Al-Qaïda, le retour ? Portrait d’une organisation qui n’est plus ce qu’elle était mais qu’on aurait tort de sous-estimer <!-- --> | Atlantico.fr
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Attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par l'organisation terroriste Al-Qaïda.
Attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par l'organisation terroriste Al-Qaïda.
©Reuters

Epouvantail

Les Etats-Unis appellent leurs ressortissants à quitter «immédiatement» le Yémen. Les renseignements américains auraient intercepté des «communications» entre le chef d'Al-Qaïda, Ayman Al-Zawahiri , et le responsable de la branche yéménite de l'organisation.

François-Bernard Huyghe,François Géré et Alain Rodier

François-Bernard Huyghe,François Géré et Alain Rodier

François-Bernard Huyghe est Docteur d'État en Sciences Politiques et habilité à diriger des recherches. Il enseigne sur le campus virtuel de l’Université de Limoges, au Celsa Paris IV à l’IRIS et à l’Institut des Hautes Études Internationales. Son dernier ouvrage : Terrorismes, Violence et Propagande (Gallimard).

François Géré est historien. Spécialiste en géostratégie, il est président fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chargé de mission auprès de l’Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN) et directeur de recherches à l’Université de Paris 3. Il a publié en 2011, le Dictionnaire de la désinformation.

Alain Rodier est directeur de recherche au sein du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée. Il est l’auteur en 2007 de « Iran : la prochaine guerre ? » et en 2006 de « Al-Qaida. Les connexions mondiales du terrorisme », deux ouvrages édités par les éditions ellipses. Il collabore avec les revues RAIDS et PolicePro

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Atlantico : Les Etats-Unis, le Canada et l'Europe sont en état d'alerte après les menaces islamistes proférées contre les intérêts occidentaux. L'ambassade de France au Yémen et une vingtaine de sites américains sont restés fermés ce lundi. Pourtant, Al-Qaïda semblait affaibli ces dernières années. Plus de 10 ans après les attentats du 11 septembre, quel est le réel potentiel de nuisance de la nébuleuse ? A quel point menace-t-elle encore l'Occident ?

Alain Rodier : L'organisation Al-Qaida n'est pas morte. Elle a muté. En généralisant, il y a trois entités distinctes.

  • "Al-Qaida central" basé en zone AfPak à cheval sur la frontière de l'Afghanistan et du Pakistan. Cette entité, qui est la direction idéologique de la nébuleuse, est dirigée par le Docteur Ayman Al-Zawahiri, ancien du Jihad Islamique égyptien, qui a été l'adjoint de Ben Laden depuis le début des années 1990. Il est entouré d'un petit nombre de fidèles dont certains sont revenus d'Iran où ils étaient en résidence surveillée depuis leur fuite dans ce pays en décembre 2001 lors de l'invasion américaine de l'Afghanistan. Cette entité communique avec le reste du monde via Internet et des missionnaires qui viennent porter la "bonne parole" à leurs différents affidés.

  • Les mouvements affiliés qui ont fait allégeance à Ben Laden puis à Ayman Al-Zawahiri : Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (Aqpa) surtout actif au Yémen mais parfois à l'étranger via des jihadistes-internationalistes passés dans le pays ; Al-Qaida au Maghreb Islamique (Aqmi) dont une partie des forces s'est éparpillée au Maghreb, en particulier dans le sud de la Libye et en Tunisie (la direction d'Aqmi se trouve toujours cantonnée à l'est d'Alger); Al-Qaida Irak (laqi ou l'Etat Islamique d'Irak et du Levant) qui a fait sa jonction avec les mouvements salafistes-jihadistes syriens dont le Front Al-Nusra; enfin les les Shebabs somaliens.

  • Les mouvements indépendants mais qui se revendiquent d'Al-Qaida : Boko Haram au Nigeria, les "Ansar al-Charia" en Egypte, en Tunisie et en Libye, le groupe Abou Sayyaf aux Philippines, les différents groupes islamiques du Caucase, du Liban, etc.


A noter que les "loups solitaires" ou les groupuscules du même type implantés en Occident dépendraient d' "Al-Qaida central" qui assure la propagande et la formation, essentiellement via le net même si certains activistes ont réussi à effectuer un court séjour en zone AfPak ou au Yémen, voire en Somalie.

