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Le protectionnisme, cette étrange controverse franco-française qui n'a pas lieu d'être
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Bonnes feuilles

Depuis le début de la crise, la pensée économique est en effervescence. Les idées et les hommes s'affrontent, souvent avec une certaine violence. Extrait de "Théories du bordel économique" (1/2).

C’est en effet une étrange singularité française que d’instaurer un débat sur le bien fondé de la mondialisation qui, dans les autres pays, n’existe pas. Nulle part ailleurs qu’en France, ce mouvement de l’histoire n’est sérieusement remis en cause, pas plus à droite qu’à gauche. Ainsi, pour les prix Nobel américains Joseph Stiglitz et Paul Krugman, que l’on peut pourtant classer, à mains égards, à la gauche de Jean- Luc Mélenchon, la mondialisation n’est pas un sujet de débat. Pour eux comme pour tous les grands économistes, le protectionnisme est perçu comme un pis- aller politicien, une erreur historique rémanente, sans véritable fondement théorique. « Je crois aux principes de l’avantage compétitif, je crois fermement aux vertus du libre échange », a notamment déclaré Paul Krugman. Il n’empêche.

En France, le débat a bien lieu. Et il est vif. Mondialisation et protectionnisme ont été au centre de la campagne présidentielle de 2012. Après avoir signé un livre dont le titre, Votez pour la démondialisation était sans ambiguïté, Arnaud Montebourg a obtenu 17 % des voix à l’élection primaire des socialistes pour la présidentielle de mai 2012. Devenu ministre du Redressement industriel dans le gouvernementde Jean- Marc Ayrault, le turbulent s’est dans un premier temps, construit une solide notoriété en défendant, en toute occasion, le Made in France, allant jusqu’à poser, à la une du Parisien Magazine, en marinière à rayure fabriquée en Bretagne par Armor- Lux, avec une cafetière Seb dans les mains. Il s’est aussitôt attiré les foudres de Bruxelles. « Monsieur Montebourg, s’affiche contre la mondialisation, il est protectionniste, c’est un choix a dit Karel de Gucht, commissaire européen au Commerce : mais son raisonnement ne tient pas la route.

La France ne peut pas, seule, redistribuer les cartes du commerce mondial. » Commentaire aussi cinglant de Pascal Lamy, président de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et bête noire des protectionnistes : « Je n’ai rien contre le patriotisme économique. Par contre, si ça doit se transformer en protectionnisme patriotique, alors là non, parce que l’économie internationale aujourd’hui suppose que pour bien exporter vous importiez plus. » Réaction immédiate de Bruxelles à cette étrange prestation du ministre français en mannequin chauvin : la commission refuse de faire droit à sa demande de « mettre sous surveillance » les importations de voitures coréennes en France qui ne cessent d’augmenter depuis la signatured’un accord de libre échange en 2011 entre l’Union européenne et la Corée du Sud. Dans une tribune, publiée le 3 janvier 2013 dans Le Monde, JeanMarc - Ayrault a sifflé la fin de la récréation : le gouvernement assume sa politique social- démocrate et le Premier ministre y rappelle que la France est un pays européen résolument ouvert. Message reçu : Montebourg rentre aussitôt dans le cercle de la raison. Pas question de se couper du chef de l’État et du gouvernement, ainsi que des instances européennes. De risquer de perdre son portefeuille.

Observateur amusé de cette reconversion spectaculaire, Alain Minc en a cruellement tiré un « théorème » : « Tout protectionniste trempé dans le bain de la réalité, en ressort libre- échangiste. » Il n’empêche. Entre les « élites mondialisées », comme les dénoncent leurs détracteurs et le peuple, le fossé s’accroît un peu plus tous les jours. Et, par un curieux retournement de l’histoire, ce qu’on a longtemps appelé « la pensée unique » (terme initialement jeté à la figure des balladuriens par les chiraquiens), longtemps associée au libéralisme et à l’ouverture des marchés, semble avoir changé de camp. Désormais, en effet, hors des cercles étroits du pouvoir politique et économique, protectionnisme et démondialisation ont bonne presse. À longueur de colloques, de livres et d’interventions publiques, sur fondd’écologie, de développement durable et d’économie équitable, le caractère nuisible de la liberté des échanges est désormais présenté comme un fait acquit.

