Pourquoi la panne des pays émergents est autant une réalité que la projection d’un complexe de supériorité des pays développés<!-- --> | Atlantico.fr
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Bon nombre d’observateurs occidentaux essayent coûte que coûte de se persuader que les économies émergentes sont en pleine phase de déclin.
Bon nombre d’observateurs occidentaux essayent coûte que coûte de se persuader que les économies émergentes sont en pleine phase de déclin.
©Reuters

Arrogance

L'économiste américain Zachary Karabell estime que les pays occidentaux tentent de se rassurer comme ils peuvent en clamant que les économies émergentes sont entrées dans une phase de déclin. Celle-ci semble toutefois au moins aussi réelle que l'arrogance des "développés".

Julien  Vercueil

Julien Vercueil

Julien Vercueil est maître de conférences en sciences économiques et chercheur au Centre de recherche Europe-Eurasie de l'Inalco. Il est l'auteur  de Les pays émergents Brésil-Russie-Inde-Chine... Mutations économiques et nouveaux défis chez Bréal.

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Atlantico : L’économiste et historien américain Zachary Karabell développe dans un récent article publié sur le site Reuters l'idée que bon nombre d’observateurs occidentaux essayent coûte que coûte de se persuader que les économies émergentes sont en pleine phase de déclin. Cette insistance participe-t-elle, comme il le dit, d’un besoin de se rassurer ? Quel en serait l’intérêt ?

Julien Vercueil : L’argument est un peu forcé, car finalement peu d’économistes parlent d’un véritable et irréversible « déclin ». D'ailleurs, un hypothétique déclin des émergents n’aurait rien pour nous « rassurer », nous les occidentaux, car la mondialisation a irréversiblement lié notre sort à celui des nations avec lesquelles nous échangeons. Bien entendu, une crise aux Etats-Unis a incomparablement plus d’impact en Argentine que l’inverse, mais le ralentissement simultané de plusieurs grands émergents ferait courir des risques importants à nombre d’entreprises occidentales internationalisées.

Sur le fond, le fléchissement des taux de croissance que nous constatons renvoie pour chaque pays à un ensemble différent de raisons. Pour la Chine, il s’agit essentiellement d’un changement de modèle de croissance, qui cesse de reposer presque exclusivement sur l’investissement et les exportations, pour se tourner progressivement vers la consommation intérieure, ce qui remet en cause bien des compromis antérieurs et implique un ralentissement. Pour l’Inde, le décrochage récent de la monnaie nationale s’explique par le reflux des capitaux étrangers lié au changement annoncé de politique monétaire de la Fed. Pour la Russie, ce sont les ressorts mêmes de l’exceptionnelle croissance des années 1999-2008 – la remise en route des capacités de production industrielle et extractive abandonnées dans la décennie précédente - qui, n’ayant pas été relayées à temps par une politique de développement, ont fini par constituer un obstacle à la pérennité de sa croissance. Enfin, en dépit de la dépréciation du real le Brésil pâtit toujours de la surévaluation relative de sa monnaie, qui pénalise sa compétitivité internationale, et doit continuer de travailler à la réduction des formidables inégalités géographiques et sociales qui le caractérisent. Çà et là, des bulles spéculatives financières ou immobilières doivent aussi être résorbées : l’ouverture en grand des marchés financiers émergents aux capitaux étrangers a certainement été une bonne nouvelle pour certains fonds de pension, mais pas nécessairement pour les pays récipiendaires.

Malgré tout, ces économies ont franchi des paliers structurels et institutionnels importants, qui les rendent moins vulnérables qu’avant leur essor. Leurs dirigeants ont désormais des acquis en technicité qui ont prouvé leur efficacité en 2009. Ils savent aussi qu’il leur faut désormais appuyer davantage leurs politiques sur l’amélioration du niveau de formation et du niveau de revenu de leurs populations pour élargir les bases de leur croissance.  

La crise de 2008 semble pourtant ne pas avoir tant affecté ces économies. Les pays émergents ont-ils « grandi » économiquement au point de ne plus dépendre pleinement des Occidentaux ? Font-ils l'objet d'une espèce de campagne de désinformation, comme semble vouloir le dire Karabell ou restent-ils tout de même suspendus aux annonces de la Fed ?