François-Bernard Huyghe : Les informations dont nous disposons sont toutes d'origine américaine et font état d'"interceptions" de la NSA attestant la probabilité d'attentats. Ces informations restent très vagues et les Américains sont très flous sur leurs sources. Les Etats-Unis ont décidé de protéger 22 pays du Moyen-Orient à l'Afrique du Nord, ce qui est tout de même assez vaste. Et il n'est pas certain que les attentats visent des ambassades. On peut donc se demander si cette espèce d'application extrême du principe de précaution n'obéit pas aussi à la volonté des Etats-Unis de montrer que le système de surveillance de la NSA, particulièrement controversé après l'"affaire Snowden", sert à quelque chose.

Cela dit, Interpol a également émis une alerte demandant une vigilance accrue après une série d'évasions qui ont eu lieu dans neuf pays, notamment en Irak, en Libye, au Yémen et au Pakistan, et qui concernent une centaine d'individus qui pourraient être liés à Al-Qaida. Il y a aussi des djihadistes qui ont eu des heurts avec l'armée tunisienne. Il y a eu des opérations en Somalie. Enfin, on note également qu'il y a eu beaucoup d'attentats en Irak récemment. La nébuleuse djihadiste, qui n'a pas forcément de lien hiérarchique avec Al-Qaida, est donc active.

Le mode opératoire de l'organisation a-t-il changé ? En quoi ? Maintenant que la figure emblématique Oussama Ben Laden a été tuée, quels sont les principaux chefs de l'organisation terroriste ? Celle-ci est-elle encore structurée ?

Alain Rodier :Une grande autonomie est de mise pour les groupes affiliés et les indépendants. "Al-Qaida central" ne donne que des orientations générales.Le combat s'est souvent recentré à une échelle locale au détriment du "jihad mondial" qui reste un objectif à atteindre, mais plus loin dans le temps (il est alors question de générations).

Al-Zawahiri a encore plus d'influence que Ben Laden. Les autres responsables bougent en permanence et certains sont introuvables, mais peuvent-être actifs, à l'image de Saif al-Adel, cet ancien colonel des forces spéciales égyptiennes qui fut longtemps réfugié en Iran. Le Cheikh Ahmed Godane alias Abou Zubeyyr, chef des Shebabs somaliens, a repris de l'importance en faisant liquider à l'été 2013 deux créateurs du mouvement pour "déviances". Il envisage d'internationaliser le jihad. Il pourrait le faire comptant dans les rangs de son organisation un certain nombre d'internationalistes dont des Américains. Enfin, Nasir Abdel Karim al Wuhayshi, le chef actuel d'Aqpa et ancien secrétaire de Ben Laden aurait été désigné à l'été 2013 par al-Zawahiri comme son "numéro 2" en remplacement d'Abou Yahia al Liby tué en juin 2012 par une frappe américaine au Pakistan.

François-Bernard Huyghe : En principe, al-Zawahiri a pris la suite de Ben Laden, mais il n'en a pas le charisme et il est lui aussi obligé de se cacher. Les autres groupes djihadistes ne lui font pas allégeance et ne reconnaissent pas son autorité. Al-Qaïda a évolué. Ce n'est plus une organisation centrale commandée par un chef caché dans les montagnes. En revanche, il existe des chefs régionaux se réclamant d' Al-Qaïda avec des groupes beaucoup plus territorialisés en Algérie, au Yémen, au Pakistan, en Irak ou encore dans le Golfe persique. Al-Qaïda est beaucoup plus décentralisée et mène aussi des activités plus diverses : attentats suicides, mais aussi opérations de guérilla, trafic de cigarettes ou trafic d'armes ... Il n'y a plus de gros attentats spectaculaires qui demandaient de long mois de préparation. Al-Qaïda ne semble plus en mesure de faire sauter une grosse bombe à Madrid ou à Paris.

Le cas d'Aqmi est frappant. A l'origine, un groupe terroriste est un groupe clandestin qui fait des attentats. Or, Aqmi a cessé d'être clandestin à partir du moment où ces djihadistes ont pris des villes et ont tenté de s'emparer du pouvoir. Ils ont également cessé de faire principalement des attentats à partir du moment où ils se sont posés comme une force de de guérilla avec des troupes et des véhicules blindés. Aqmi se conduit davantage comme une insurrection que comme un groupe terroriste classique.

