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"L’économie, pas une science ? Oui, en effet, c’est une branche de la logique."
"L’économie, pas une science ? Oui, en effet, c’est une branche de la logique."
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Best of Mucherie

Fin juin, Olivier Blanchard, conseiller économique du FMI, lançait le débat : et si la crise avait montré les limites de la macroéconomie ?... Premier épisode de notre Best of de l'été.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Cet article a précédemment été publié le 1er juillet 2013. Il est le premier d'une série "best of", qui verra ces prochaines semaines la rediffusion d'articles marquants publiés par nos contributeurs cette année.

Premier réflexe sur un sujet aussi compliqué et polémique : ne pas trop hypostasier. La macro-économie existe mais les macro-économistes existent encore plus. La question est donc en fait : les économistes ont-ils tout faux ?

Question piégée car on ne se demande jamais si les garagistes ou les dentistes ont eu tout faux : seuls les économistes ont droit à un procès systématique en sorcellerie, procès où d’ailleurs ils sont les premiers procureurs : Paul Krugman qui titre "How did Economists get it so wrong?", qui attaque les économistes en permanence (ils ont "pris la beauté pour vérité") et qui considère que seul Paul Krugman a vu juste depuis le début ; Rajan qui joue à celui que l’on n’a pas assez écouté (Roubini fait pareil) ; Stiglitz et d’autres qui règlent leurs vieux comptes ; Skidelsky qui tient "les économistes, plus que les banquiers, responsables de la crise" ; Buchanan qui dit que l’empereur est nu ; Simon Johnson, ancien chef économiste du FMI, qui dans son concept de "corridor Wall Street-Washington" évoque la complaisance des économistes vis-à-vis des marchés (ils auraient donné une légitimité académique à des innovations financières à risque) ; les économistes hexagonaux qui parlent de retourner à la sociologie une bonne fois pour toutes, bref.

Procès en "superpuissance" : mais ceux qui pensent que les économistes font la loi dans les salles de marchés et dans les comités exécutifs des banques doivent fumer autre chose que des substances légales. La plupart des analystes actions ne fondent pas leurs analyses sur le ratio Q de Tobin, la plupart des gérants obligataires n’ont jamais entendu parler de Knut Wicksell. Notre influence politique et sociétale est très faible. Turgot n’a tenu que deux ans sous Louis XVI, et Rueff à peine plus sous de Gaulle. Politiques et financiers ne passent pas leurs soirées et leurs week-ends à lire les documents de travail du National bureau of economic research (NBER) ou le blog de Scott Sumner.

Procès en non-scientificité : amusant quand on sait que les physiciens ne sont pas capables de s’accorder sur les lois fondamentales de l’univers, un sujet pourtant bien moins complexe que l’économie. L’économie est complexe car elle change, alors que pour citer Frank Knight "all science is static in the sense that it describes the unchanging aspects of things" (toute science est statique dans la mesure où elle décrit l'aspect inchangée des choses). L’économie, pas une science ? Oui, en effet, c’est une branche de la logique. Hayek 1977 : "Ne soyez pas choqué que je dise que la physique s'occupe de phénomènes essentiellement simples. Ce que je veux dire, c'est que les théories dont vous avez besoin pour expliquer la physique ne contiennent que très peu de variables. Vous pouvez facilement le vérifier en regardant l'annexe de formules de tout livre de physique. Vous y trouverez qu'aucune formule qui énonce les lois générales de la physique ne contient plus de deux ou trois variables. Vous ne pouvez pas expliquer quoi que ce soit de la vie en société à l'aide d'une théorie qui ne se réfère qu'à deux ou trois variables. Le résultat est que nous ne pourrons jamais obtenir de théories que nous pourrions utiliser pour faire des prédictions effectives de phénomènes particuliers. Ceci parce qu'il faudrait introduire dans les formules tellement de données spécifiques que nous ne pourrions les connaître toutes. En ce sens, notre possibilité d'expliquer et de prévoir les phénomènes sociaux est bien plus limitée qu'elle ne l'est en physique. Or ceci ne satisfait pas les jeunes gens les plus ambitieux".

Procès en voracité : amusant quand on sait ce que gagne le moindre financier. On nous accuse de trop "traverser la rivière" alors que le reproche que l’on pourrait faire aux économistes, y compris et surtout aux stars américaines de la discipline, c’est de rester dans leurs cathédrales, de ne publier que dans l’AER et dans Econometrica, et de ne pas bien savoir à quoi ressemble le monde financier moderne. Les économistes ont-ils conçu et vendu des CDO square ? Sont-ils responsables de la bulle pétrolière de 2008 ? Devrions-nous nous excuser d’exister ? D’être 10 fois moins payé qu’un trader junior ?

