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L'islam est-il incompatible avec la démocratie ?
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Bonnes feuilles

Dans les grandes enquêtes portant sur I'avancée de la démocratie dans le monde, les pays musulmans sont traditionnellement mal placés. Extrait de "L'islam devant la démocratie" (2/2).

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Les rapports entre la démocratie et l'islam sont l'objet de jugements contrastés. une représentation commune en Occident est qu'ils sont globalement peu compatibles, mais, simultanément, cette vision est accusée de n'exprimer qu'un préjugé antimusulman et certains penseurs de l'islam professent que c'est au contraire celui-ci qui fournit un modèle de démocratie.

Selon que les mouvements de démocratisation qui agitent de manière récurrente le monde musulman paraissent triompher ou sont en crise, l'opinion balance. Les défenseurs de l'islam disposent d'arguments solides pour réfuter un ensemble d'affirmations courantes visant à expliquer par des raisons structurelles le peu de succès actuel de la démocratie en terre d'islam. Ils montrent que le caractère théocratique de I'islam n'est pas un obstacle incontournable à l'avènement de la démocratie, qu'il est faux que celui-ci ignore la séparation entre Dieu et César, et qu'il est favorable à une large consultation du peuple. Par ailleurs, la diversité des pays musulmans et la complexité de leur histoire sont mises en avant. Mais reste une question majeure, au-delà de cette diversité. Un rapport au monde attaché à la certitude et à l'unité d'une communauté, qui alimente souterrainement, dans des proportions certainement inégales mais jamais insignifiantes, la vision de la société de ceux qui baignent dans I'univers de l'islam, n'est-il pas difficilement compatible avec des pratiques démocratiques fondées sur le doute et le débat ? Le pluralisme est bien peu à I'honneur dans le monde musulman contemporain. Certes, un courant de pensée reçu avec faveur au sein de ce monde a imaginé échapper à ce pluralisme en développant une forme islamique de démocratie fondée sur le consensus du peuple en corps. Mais la capacité d'une telle vision à s'incarner demeure douteuse. Et l'avenir, qui dépend à la fois de l'évolution de I'islam lui-même, du degré de sécularisation que les diverses sociétés où il a pris corps risquent de connaître et du rapport au doute et au débat qui marque les domaines déjà sécularisés de ces sociétés, n'est guère aisé à prévoir.

UNE QUESTION CONTROVERSÉE

Dans les grands surveys portant sur I'avancée de la démocratie dans le monde, les pays musulmans sont traditionnellement mal placés. Ainsi, si l'on en croit de The Economist pour I'année 2011, calculé à partir de soixante critères différents relevant de cinq catégories (le processus électoral et le pluralisme, les libertés civiles, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, la culture politique), aucun pays musulman ne peut être qualifié de "démocratie" à part entière, et seulement deux, le Mali et la Malaisie, rentrent dans la catégorie des "démocraties imparfaites", pendant que la plupart relèvent des catégories "régime hybride" ou "régime autoritaire". Les surveys plus anciens ne donnent pas des résultats sensiblement différents. Et la publication de leurs résultats est assortie de commentaires sans appel tels que "la démocratie est le seul modèle de gouvernement attrayant et légitime dans I'ensemble du monde d'aujourd'hui", à l'exception de "cette vaste partie du monde, de l'Indonésie à I'Afrique de l'Ouest où l'islam est une religion dominante".

Cette vision des choses est l'obiet de vives critiques, qui concernent spécialement les travaux académiques portant sur la place de la démocratie dans les pays musulmans. Sont dénoncées les "platitudes échappées aux savants occidentaux, au premier chef à l'époque coloniale, et relatives à la pensée politique de I'islam classique comme aux modes de gouvernement des différents empires et dynasties". Et sont évoqués les "traits, disons favorables, relevés par les maîtres européens d'hier, en matière d'égalité entre les croyants, de consultation de la communauté par le Prince, de consensus préalable, de théorie de la finalité légale pour justifier un gouvernement, empruntés à Ibn Tâymiyya, Ibn Rushd [Averroès] ou d'autres, tous susceptibles de limiter l'autocratie". L'on voit même des auteurs se réclamant de l'islam proclamer que celui-ci l'emporte sur la tradition occidentale, spécialement en matière de droits de l'homme, qu'ils jugent mieux fondés sur les préceptes coraniques qu'en référence aux droits subjectifs.

