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Pourquoi Christiane Taubira n’est pas seulement la tête de turc que la droite adore détester mais aussi un sérieux obstacle à l’adaptation de la France au réel
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Déni de réalité

Ses combats ont fait de Christiane Taubira la pasionaria de la gauche morale et la personnalité politique la moins appréciée des sympathisants de droite, selon l'Observatoire politique CSA/Les Echos de septembre.

Atlantico : Lois mémorielles, mariage pour tous, approche préventive de la délinquance, Christiane Taubira est l'une des figures, si ce n'est la figure la plus visible, de la gauche morale. Mais, au delà des grands principes, à l'analyse de son discours et de ses propositions, quelles conclusions tirer quant à sa perception du réel ? Les choix politiques qu'elles prônent sont-ils opérants ?

Denis Tillinac : Disons qu'elle a le mérite de la cohérence, quand d'autres trichent. Christiane Taubira s'inscrit dans une idéologie où les peuples occidentaux sont culpabilisés et voués au cosmopolitisme. Elle nous propose une société déracinée de ses bases judéo-chrétiennes et gréco-latines, dans laquelle l'homme et la femme sont identiques. C'est une idéologie de l'indifférenciation, héritage du nihilisme de mai 68. Un exemple : ces lois mémorielles qu'elle a promu. Des initiatives idiotes car sélectives et discriminantes, qui faisaient le procès de la civilisation européenne en oubliant les traites arabes et intra-africaines. Côté mesures pénales, elle est dans le droit fil de la gauche depuis la Révolution : c'est la société qui est responsable de l'insécurité et personne d'autres.

Laurent Bouvet : L’appellation « gauche morale » mériterait à elle seule d’être décortiquée, cela ne va pas de soi comme en témoigne par exemple le livre sur le sujet de l’historien Christophe Prochasson (La Gauche est-elle morale paru en 2010) mais prenons-la dans le sens où vous l’entendez avec comme tête d’affiche Christiane Taubira. Ce qui est surprenant, c’est le statut d’égérie de la « gauche morale » qu’elle a acquis en quelques mois. Ce n’est ni son score de 2002 ni son « bilan » comme responsable politique du PRG pendant des années qui lui ont permis d’accéder à un tel statut mais sa fonction de garde des Sceaux et la défense talentueuse qu’elle a assurée du projet de loi sur le mariage des couples de même sexe. On ne peut donc que constater qu’elle s’est coulée avec bonheur dans ce rôle, qui apparaît en pleine adéquation avec sa personnalité politique, mais que si elle est là où elle est aujourd’hui et qu’elle dispose aux yeux de certains de ce statut particulier, c’est en raison de sa nomination par François Hollande place Beauvau.

Eric Deschavanne : Le programme Taubira 2002 peut être caractérisé par deux traits. Il s'agissait d'abord d'un programme de "petit candidat" qui n'avait pas pour ambition d'être opérationnel. Typique à cet égard est la proposition de VIe République : on glose sur la nécessité de mettre en place de nouvelles institutions destinées à rendre le pays ingouvernable plutôt que de s'interroger sur l'usage qu'on fera des institutions pour gouverner. Sur le plan idéologique, Taubira, même si elle fait tactiquement allégeance à certaines vaches sacrées de la gauche jacobine (la laïcité, l'Etat redistributeur) est plutôt "deuxième gauche" : ses thèmes de prédilections sont le multiculturalisme, la décentralisation, l'approfondissement de la démocratie, le libéralisme sociétal, l'européisme et le mondialisme (le comble de cet idéalisme pseudo-opérationnel étant constitué par le projet d'un impôt mondial dans le cadre de la "République-monde").

Sur le plan économique, on retrouve ce qui fait la faiblesse endémique de la gauche : beaucoup de choses sont dites sur le prélèvement, l'utilisation publique et la redistribution de la richesse nationale, mais à peu près rien sur les moyens de la produire. Confrontée au pouvoir, la ministre Taubira se révèle un bon petit soldat, au talent incontestable et au caractère bien trempé. Je pense que n'importe quel autre ministre aurait défendu les mêmes combats (le mariage pour tous, la suppression des peines planchers), mais assurément avec moins de panache. Ce n'est donc pas à mes yeux son idéologie qu'il faut mettre en cause. Un président socialiste ne peut sans doute pas faire autrement que de donner satisfaction à la fraction de la magistrature qui est acquise à la gauche et qui exerce une forte influence au sein de ses élites. L'argument qui sous-tend la réforme n'est d'ailleurs pas absurde : il est vrai que la prison favorise la récidive. Le problème est qu'il sera difficile d'expliquer à l'opinion que les délinquants sont moins nuisibles à l'air libre qu'en prison !