François Géré : Créée à la fin des années 1980, par un personnage extrêmement respecté, le cheik jordano-palestinien Abdul Azzam, à Peshawar au Pakistan, la « base » la maison du « chef » a toujours été idéologiquement centralisée et opérationnellement décentralisée. En dépit de la mort d’Oussama ben Laden, l’Egyptien Ayman Al Zawahiri reste le maître spirituel dont les fatwas sont respectées. Il accorde son adoubement aux groupes salafistes en renouvellement constant qui veulent bénéficier de ce « label » prestigieux. Cette intronisation signifie aussi et c’est essentiel la possibilité à s’insérer dans les réseaux de financement internationaux.

Quels sont ses éventuels concurrents ? Ces franchises, comme Aqmi, sont-elles entièrement sous son contrôle ?

François-Bernard Huyghe :  Non, elles ne sont pas sous le contrôle d'une organisation centrale. L'exemple d'Aqmi est particulièrement intéressant puisqu'à l'origine il s'agit du GSCPC (Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat), une organisation spécifiquement algérienne qui a essaimé dans toute la région, puis a choisi de faire allégeance de manière purement formelle à Al-Qaïda.Aqmi ne reçoit aucune instruction. Al-Qaïda n'est plus une construction pyramidale. Il n'y plus de "multinationale", mais des sociétés nationales, parfois en concurrence entre elles. A l'étage en dessous, il y a même des initiatives purement individuelles comme celles de Mohammed Merahou Djokhar Tsarnaev, l'auteur de l'attentat de Boston.

François Géré : Les groupes régionaux (au Maghreb, en Mésopotamie, dans la péninsule arabique, dans le Sud Est asiatique et bien sûr en AfPak) restent libres au plan opérationnel. Ils montent leurs actions comme ils l’entendent en fonction des opportunités et des calendriers politiques qui leurs sont particuliers. C’est le cas au Maghreb (Algérie, en Libye mais aussi Mali, Niger et Nigéria, Soudan Somalie) c’est le cas en Syrie.

Al Qaida apparaît donc comme l’hydre de l’Herne aux cent têtes qui repoussent à mesure qu’on les coupe.

L’organisation d’origine a subi  entre 2001 et 2003 des revers très graves qui ont affaibli sa capacité d’action au niveau mondial et dans les Etats occidentaux. Dans les pays européens où existent d’importantes communautés de religion musulmane un effort considérable de « déradicalisation » a été entrepris. Ceci explique la réduction des dangers immédiats et le tarissement du recrutement. On assiste donc à des actes terroristes de plus en plus limités, « bricolés » par des amateurs sans compétences sérieuses. Il ne suffit pas d’un passage en Syrie ou ailleurs…Ces individus, ces groupes réduits ne disposent pas de têtes pensantes. Les prédicateurs charismatiques ont été éliminés et leurs successeurs aussitôt repérés sont écartés.  Cela est très important.

Les autorités musulmanes (mais il n’existe pas de clergé constitué chez les sunnites) ont réagi afin de délégitimer la prédication salafiste violente. Ce n’est toutefois pas le cas dans tous les pays musulmans sunnites.

En effet tant que l’idéologie salafiste radicale bénéficiera d’une légitimité religieuse et d’un prestige social, Al Qaida continuera à faire des adeptes par milliers. Tant que le wahabisme incontrôlé financera massivement les écoles coraniques qui diffusent une idéologie sectaire dangereuse, il existera un recrutement important.

Al-Qaïda a-t-elle profité des printemps arabes pour reconstituer une partie de ces forces ? Qu'en est-il en Syrie ? 

Alain Rodier :Al-Qaida, comme tout le monde, a été surpris par les révolutions arabes. Il a fallu un certain temps à la nébuleuse pour réagir. Elle s'oppose dorénavant aux Frères musulmans qui sont jugés comme des "traitres à la cause" pour avoir accepté de se plier au jeu démocratique honni. Les espoirs se fondent dans les salafistes-jihadistes, comme le mouvement Ansar al-Charia, présents en Egypte, en Libye et en Tunisie. Al-Qaida attend la montée du mécontentement populaire face à la crise économique qui s'accroit de jour en jour en Afrique du Nord pour récupérer ce sentiment contre les gouvernements "impies" et les Occidentaux.

François Géré : Il ne fait aucun doute que les révoltes arabes de ces deux dernières années ont ouvert un nouvel espace de manœuvre pour le salafisme radical.

Le « métier » de leader politico-militaire d’une branche d’Al Qaida présente des risques certains. La durée de vie est en général assez brève de l’ordre de six mois à trois ans. En outre les rivalités internes sont féroces. Ceci explique la relative faiblesse de ces groupes, même s’il y a toujours un « émir »  remplaçant.