Le Monde Diplomatique, Alternatives Économiques ou le site d’information Médiapart font écho à un groupe d’intellectuels, de professeurs d’université, de démographes, extrêmement mobilisés. Leurs deux figures de proue sont Jacques Sapir, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’université de Moscou ainsi que l’inclassable et sombre Emmanuel Todd. Il a préfacé le livre d’Arnaud Montebourg qui en a fait son mentor. Todd porte le pessimisme sur son visage et se présente comme historien, anthropologue, démographe, sociologue et… essayiste. Derrière, on trouve dans cette école de pensée favorable au protectionnisme des personnalités comme François Ruffin, Serge Halimi, Frédéric Lordon, auteurs du livre Le protectionnisme et ses ennemis, ainsi que Jean- Luc Gréau, Philippe Murer et bien d’autres. Fait notable : ce sont tous des seconds couteaux. Parmi ces personnalités, habitées par leur sujet, il n’y a aucun puissant théoricien de l’économie, reconnu comme tel par la communauté internationale. Au- delà de l’icône Maurice Allais, de deux économistes canadiens, Barbara Spencer et James Brander, vaguement célèbres au début des années 1980, ainsi que de l’économistecoréen Ha- Joon Chang, (un des rares partisans contemporains du protectionnisme), il faut en effet remonter très loin dans le temps, jusqu’à Friedrich List, un Allemand mort en 1846, considéré comme un des pères du nationalisme germanique, pour trouver un économiste ayant théorisé le bien fondé de ce qu’il appelait « le protectionnisme éducateur ».

Opposé à la théorie des avantages compétitifs de David Riccardo, ainsi qu’Adam Smith et à Jean- Baptiste Say, les deux grands théoriciens classiques du libre- échange, il leur opposait la réalité des nations. Dès l’origine, nationalisme et protectionnisme ont donc partie liée. Mais pas au point de se confondre. Le protectionnisme et le nationalisme prônés par Friedrich List n’ont rien à voir avec les dérives ultérieures, celles des années 1930 et aujourd’hui avec, notamment, les idées affichées par Marine Le Pen. List, par exemple, est favorable aux migrations. Il constate que ce sont les États puissants, aux économies solides, qui attirent les étrangers. Il se félicite des conséquences démographiques et « racistes » (selon la terminologie de son époque, sans connotation négative) : « On ne peut nier, écrit List, que le mélange de races diverses, il résulte à peu près sans exception, une postérité robuste et belle. » Théoricien, historiquement daté, du protectionnisme, List était cependant beaucoup plusnuancé que certains de ses lointains exégètes français. Les barrières douanières étaient, selon lui, un pis aller. Pas question, pour lui, de les instaurer dans les produits agricoles et les matières premières, où les avantages compétitifs doivent jouer. Pour List, le protectionnisme ne devait s’appliquer que dans l’industrie, où « tous les peuples ont la même vocation pourvu qu’ils possèdent les conditions matérielles, intellectuelles, politiques et sociales requises à cet effet ». Il ne pouvait être instauré que pour favoriser le développement d’une base industrielle dans les pays qui ont pris du retard, afin de leur donner le temps de le rattraper en réunissant ces conditions. Il s’agissait à son époque, de se protéger de la Grande- Bretagne toute puissante. Mais List ajoutait qu’une fois le rattrapage réalisé, toutes les barrières douanières devaient disparaître.

