pas.

C’est un signal d’alarme parce que les inégalités ne seraient pas un problème si la croissance profitait à tous. Pour le moment, ce n’est pas le cas. Les revenus du capital profitent de la mondialisation et de la stricte maîtrise des prix (au détriment du plein emploi), cela fait un élément de trop.

Gilles Saint-Paul : De manière strictement comptable, l'évolution de la part salariale rend compte de l'écart entre progression des salaires réels et progression de la productivité par tête. Si les salaires progressent moins que la productivité, la part salariale baisse. S'ils progressent plus que la productivité, la part salariale augmente. L'analyse se complique quand on prend en compte le fait que la productivité peut croître pour différentes raisons. Une baisse de l'emploi due à une chute de la demande ou à des politiques nuisibles aux entreprises augmentera mécaniquement la productivité parce que les travailleurs les moins qualifiés sont licenciés les premiers, et parce que ceux qui conservent leur emploi produisent avec plus de capital physique.

Dans une telle situation, il n'est pas souhaitable que les salaires augmentent autant que la productivité car cela ne fait que valider et pérenniser les pertes d'emplois. On veut au contraire que les salaires augmentent moins que la productivité pour que les emplois perdus soient recréés. Inversement, la productivité peut augmenter sous l'effet du progrès technique. Dans une telle situation, si les salaires augmentent moins vite que la productivité, la profitabilité des entreprises s'améliore : en quelque sorte elles s'approprient une part disproportionnée des gains de productivité. Mais cette hausse de profitabilité les poussera à embaucher, ce qui in fine créera des tensions sur le marché du travail et un rétablissement du partage du PIB en faveur du travail.

Ainsi, ce que nous montrent les données françaises, c'est que depuis la crise, les salaires ont continué à progresser plus vite que la productivité alors même que le taux d'emploi a baissé et le taux de chômage a cru. La hausse de la part salariale témoigne d'un fonctionnement peu satisfaisant du marché du travail.

Sylvie Matelly : Nombre d'autres explications sont possibles en effet. La financiarisation de nos économies en est une, la finance occupe alors une place plus importante du PIB. Le vieillissement de la population amplifiera encore probablement le phénomène dans les années qui viennent en réduisant la population active.

Tout est aussi question de productivité, les salaires augmentent quand le travail produit de la valeur ajoutée. Ainsi, le développement d'activités mal rémunérées comme les services à la personne amplifie ce phénomène également.

Cette évolution de la répartition des richesses en défaveur des salariés est-elle réversible ? Comment ?

Nicolas Goetzmann : Revenir au plein emploi avec une politique monétaire orientée en ce sens, et investir lourdement dans l’éducation et la formation, pour tous. Mais nous ne reviendrons sans doute pas au point haut des années 1980, qui était la conséquence de la période inflationniste. Pour un pays comme la France, le levier le plus important est la politique monétaire, ensuite la baisse des impôts sur le travail et sur les revenus. Ce sont les éléments qui permettront le retour d'une croissance forte, pour parvenir à une situation ou les salariés auront à nouveau un pouvoir de négociation. Pour le moment, le taux de chômage agit comme un accélérateur d'inégalités.

Gilles Saint-Paul : Il y a tout d'abord des phénomènes compensatoires. Par exemple, même si certains pâtissent du progrès technique et de la mondialisation en tant qu'employés, ils en bénéficient en tant que consommateurs. N'oublions pas qu'à long terme le progrès technique a permis une hausse considérable du niveau de vie. Dans les années qui viennent les effets de la mondialisation sur les salaires vont s'estomper en raison de la convergence du niveau de vie entre les pays développés et les pays émergents. Et les nouvelles technologies de l'information vont de plus en plus frapper les tâches effectuées par les travailleurs qualifiés, ce qui est une bonne nouvelle pour les non qualifiés dont la productivité et les revenus augmenteront à nouveau.

Pour résumer, on ne peut pas nier que ces phénomènes créent des ajustements douloureux à court terme. Ces ajustements, selon la nature des mutations technologiques, profitent tantôt à certains travailleurs, tantôt à d'autres. A long terme, les hausses de productivité permettent cependant à tout le monde de consommer plus et mieux et constituent le principal moteur de la croissance.

Sylvie Matelly : Oui, c'est possible. Tout est question de pouvoir mais aussi de valeur. Les Trente glorieuses ont entraîné une amélioration du pouvoir d'achat parce que l'économie avait besoin de consommateurs, à l'inverse, les années suivantes furent celles de l'argent roi parce que la dette (privée et publique) mais aussi la montée des inégalités compensaient la réduction de la part des salaires sur la consommation. Les évolutions économiques connaissent toujours des cycles !

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