Il faut distinguer suivant les cas. Par exemple, dans l’espace post-soviétique et notamment en Russie, la crise a causé des dégâts importants, alors qu’aucun des systèmes financiers en cause n’était exposé aux crédits subprimes. Plus violente que dans les pays avancés, elle a mis au jour les vulnérabilités de bassins d’emplois qui n’avaient que très peu été restructurés (les « monovilles » russes) et dépendent toujours de commandes d’État pour leur survie. Ainsi, la crise a absorbé en quelques mois des réserves budgétaires et de changes accumulées durant plusieurs années par le gouvernement et la banque centrale. Par ailleurs, en Chine, elle n’a aussi été surmontée qu’au prix d’une injection formidable de capitaux réalisée à l’échelle des provinces, ce qui jette le doute sur l’efficacité de certains des investissements consentis.

Ces pays partagent toutefois quelques points communs. Par exemple, ils ont fondé leur essor sur l'ouverture de leur économie au reste du monde, par les échanges commerciaux comme par les investissements. Les problèmes sont survenus lorsque ces deux moteurs se sont essoufflés avec la crise dans les pays avancés car les émergents ne disposent pas de stabilisateurs internes suffisants. On critique souvent le poids des prélèvements obligatoires dans les vieux pays d’Europe occidentale, jugés excessivement redistributifs. Et pourtant, c’est précisément le faible niveau de redistribution caractérisant des pays émergents qui a accru leur vulnérabilité au choc extérieur qu'a été la crise de 2008. La fiscalité et la redistribution qu’elle permet sont des acquis irremplaçables des économies avancées, qui ont tendance à l’oublier… 

Il n’y a donc pas de « campagne de désinformation », simplement une situation mondiale complexe qui ne se laisse pas résumer en deux minutes de temps de cerveau disponible.

L’argument selon lequel les pays émergents, la Chine en tête, se développeraient au-dessus de leurs moyens (voir ici), est-il valable ? Comment distinguer le vrai du faux ?

Attention à ce type d’expressions toutes faites, qui n’ont pas grand sens. S’il s’agit de dire que la Chine souffre de déséquilibres extérieurs structurels, c’est évidemment faux (l’auteur de l’article auquel vous faites référence vient d’ailleurs de faire amende honorable). Cette acception de l’expression est plus adaptée pour d’autres Grands Émergents, comme le Brésil et l’Inde. En revanche, s’il s’agit de pointer d’autres déséquilibres, internes, écologiques, infrastructurels, sociaux, liés à la croissance débridée de la Chine de ces trente dernières années, c’est évidemment justifié. Aucun modèle de croissance n’est durable de toute éternité. La Chine a changé plusieurs fois de modèle de croissance depuis 1979. Elle s’apprête à opérer une nouvelle mutation, indispensable pour rendre moins destructeur son essor économique. Tout comme, à un degré différent, l’Occident.   

Sans forcément se l’avouer, le monde occidental se voit-t-il comme une économie insubmersible, au contraire des autres, qui constitueraient une sorte de parenthèse de l’histoire économique ? Peut-on parler d’un passéisme persistant, ou au moins d'une certaine nostalgie de la grandeur perdue ?

Il n’est pas impossible que dans la tête de certains dirigeants flotte encore cette idée à la fois naïve et superficielle, pointée par Zachary Karabell, d’une supériorité intrinsèque de la civilisation occidentale. Ce serait évidemment très inquiétant : les constructions sociales sont incommensurables, et surtout ne durent que le temps que les peuples les soutiennent. Mais l’histoire ne revient pas pour autant en arrière : de même que le système soviétique et le maoïsme n’ont pas été une parenthèse dans l’histoire de la Russie et de la Chine et continuent d’imprégner la culture de ces pays, de même les transformations contemporaines de ces économies et de ces sociétés sont en train de laisser une marque indélébile dans les comportements, les savoirs et les aspirations de leurs populations. L’émergence économique n’est donc pas une parenthèse, mais un processus historique, avec ses bifurcations, ses interrogations et ses irréversibilités. La France ne recouvrera sans doute jamais la place qu’elle occupait au XVIIIème siècle dans l’économie mondiale. Faut-il le regretter ? Je ne crois pas. La nostalgie n’est pas bonne conseillère quand il faut s’occuper des problèmes du présent.  

Propos recueillis par Gilles Boutin

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