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400 millions de fraudes annuelles cumulées à la SNCF et la RATP : quelle est la part qui relève de l'incivilité et celle qui relève de la nécessité ?
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C'est pas bien !

Selon le ministre des Transports, Frédéric Cuvillier, la fraude coûte chaque année 300 millions d'euros à la SNCF et 100 millions à la RATP.

Dominique Desjeux

Dominique Desjeux

Dominique Desjeux est professeur émérite à la Sorbonne, université de Paris. Il est le directeur de la Formation doctorale professionnelle en sciences sociales et responsable du Centre de Recherches en SHS appliquée aux innovations, à la consommation et au développement durable. 

Il est aussi notamment co-auteur, avec Fabrice Clochard, de "Le consommateur malin face à la crise. : le consommateur stratège" (juillet 2013) aux éditions de L'Harmattant

Il vient de publier L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang

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Atlantico : Nécessité économique, incivilité délibérée, quels sont les facteurs qui poussent un individu à "resquiller" au sens large du terme ?

Dominique Desjeux : Dans toute culture, on trouve une idée de fraude, c'est à dire de "vol" par rapport à la famille, la communauté, l'Etat ou des étrangers. Cependant, le contenu de ce qu'on appelle fraude varie en fonction des cultures ou de l'histoire, même si rien ne justifie ces pratiques.

Par exemple en Afrique, au sud du Sahara, et notamment au Congo où j'ai travaillé entre 1975 et 1979, détourner de l'argent n’est pas forcément considéré comme du vol. Tout dépend de ce à quoi est destiné l'argent. S'il sert à aider sa famille ou son réseau ethnique, le vol n’est pas considéré comme un acte grave. En revanche, si l'argent volé est gardé pour soi, les conséquences peuvent être lourdes et cela peut conduire à des condamnations graves. Juger le détournement, et donc le vol, ne se fait pas en fonction de l’acte en soi mais du point de vue de son usage social. Les conséquences ne sont pas les mêmes si le vol est commis pour venir en aide aux autres, s’il est altruiste, ou non.

En France, la fraude est condamnée en tant qu'acte et ce quelles que soient les contraintes qui pèsent sur les acteurs ou quels que soient les usages qui seront faits du "butin". L'idée de la contrainte du vol est proche de celle de la nécessité du vol. Certains volent ou fraudent sous contrainte, par nécessité. Malgré tout cela reste un délit, et est donc condamnable. Cela dit, il faudrait voir dans un tribunal comment les juges prennent réellement leurs décisions et s'ils ne tiennent pas compte, un peu comme en Afrique, des contraintes des "voleurs". Au final, je ne suis pas sûr de la distinction entre incivilité et nécessité. En France, c'est un délit plus ou moins sous contrainte de revenu. Donc c'est toujours une "incivilité" mais plus ou moins sous contrainte.

Les fraudes sont-elles plus nombreuses en période de crise ?

Difficile de le savoir. En revanche, on peut noter que les sociétés sont plus sensibles à la corruption, à la fraude, aux détournements de fonds dans les périodes de crise économique. En effet, pendant ces périodes, la redistribution générale de la richesse produite fonctionne moins bien et donc une partie de la population se sent concernée par la fraude qui est ressentie comme un détournement de cette redistribution. Tout se passe comme si, dans les représentations et opinions des Français, quand tout le monde s'enrichit, plus ou moins, on ferme les yeux sur les détournements divers.

Quand l'enrichissement diminue, et donc la redistribution, on est plus sensible au fait que certains se servent eux-mêmes et prennent de fait l'argent de ceux qui payent. Le coût du billet de train intègre le coût de la fraude qui est donc perçue comme payée par ceux qui ne fraudent pas (même si certains peuvent frauder par ailleurs dans d'autres domaines comme le fisc). L'affaire Cahuzac est un bon exemple de fraude qui n'aurait peut-être pas eu le même impact il y a une quinzaine d'année. Je ne justifie rien, je montre simplement que ce qui varie c'est la sensibilité sociale à la fraude en fonction des périodes.

En Australie, pour évoquer les vols à l'étalage on parle de "french shopping". Les Français fraudent-ils plus que les autres ?

Deux économistes, Yann Algan et Pierre Cahuc, dans leur livre La société de défiance (2007) concluent par un constat :  "les Français sont plus méfiants, en moyenne, que la plupart des habitants des autres pays développés". Pour cela, ils reprennent notamment un sondage de la World Value Survey qui en 1990 puis en 2000 a posé à des milliers de personnes la question suivante :  "Trouvez-vous injustifiable d’accepter un pot de vin dans l’exercice de ses fonctions ?" La réponse est oui, c’est injustifiable pour 92% des Danois et 88% des Chinois, alors que pour les Français ce n’est injustifiable qu’à 58%. Les Français sont plus indulgents en valeur face à la fraude. 

Ce que montrent les auteurs, c’est qu’il existe une corrélation entre le faible civisme des habitants d’un pays et le fort taux de méfiance. Plus la culture est incivique, plus le sentiment de méfiance est fort. Or, d’après les deux auteurs, la confiance et le civisme sont deux conditions du fonctionnement du marché. Comme le sentiment de confiance est faible en France, le sentiment de méfiance face au marché est fort. La méfiance entraîne à son tour une demande de réglementation. La réglementation produit à son tour des rentes de situation. Les rentes entraînent le développement de la corruption et des passes droits, pratiques qui deviennent nécessaires pour contourner les rentes de situation, ce qui à son tour alimente la méfiance.

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