La gauche garante de la sécurité en France, soit : mais le rapport entre idéalistes et réalistes a-t-il vraiment évolué depuis 1981 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le duel idéologique entre Valls et Taubira sur les questions de sécurité et de justice sont le reflet du grand écart de la gauche sur le sujet.
Le duel idéologique entre Valls et Taubira sur les questions de sécurité et de justice sont le reflet du grand écart de la gauche sur le sujet.
©Reuters

Double vision

Le duel idéologique entre Manuel Valls et Christiane Taubira sur les questions de sécurité et de justice sont le reflet du grand écart de la gauche sur le sujet. Historique de l'évolution d'une division qui semble insoluble pour le PS.

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki est politologue spécialiste des questions de sécurité. Il est chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales et chargé de cours à l'université de Versailles-St-Quentin.

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Atlantico : L'un des grands reproches fait à la gauche est sa difficulté à incarner la sécurité et à imposer une vraie politique sécuritaire malgré la demande des citoyens. Mais depuis 1981, et dans les gouvernements de gauche successifs, celle-ci a-t-elle réellement été confrontée à cette difficulté qu'on lui prête ? Les ministres de la Justice ou de l'Intérieur de gauche sont-ils vraiment fébriles sur ces sujets ?

Mathieu Zagrodzki : La gauche, comme la droite d'ailleurs, n'est pas un bloc monolithique et compte un éventail relativement large de sensibilités. La remarque vaut pour les questions de sécurité. Un certain nombre de Gardes des Sceaux socialistes est effectivement associé à une approche dite progressiste (ou laxiste pour ses détracteurs) de la justice : Robert Badinter en est l'illustration la plus emblématique, mais on peut également ranger Elisabeth Guigou ou l'actuelle titulaire du poste dans cette catégorie. Ils ont cristallisé et cristallisent toujours la rancœur d'une partie de l'électorat et des forces de l'ordre, pour lesquels ils sont plus préoccupés par le sort des délinquants que celui des victimes. La suppression de la peine de mort, la présence de l'avocat dès la première heure de garde à vue ou la remise en cause des peines-planchers sont autant de mesures ayant heurté les tenants de la fermeté en matière de sécurité. Mais n'oublions pas qu'à côté de ça la gauche a également "produit" des ministres de l'Intérieur qui se sont imposés comme des personnalités crédibles aux yeux des mêmes personnes. On ne peut par exemple taxer Jean-Pierre Chevènement ou Manuel Valls d'angélisme. Que ce soit sur la délinquance ou la laïcité, leur discours décomplexé séduit y compris à droite. Un autre personnage que l'on a tendance à oublier est Pierre Joxe. Il a tout de même lancé un très ambitieux plan de modernisation de la police en 1985, avec un effort financier sans précédent qui a conduit entre autres à la création du RAID et de l’Unité de coordination de lutte anti-terroriste, au développement de la police technique et scientifique, à la généralisation de l’informatique dans les commissariats ou encore à la mise en place de fichiers automatisés.

Si je dois résumer, une politique de sécurité est l’articulation entre le volet police et le volet justice. Quand on regarde les « couples » Guigou/Chevènement ou Taubira/Valls, on voit bien la difficulté qu’a la gauche à allier son aile idéaliste et son aile plus pragmatique, ce qui peut donner cette impression de cacophonie, voire de schizophrénie sur ce sujet.

Si l'on regarde les 30 dernières années, quelles évolutions de style et de positionnement en matière de sécurité a-t-on pu observer à gauche ?

Si je reprends le clivage évoqué dans la question précédente, je dirais que le PS penchait très nettement  du côté de la ligne progressiste et sociale au moment de l’élection de François Mitterrand. Encore une fois, la suppression de la peine de mort est le premier exemple qui vient à l’esprit quand on évoque ce réformisme pénal du début des années 1980. Cette abolition est extrêmement marquante et controversée à l’époque. Toutefois, les mesures touchant les forces de l’ordre sont tout aussi éclairantes. La Police Nationale, mais aussi les polices municipales et les sociétés de sécurité privée sont perçues par la gauche comme des institutions incontrôlables qui oppressent les classes populaires. L’action gouvernementale tournera avant tout autour de la formation, de la déontologie et de la régulation de ces activités.

Mais peu à peu, la nécessité d’améliorer également l’efficacité des forces de l’ordre et le service rendu à la population va devenir une préoccupation pour un certain nombre de personnalités du PS. J’ai cité Pierre Joxe précédemment, je mentionnerai également Gilbert Bonnemaison, député-maire d’Epinay-sur-Seine et auteur en 1982 d’un rapport intitulé « Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité » dans lequel il esquisse un certain nombre de pistes pour remédier à la hausse de la délinquance et centrer l’action de la police autour de la sécurité quotidienne. Aujourd’hui, cette tendance pragmatique n’est plus minoritaire comme elle a pu l’être par le passé. On le voit notamment au niveau local, où des maires de gauche n’ont aucune réticence à parler de sécurité, à s’investir dans les Contrats Locaux de Sécurité, à développer leur police municipale ou à mettre en place de la vidéoprotection, comme Gérard Collomb à Lyon par exemple.