Peut-on dire plus globalement de la gauche morale qu'elle a tendance à projeter sur le réel le monde tel qu'elle voudrait qu'il soit ? Avec quelles conséquences ?

Laurent Bouvet : En politique, l’oscillation se fait toujours entre une vision du monde tel qu’on voudrait qu’il soit et la réalité du monde tel qu’il est. Nous avons tous dans notre « opinion » politique, sans même parler de notre comportement, une part d’idéalisme et une part de réalisme. Le problème du rapport au réel que vous soulevez est aussi sociologique. Les groupes sociaux, les électeurs, les secteurs d’opinion auxquels s’adresse cette « gauche morale » sont limités. Ils ne sont en tout cas pas représentatifs de toute la gauche même s’ils prétendent en incarner la « vérité » – la « gauche morale » serait ainsi la « vraie gauche », à ses yeux du moins !

Denis Tillinac : Cette appréhension compliquée du réel s'explique par une approche puérile de la philosophie des Lumières : l'homme serait naturellement bon et c'est la société qui le corrompt. Christiane Taubira est quelque part le porte-étendard de cette pensée. Ce radicalisme simpliste est d'autant plus surprenant qu'elle est issue du Parti radical de gauche, c'est-à-dire la gauche cassoulet, connue pour sa pondération et son discours raisonnable. Mais au fond, la personne de Christiane Taubira n'a pas d'importance en soi. Pour moi, elle n'est pas une figure politique mais le symptôme d'un instinct de mort de la civilisation occidentale, qui accepterait sa fin. Mais c'est en train de changer, comme on l'a vu avec ce formidable mouvement de la société civile contre le mariage pour tous.

Eric Deschavanne : Ce que vous appelez "gauche morale" désigne en réalité l'idéologie du progrès. La gauche – c'est à mes yeux sa vertu – porte haut l'idéal du Progrès, le projet d'une réforme de la société qui permette de concrétiser les valeurs démocratiques de liberté et d'égalité. Le progressisme est par essence un idéalisme : il consiste à imaginer un avenir différent et meilleur, un monde dans lequel le mal - les injustices - aurait disparu. Cet idéalisme progressiste est inhérent à l'affirmation des valeurs de liberté et d'égalité. Il est difficile de lui intenter un procès sans mettre en cause les valeurs dont il se réclame. Le problème n'est pas l'idéalisme en tant que tel que celui de sa cohérence. En premier lieu, toutes les causes défendues par les progressistes ne sont pas justes : elles ne sont pas toutes en accord avec les valeurs qui les fondent.

La défense des Lois mémorielles, par exemple (pour revenir sur le cas Taubira) est en contradiction flagrante avec les principes constitutifs de la modernité libérale, dont les progressistes se réclament par ailleurs pour justifier le mariage homosexuel. L'idéalisme est en second lieu confronté au problème du réalisme : il est légitime de nier le réel au nom de l'idéal, de mettre en cause le présent - l'existant, l'ordre établi - au nom d'un avenir meilleur, mais il est impossible de réformer sans inscrire son action dans le présent, sans l'ancrer dans le réel. L'aveuglement au réel, autrement dit, rend l'idéalisme impuissant. Le défi d'une politique fondée sur l'idée de Progrès est de concilier idéalisme et réalisme, de concevoir un idéalisme réaliste, c'est-à-dire efficace.

En quoi son discours est-il porteur de risques pour le fonctionnement de notre système démocratique ? Flatter les bons sentiments des citoyens n'est-il pas tout autant susceptible de renforcer les extrêmes que le fait de flatter les mauvais ?

Denis Tillinac : Les risques liés au positionnement politique de madame Taubira vont au-delà de la déconsidération de la classe politique, qui est déjà bien entamée. Si les délinquants ne sont pas réprimés et les immigrants illégaux expulsés, on va droit vers des milices d'auto-défense. C'est un fantasme, mais un fantasme doit être pris en considération par les gouvernants. Il faut comprendre qu'une minorité n'est bien accueillie que si la majorité est assurée de sa suprématie symbolique. Or, Christiane Taubira participe à ce mouvement de dissolution de la Nation, par sa sur-valorisation du cosmopolitisme notamment. Elle renie toute l'histoire de cette gauche de la IIIème République, positiviste et civilisationnelle, pour renouer avec ce nihilisme anti-anthropologique propre aux Lumières. C'est la régression dans la mythologie du bon sauvage, au détriment du progrès.