Simultanément, il est couramment affirmé, par les critiques d'une approche qu'ils qualifient d'essentialiste, que si, de nos jours, les pays marqués par I'islam ont des rapports quelque peu problématiques avec la démocratie, c'est uniquement une affaire de circonstances: histoire immédiate, manque d'expérience, héritage de l'époque coloniale ou autre: Quand il s'agit de construire une démocratie, "se fait sentir le vide d'institutions, de structures, d'idées, de pensée, qu'a produit et entretenu le despotisme": "Dans le cas de I'Iran, I'intervention des puissances étrangères et la violence de l'État (hier et aujourd'hui) semblent avoir été des obstacles bien plus redoutables sur la voie de la démocratie que le poids de la tradition islamique". L''islam en tant que tel, est-il affirmé, n'est pas en cause:  "Le texte sacré offre plusieurs lectures et est susceptible de justifier autant un régime autoritaire que la démocratie. [...] L'islam [...] est une pratique discursive que des protagonistes de camps opposés utilisent pour défendre des positions politiques renvoyant à leurs intérêts respectifs."Corrélativement, la littérature tend à se focaliser sur I'analyse des stratégies et des doctrines propres aux forces politiques qui s'opposent au sein du monde musulman contemporain, conservateurs, libéraux, islamistes et autres.

Ce rejet de toute approche culturelle va de pair avec une vision très réductrice de ce qu'est une culture. Celle-ci relèverait, s'agissant de l'islam, d'un "invariant culturel
islamique" qui " pousserait les acteurs sociaux à considérer l'islam comme un ensemble immuable et unifié de pratiques religieuses, culturelles, politiques et sociales et, partant, les musulmans comme un ensemble homogène d'individus dont les comportements seraient une fois pour toutes prédéterminés par le religieux dont le caractère
serait totalisant". La culture comme univers mental au sein duquel les stratégies des acteurs prennent sens est alors totalement ignorée.

Les analyses courantes ouvrent une piste en suggérant que les formes de démocratie qui valorisent le peuple en corps sont mieux reçues que celles qui mettent I'accent sur les droits de I'individu et le pluralisme. La liberté des Anciens, "qui assure aux citoyens leur participation aux décisions politiques en même temps qu'elle les asservit individuellement au corps collectif", paraît plus accessible que la liberté des Modernes, "qui fait de I'individu et de ses libertés civiles une limite à la pleine souveraineté du pouvoir". Le populisme qui, militant pour "l'affranchissement des masses, met I'accent sur "l'authentique communauté de frères", apparaît comme suscitant des échos plus positifs que le "constitutionnalisme" qui renvoie avant tout à l'Etat de droit (protégeant des sphères de droits spécifiques contre le pouvoir arbitraire (ou plutôt "discrétionnaire") de l'Etat, même si ce pouvoir devait être I'expression de la volonté majoritaire".

Mais comment expliquer cet état de fait ? Cette tendance est-elle liée à la situation historique présente du monde musulman, aux séquelles des luttes de libération qu'il a menées au cours des dernières décennies, luttes qui conduisent à célébrer I'unité du peuple et à craindre les divisions qui I'affaiblissent ? Ou relève-t-elle de propriétés plus structurelles de l'islam? L'évolution du monde musulman est-elle susceptible d'y mettre fin? Répondre à ces questions demande de s'intéresser à la manière dont les diverses facettes d'un régime démocratique prennent sens dans l'univers mental de I'islam.

Extrait de "L'islam devant la démocratie" , Philippe d'Iribarne, (Editions Gallimard), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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