Quelles leçons les gouvernements de gauche ont-ils tiré de la question sécuritaire après leurs grandes défaites de 1984, 1993 et surtout de 2002 ?

Je pense que le grand tournant se situe dans la première moitié des années 1990, et non en 2002. La défaite de 1993 est très sévère. Les responsables du PS voient qu’ils sont en train de perdre l’électorat ouvrier et que la montée du FN depuis le milieu des années 1980 reflète les attentes des milieux populaires en matière de sécurité quotidienne. C’est à ce moment-là que, sous l’impulsion de personnalités comme Daniel Vaillant, Julien Dray ou Bruno Le Roux, émerge le discours selon lequel l’insécurité est une forme d’inégalité que la gauche se doit de combattre car elle touche avant tout les catégories les plus modestes. Exemple frappant : le programme électoral de François Mitterrand en 1988 n’en dit pas un mot, tandis que celui de Lionel Jospin intègre cette problématique.

La mise en place de la police de proximité a été l’aboutissement de ce processus : elle se voulait la démonstration que les socialistes prennent désormais la sécurité au sérieux. Or, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. La « polprox » est souvent présentée par la droite comme le symbole du laxisme de la gauche en matière de sécurité, de façon en partie injustifiée d’ailleurs car au-delà de son volet préventif elle visait à lutter contre la délinquance en responsabilisant les effectifs de terrain et en ancrant leur action territorialement. En réalité, son échec s’explique avant tout par sa mise en œuvre trop rapide et généralisée. On a voulu changer la façon de travailler d’environ 75 000 fonctionnaires de voie publique en l’espace de quelques mois, sans laisser suffisamment de temps à l’expérimentation sur les cinq sites pilotes qui avaient été sélectionnés au préalable.

Ce revers et le traumatisme d’avril 2002 qui s’en est suivi permettent de mieux comprendre la relative prudence de la gauche sur le volet police depuis son retour au pouvoir. Plutôt que de lancer de vastes chantiers, qui risqueraient par ailleurs de heurter les syndicats policiers (l’abandon du récépissé de contrôle d’identité en est une bonne illustration), le ministre de l’Intérieur a privilégié jusque ici des avancées plus progressives et plus modestes comme les Zones de Sécurité Prioritaires, d’autant plus que le contexte budgétaire n’autorise pas des initiatives très ambitieuses.

Alors que la gauche est accusée de laxisme, dès qu'elle se positionne dans le réalisme sur les questions de sécurité, on l'accuse de "dérive droitière" ou "de ne pas être de gauche" comme l'expérimente actuellement Manuel Valls. La gauche est-elle condamnée à être critiquée sur les questions de sécurité par nature, quelle que soit sa position ?

Difficile de répondre à cette question. Spontanément, je serais tenté de vous répondre par l’affirmative. La droite accusera toujours la gauche de laxisme dans ce domaine – quoique fasse celle-ci – confortée en cela par des enquêtes d’opinion constantes sur ce point : la première se voit octroyer une plus grande crédibilité en matière de sécurité que la seconde. A côté de cela, il y aura toujours à gauche des gens récusant une approche répressive de la lutte contre la délinquance, qui assimileront systématiquement toute mesure volontariste à une trahison de leurs idéaux progressistes. Je pense que la seule façon pour elle de sortir de cet entre-deux est de faire un choix clair et de décider quel est son logiciel concernant la sécurité. Elle peut décider d’assumer pleinement sa différence avec la droite – et donc le fait d’être taxée de laxisme – en s’inscrivant dans l’héritage des Badinter et Guigou, c’est-à-dire une ligne privilégiant la prévention sociale et les droits des mis en cause. Elle peut aussi faire comme les travaillistes britanniques en adoptant une vision totalement décomplexée de la chose, symbolisée par exemple par une répression systématique des incivilités, afin de répondre à la demande d’une partie de son électorat, quitte à froisser la composante plus libertaire de son camp. Qu’on l’aime ou non, qu’il soit suivi d’effets ou non, le discours de la droite française en la matière est assez clair : les policiers doivent interpeller les délinquants, la justice doit les condamner sévèrement. Celui de la gauche semble moins limpide, comme l’ont montré les récentes dissensions très médiatisées entre Christiane Taubira et Manuel Valls.

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