Laurent Bouvet : Je ne suis pas sûr qu’un tel discours soit porteur de risques pour la démocratie. Je dirais même qu’il est nécessaire. La gauche au pouvoir procède d’un équilibre entre ce discours et un autre, celui qu’incarne aujourd’hui un Manuel Valls par exemple. Reste que les propositions politiques de cette « gauche morale » sont souvent caractérisées par une sorte de paradoxe qui n’est pas nécessairement un atout en dehors d’un électorat réduit (grandes villes, banlieues, secteur public…) : un fort libéralisme culturel et « sociétal » (ce mot est terrible mais il est malheureusement significatif) d’un côté et le recours à l’État comme protecteur et régulateur dans de nombreux domaines de l’autre. Ce hiatus entre une forme d’individualisme très accentué, inscrit dans l’extension quasi-infinie des droits, et l’appétence pour un État a plus d’impact qu’on ne veut bien le reconnaître à gauche.

Eric Deschavanne :Le discours idéologique quel qu'il soit n'est pas une menace pour le fonctionnement démocratique. Il en constitue au contraire le principal carburant. La diversité des expressions idéologiques, y compris les plus radicales et les plus contestables, est un signe de bonne santé démocratique. L'antinomie des bons sentiments et de la rationalité du réalisme politique est un lieu commun du débat démocratique : on se souvient par exemple de la formule de Jean-Pierre Chevènement, qui opposait "le devoir d'intelligence" au devoir d'ingérence. Il n'est toutefois pas interdit de conjuguer l'intelligence et les bons sentiments. Il faut à cet égard distinguer le fondement de la politique et l'art de gouverner. Il n'y a pas de bonne politique fondée sur les mauvais sentiments (la peur, le ressentiment, la colère, le désir de vengeance, voire le fanatisme et la haine), mais il est évident que flatter les sentiments du peuple (mauvais ou bons) constitue le pain quotidien de la politique, dans l'exercice comme dans la conquête du pouvoir. Ce n'est donc pas tant l'idéalisme qui serait par essence antipolique que le moralisme, lequel exige du politique la pureté morale, en réclamant non seulement la moralité des fins, mais également celle des moyens.

Quels sont les risques de faire passer les principes, souvent par essence immuables, avant la résolution des problèmes concrets et immédiats ?

Eric Deschavanne : La fin justifie les moyens tant que l'on respecte les principes constitutifs d'une société éclairée et démocratique. Autant il est nécessaire d'être au clair avec les principes, autant il est clair qu'il est nécessaire de respecter les principes qui nous paraissent être au fondement d'une société juste. Le risque n'est pas de respecter les principes (dont vous avez raison de préciser qu'ils sont par essence immuables) mais au contraire de s'en affranchir : on entre alors dans la zone obscure de l'arbitraire moral et idéologique où toutes les injustices et tous les crimes deviennent justifiables. Sans principes, les considérations morales et idéologiques ne sont du reste rien d'autre que des masques destinés à dissimuler (aux yeux des naïfs qui croient en l'existence des principes) la loi du plus fort. Nous avons la chance de vivre dans une société civilisée, dont les institutions sont fondées sur des principes : ne dénigrons pas les acquis de l'Histoire dont nous bénéficions quotidiennement ! 

Sous des abords progressistes, la gauche morale est-elle par ses crispations idéologiques in fine un obstacle à tout changement ?

Eric Deschavanne : Ce terme "gauche morale" me pose problème. Le moralisme est aujourd'hui le principal ingrédient du discours politique, à droite comme à gauche. L'emprise de l'opinion publique sur la politique est telle aujourd'hui, par le truchement de la médiatisation, que les considérations moralisantes les plus simples l'emportent sur la prise en compte de la complexité et l'examen rationnel des arguments. Le moralisme aveugle au réel ne me paraît pas être l'apanage de ce que vous appelez "la gauche morale". Le mouvement contre le mariage pour tous était purement moral. A gauche, Taubira représentent la sensibilité morale dominante, mais Valls n'est pas moins "moralisant" dans un autre registre. Lorsqu'il déclare par exemple que jamais il n'y aura de légalisation du cannabis, regarde-t-il ce qui se passe ailleurs ? Répéter sans cesse qu'il ne faut pas "envoyer un mauvais signal à la jeunesse", n'est-ce pas moralisateur ? Cela ne me paraît pas constituer une preuve de réalisme : le refus du débat est un signe tangible de refus du réel.

Le fait de faire cohabiter des discours contradictoires – en l'occurrence le moralisme laxiste et le moralisme répressif - ne constitue nullement à mes yeux un gage de réussite. Le conflit Valls/Taubira reproduit exactement le conflit Chevènement/Guigou, et l'on sait comment l'expérience Jospin s'est terminée. La cacophonie n'est pas une politique et le grand écart n'est pas la meilleure posture pour aller loin. En matière de lutte contre la délinquance, ni la réforme Taubira, ni les postures martiales de Manuel Valls, ni le syncrétisme de François Hollande n'ont aujourd'hui la moindre crédibilité politique. Et il n'y a pas lieu de s'en réjouir.

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