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Pourquoi aider un handicapé n'est pas toujours une bonne idée
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Bonnes feuilles

Comment se « relève-t-on » d’un accident qui vous fait chuter d’un peuplier à l’âge de quinze ans et vous condamne à passer le restant de vos jours sur une chaise ? Extrait de "Chacun porte en soi une force insoupçonnée" (2/2).

Nicolas  de Tonnac

Nicolas de Tonnac

Nicolas de Tonnac est psychiatre de liaison à l'hôpital de Genève. Il est paraplégique depuis l'âge de 15 ans.
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Je citerai trois anecdotes pour montrer la difficulté pour les personnes handicapées d'être indemnes du regard que la société porte sur elles.

La première se situe à une époque où je vivais tout seul à Genève. Je quitte un jour mon immeuble et au moment d'accéder à ma voiture, je me rends compte que j'ai oublié mon portefeuille. Je reprends l'ascenseur en même temps qu'une voisine qui habite deux étages au-dessous. L'ascenseur fait donc une première halte pour lui permettre de rejoindre son habitation et repart. Parvenu à mon appartement, je fonce récupérer le portefeuille et reprends aussitôt l'ascenseur qui s'arrête deux étages plus bas. La voisine qui m'avait accompagné à l'aller monte, me regarde et dit : – Quand on n'a pas de tête, on a des jambes.Il y a un long silence que nous n'arrivons pas à briser. Elle parce qu'elle mesure l'immensité de la gaffe qu'elle vient de faire. Moi parce que je ne parviens pas à la délivrer de son malaise par un trait d'humour. Je suis habitué à faire des mots d'esprit à propos de mon handicap mais là, rien. Je cite cette anecdote pour montrer de quelle manière cet homme sur une chaise roulante perturbait ma voisine, combien elle s'était trouvée aimantée vers ce qu'il ne fallait absolument pas dire en sa présence puisque, précisément, il n'avait plus de jambes, en tout cas plus des jambes qui lui auraient permis de pallier les faiblesses de sa tête.

L'interdiction faite de parler de la chose fait qu'on en parlera à notre insu. En même temps, ce tabou érigé comme tel ne permet pas de parler de manière légère. C'est l'histoire que rapporte Raymond Devos. Il aborde des nains en se rendant au cirque et ne sait pas comment les nommer. Il est conscient qu'il ne peut pas les traiter de « nains », alors il finit par leur dire : « Bonjour les enfants ! », pour aussitôt se raviser : « On est tous des grands enfants… certains, bien sûr, sont moins grands que d'autres. » Plus il en rajoute, et plus il rend manifeste qu'il est en train de s'adresser à des nains. Il n'y avait dans mon cas que deux étages à franchir, mais cela devait représenter dans cet ascenseur une éternité pour cette pauvre voisine qui venait, si je puis dire, de mettre les pieds dans le plat.

Je reviens quelques années en arrière. Je suis allongé sur le canapé du salon chez mes parents et mon frère Jacques est dans ma chaise roulante. C'est l'époque où je vis encore à Versonnex. On frappe soudain et mon frère, toujours sur la chaise, se dirige vers la porte d'entrée et ouvre. Le facteur apporte un colis. Jacques aussitôt se lève et prend livraison. Le facteur le regarde, profondément choqué, en agitant un doigt menaçant : « Il ne faut pas rigoler de ces choses-là, ça porte malheur ! » Jacques rétorque avec un cynisme achevé : « Moi je m'en fous, c'est l'autre qui y a eu ! » Nous avions ressenti tout ce qui nous séparait de celui qui, à cet instant précis, représentait la bienséance et ne pouvait pas rire. Nous, nous étions capables de nous moquer de mon handicap. Nous devions en rire, l'humour étant à l'époque notre seule arme contre le désespoir. Comment aurais-je supporté l'épreuve que j'affrontais sans humour ? L'humour est vital parce qu'il est une des façons de prendre de la distance avec ce qui fait atrocement mal.

Troisième situation. Je suis dans un salon de thé. Une dame vient vers moi et me tend un billet de vingt francs. Je la regarde étonné en lui faisant valoir que j'ai tout ce qu'il faut pour vivre. Mais elle insiste. Elle m'explique qu'elle ressent le besoin de m'aider. J'insiste à mon tour. Il y a des gens dans le besoin, ce n'est pas mon cas. Mais elle n'en démord pas et pour clore l'affaire, en quelque sorte, elle me dit : « Je suis la femme du conseiller d'État M. X, c'est pour ça que je le fais. » Le conseiller d'État est l'équivalent d'un ministre à l'échelon du canton de Genève. Et alors ? Je comprends qu'elle essaie de monnayer sa culpabilité. Pas moyen de la dissuader. D'ailleurs elle finit par poser son billet et partir. Je me trouve en situation forcée d'accepter ce dédouanement à sa culpabilité. Ce besoin de se déculpabiliser face aux malheurs des autres est un phénomène somme toute courant. Les mendiants dans la rue ne nous apparaissent pas en costard-cravate mais le plus dépenaillés et le plus pitoyables possible afin de nous faire ressentir précisément la pitié, celle-ci découlant de la culpabilité de voir l'autre dans le besoin. Plus c'est visible, mieux c'est. C'est saint François se dépouillant de tous ses biens pour venir au secours des plus démunis. N'est-ce pas là l'essence du christianisme ? Si par la naissance vous vous trouvez être particulièrement favorisé, vous devez vous racheter par des actes de charité envers ceux qui n'ont rien ou que le malheur a frappés. La différence est que saint François donne tout, et qu'une fois qu'il a tout donné il vit dans la pauvreté. Mais qu'est-ce que c'est que donner le superflu ? Vous donnez les habits que vous ne portez plus parce que vous ne voulez pas vous culpabiliser de les jeter. Saint Martin donne sa cape qui est tout ce qu'il possède mais il n'en donne que la moitié, considérant que l'autre moitié appartient à Rome. Partager, c'est partager l'indispensable, pas le superflu. Le Christ donne sa vie sur la croix pour racheter les pécheurs. Cela va d'ailleurs à l'encontre de l'idée de Jugement dernier. Pourquoi y aurait-il un Jugement dernier si le Christ, par son sacrifice, a racheté tous les pécheurs ?

Je me trouve très souvent dans la situation où les gens veulent m'aider. Si je n'en éprouve pas le besoin, je leur dis que cette aide ne m'est pas nécessaire. Certains, naturellement, insistent. Ils veulent faire quelque chose et sont décidés à me compliquer la tâche plus qu'à véritablement m'aider. Je me remémore dans ce cas une phrase que disait mon grand-père. Lorsqu'on voulait l'aider à enfiler sa veste, il refusait en ajoutant : «Merci, j'ai assez de mal tout seul. » Je ne me permets pas ce genre de repartie parce que je considère que les gens qui veulent m'aider ont une véritable envie de le faire. D'où leur vient cette envie ? On peut faire toutes les suppositions. Ils se sentent mal à l'aise de pouvoir faire les choses eux-mêmes sans demander de l'aide. Ils cherchent à se dédouaner, nous l'avons vu dans mon exemple précédent. En tous les cas on ne peut faire abstraction qu'ils ont fait l'effort de venir proposer leur aide. Ce courage mérite de la considération et je n'en manque pas à leur égard.

Extrait de "Chacun porte en soi une force insoupçonnée" ,  Nicolas de Tonnac, (Editions Albin Michel), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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