A l’origine en Tunisie, en Libye, en Egypte, au Yemen les mouvements de révolte n’étaient ni anti américains ni mêmes anti israéliens. D’abord surpris et débordés, les Frères musulmans ont pris le train en marche puis, bien organisés, en ont pris la direction. Eux-mêmes ont été débordés par les éléments les plus radicaux, les plus impatients adeptes de l’idéologie d’Al Qaida.

Constatant qu’Al Qaida en Mésopotamie était en voie d’écrasement sous l’effet conjugué des Etats-Unis, des Kurdes et surtout des shiites majoritaires les jihadistes survivants se sont déplacés vers d’autres théâtres, notamment l’Afrique.

Or grâce à la guerre civile de Syrie on les voit tenter un retour en Irak en multipliant des attentats visant à déstabiliser le gouvernement fédéraliste de M. Al Maliki, à attiser les tensions ethniques et à raviver l’opposition entre shiites et sunnites.

De surcroît, le retrait des Etats-Unis et de l’OTAN d’Afghanistan est présenté comme une nouvelle victoire des jihadistes.

Quelles sont désormais les principales cibles d' Al-Qaïda ? Depuis ses interventions en Libye puis au Mali, la France est-elle particulièrement visée ? Comment les Etats peuvent-ils se protéger ?

Alain Rodier :Cela dépend des régions. Globalement, les Etats-Unis et Israël restent les ennemis prioritaires des salafistes-jihadistes. Au Maghreb, la France est en numéro un en raison de son intervention au Mali. L'autre ennemi principal sont les chiites : Iran, régime irakien, Hezbollah, Allaouites en Syrie. Ils sont considérés comme des "apostats".

François-Bernard Huyghe : Dans le choix des cibles, on retrouve cette souplesse qui caractérise la nouvelle forme d’Al-Qaïda. La nébuleuse terroriste a tendance à moins s'attaquer à des cibles difficiles comme les ambassades et se disperse sur des cibles plus faciles. La publication djihadiste Inspire expliquait récemment qu'il est inutile de faire un attentat long et compliqué qui demande beaucoup de préparation et implique des risques alors que des attentats plus simples qui demandent moins préparation et un personnel moins formé produisent presque autant d'effets médiatiques et psychologiques. C'est un véritable problème pour les services de renseignements car s'il y a dispersion des cibles, il devient impossible de toutes les protéger.

Concernant la France, elle a toujours été placée assez haut dans la liste des cibles potentielles d’Al-Qaïda à cause notamment de sa politique africaine, de sa présence en Afghanistan ou de la loi sur la Burqa. Notre intervention au Mali nous fait évidemment apparaître parmi les cibles occidentales privilégiées. D'autant plus qu'il y a une tradition d'attentats en France qui remonte aux années 1990.

François Géré : Dans une situation aussi bouleversée, les cibles sont multiples au Proche et au Moyen Orient. Mais le rétrécissement des capacités des organisations jihadistes  conduit à une limitation sur les seuls territoires de l’Islam où existent des réseaux puissants de complicité. Les capacités d’interventions extérieures ont été réduites. Il est indispensable de veiller à ce qu’elles ne puissent se reconstituer.

Hormis Al-Qaïda, existe-il d'autres menaces potentiellement bien plus dangereuses pour l'Occident ? Lesquelles ?

Alain Rodier : Vaste question. Le crime organisé représente une menace potentielle déjà infiltrée dans l'économie occidentale. La différence réside dans le fait qu'il est, dans ce cas, extrêmement difficile de définir avec précision l'adversaire: quelle est la différence entre un homme d'affaire entreprenant jouant avec les limites du Droit et un homme d'affaires en odeur de mafia ?

François-Bernard Huyghe : La mouvance djihadiste en générale, affiliée ou non à Al-Qaïda, conserve un vrai pouvoir de nuisance. Cela dit, la probabilité d’attentats importants en Europe paraît faible. Depuis ceux de Londres en 2005, il n'y en a pas eu, en dehors des cas isolés comme celui de Mohammed Merah. 

François Géré : La France est un ennemi déclaré. Mais cette menace dont il faut tenir le plus grand compte ne signifie pas que la capacité d’action existe.

A court terme la menace potentielle reste limitée et concerne des ennemis dont le moyens de nuisance sont meurtriers, peuvent être spectaculaires.

Dans l’immédiat il n’existe pas de menace majeure contre les intérêts vitaux de la France, ni de l’Union Européenne. Les tensions existent mais pas au-delà.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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