Une controverse historique s’est développée sur le bien- fondé, dans certaines circonstances, du protectionnisme. Pour Jacques Sapir, en particulier, la prospérité des États- Unis au lendemain de la guerre de sécession, est due « à un protectionnisme ombrageux doublé d’une forte intervention publique ». Il rappelle que le pays a connu, à cette époque, dans un contexte de protectionnisme virulent, avec des tarifs douaniers de 40 % à 50 % sur tous les produits importés, un des taux de croissance les plus élevés du monde.De même, poursuit Sapir, « le Japon, la Russie et les USA, dès 1860, puis l’empire allemand à partir de 1871, ont bâti leur croissance, jusqu’en 1914 grâce à un protectionnisme fort destiné à les protéger en priorité de la Grande- Bretagne, mais aussi d’autres pays comme la France et la Belgique ». Le coréen Ha- Joon Chang affirme lui aussi que « les États- Unis, superstars économiques de la fin du xixe siècle, ont suivi des recettes politiques allant totalement à l’encontre de l’orthodoxie néolibérale actuelle ». Mais la plupart des grands économistes tiennent un raisonnement strictement inverse, affirmant que le développement économique de la fin du xixe siècle s’est produit non pas grâce, mais en dépit du protectionnisme. Dans son article « Tariffs and Growth in Late Nineteenth Century America », Douglas Irwin a montré que la croissance était essentiellement tirée par l’accumulation du capital dans les secteurs comme les chemins de fer et l’industrie du bâtiment, qui ne sont pas concernés par les droits de douanes. Irwin montre que, non seulement le protectionnisme n’a pas été à l’origine du développement économique, mais qu’il lui a été nuisible. En renchérissant le prix des biens d’équipement importables (machines- outils, engins à vapeur…), les droits de douanes ont comprimé l’investissement et l’accumulation du capital, sources essentiellesde la croissance de cette époque. Selon Bradford De Long, « les effets nocifs des droits de douanes sur l’investissement étaient extrêmement importants pour la croissance du xixe siècle ». Enfin, les protectionnistes oublient que les États- Unis représentaient alors l’une des zones de libre échange intérieur les plus étendues de la planète. En son sein, les mouvements de marchandises et de capitaux étaient libres ; des entreprises y sont nées et s’y sont développées en l’absence de protection contre les concurrents plus expérimentés.Comme le rappelle Gottfried Haberler, « un puissant centre industriel a été établi en une courte période dans le Middle West américain, sans aucune protection contre les industries établies des États de l’Est ». Autant dire que le fondement théorique de l’anti- mondialisation et la crédibilité des intellectuels qui la défendent sont modestes.

Leur résonance politique, en France, n’en est que plus surprenante. De Marine Le Pen à Jean- Luc Mélenchon en passant par Jean- Pierre Chevènement, Benoît Hamon mais aussi Laurent Wauquiez ou Nicolas Sarkozy (qui, démagogue, a prôné, en vain, l’instauration d’un « by european act ») les hommes politiques français sont tous, à des degrés divers, parfois sans y croire, tentés de faire jouer la corde du protectionnisme. Comme si les leçons du passé n’avaientservi à rien.

Qui se souvient de l’initiative prise par Edith Cresson, en 1982 ? Elle avait surtaxé les magnétoscopes japonais, symboliquement dédouanés à Poitiers. Une mesure inefficace qui provoque un tollé général dans le monde. La mesure est annulée un an plus tard, dans l’indifférence générale. Et plus aucun jeune ne sait ce qu’est un magnétoscope. Qui se souvient, en 1991, de la croisade de Jacques Calvet, alors président de Peugeot- Citroën, contre les voitures japonaises ? Il avait obtenu, jusqu’en l’an 2000, une limitation à 3 % en France, contre 16 % en Allemagne. Ce répit n’avait pas été mis à profit par les constructeurs français pour se muscler. Et ce n’est pas par le Japon, mais par l’Allemagne, qu’ils se font bousculer…

Extrait de "Théories du bordel économique", de Pierre-Henri de Menthon et Airy Routier, (JClattes Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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