Procès en incapacité à prévoir. Ces critiques n’ont jamais lu Samuelson : "L’impossibilité de prévoir les prix futurs à partir des prix présents et passés est le signe, non pas de l’échec des lois économiques, mais de leur triomphe, après que la concurrence a fait sa besogne". Si on pouvait prévoir le futur, l’URSS existerait toujours.L’économiste n’est que marginalement un prévisionniste, un statisticien ou un conjoncturiste. La vérité est ailleurs.

Procès en manque de modestie.  Bienvenu dans le monde des injonctions contradictoires, façon Palo Alto : chers économistes, soyez humbles mais, … comme dans le slogan de mai 1968, nous exigerons de vous l’impossible (des prévisions à 10 ans, le niveau du CAC 40 la semaine prochaine, une vue ni optimiste ni pessimiste, un haut degré de sophistication mais enrobé dans un discours compréhensible pour un profane, une connaissance concrète des marchés sans jamais fricoter avec les gens des marchés, etc).

Procès en manque de rentabilité, alors que le seul combat pour la réduction des droits de douane (et même en prenant pour base de calcul le fait que les économistes n’ont pesé qu’à la marge dans les décisions sur le commerce international depuis trois siècles) permet de justifier les salaires des économistes à l’échelle planétaire pour plusieurs dizaines de milliers d’années.

On fait moins de procès à Bernard Tapie qu’aux économistes… Jusqu’où s’étend, dans l’espace et dans le temps, la responsabilité de nos actes ? En tant qu’économiste de marché (on dit aussi "stratégiste") dans une boite d’assurance en France, suis-je responsable de la crise de Lehman Brothers en raison de ce que Modigliani ou Fama ont pu écrire il y a plus de 40 ans ?  Encore faudrait-il qu’un rapport de cause à effet existe entre les deux événements.

Ricoeur et Girard déploraient souvent le retour pernicieux de la responsabilité collective, cette vision holiste digne d’une cité grecque à l’époque des généraux des Arginuses. Il ne manque plus qu’une plainte au pénal pour nous retrouver dans une caricature que même Philippe Murray aurait eu de la peine à décrire… On se souvient des propos de Michel Rocard dans une interview pour Le Temps en octobre 2008 : "Friedman a créé cette crise ! Il est mort, et vraiment, c’est dommage. Je le verrais bien être traduit devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité. Avec son idée que le fonctionnement des marchés est parfait, il a laissé toute l’avidité, la voracité humaine s’exprimer librement". Quelle est, selon vous, la probabilité pour que Rocard ait lu un jour les 900 pages de l’Histoire Monétaire des Etats-Unis de Friedman et Schwartz, ouvrage jamais traduit en français et totalement absent de nos bibliothèques depuis un demi siècle ?

Ce sont les mêmes qui hurlent pour une plus grande intégration des fondamentaux, du long terme, qui critiquent les économistes. Peut-être croient-ils qu’en laissant le champ libre à des quants et des risk managers de 25 ans les choses iront pour le mieux ? Peut-être croient-ils que modéliser l’inflation comme un phénomène stochastique va nous emmener vers un avenir radieux ? Il va falloir développer une culture du cycle, croit-on pouvoir le faire sans les économistes ?

Les économistes devraient exiger une prime pour incivilités et risques d’agression. C’est peut-être ce que voulait dire Bourdieu lorsqu’il parlait de la "violence structurelle des marchés financiers". Le summum du ridicule a probablement été atteint vers 2010 ou 2011, à l’apogée de la crise européenne : les économistes sont alors accusés de défaitisme et de biais anglo-saxon, alors que depuis deux décennies ils avaient très bien mis en lumière (quelles que soient leurs chapelles : Felstein, Friedman et Krugman ne passaient pas leurs vacances ensemble) la non-optimalité monétaire de la zone, les lacunes du Pacte de stabilité et le caractère dément du management monétaire par la BCE.  

Pourquoi les économistes sont-ils ainsi des boucs émissaires en dernier ressort, à chaque crise ? Comparativement à d’autres acteurs, ils sont disséminés, sans trop d’esprit de corps et avec peu de capacités de réponse. La plupart des économistes sont ravis d’être lynchés médiatiquement, c’est valorisant, on leur prête tant de pouvoir. Et puis il faut bien reconnaître que certains économistes (le plus souvent, de vieilles gloires du passé qui ne travaillent plus beaucoup et qui croient encore au risque d’inflation) disent en effet n’importe quoi. J’ai quelques exemples en tête… y compris dans mes propres productions...

Alors puisqu’il faut faire acte de contrition, et participer à la meute des critiques, allons-y.

Oui, certains économistes ont cru à un moment que les grandes questions du cycle économique étaient à peu près résolues (Lucas était fort affirmatif sur ce point, et Blanchard assez optimiste aussi avant la crise). C’est l’époque de Freakeconomics où Steven Levitt employait son intelligence à décortiquer les tricheries dans les tournois de sumos au lieu de creuser les questions monétaires en bon élève de l’Université de Chicago.

Oui, les modèles DSGE ont été mis en échec.

Oui, tel article de Rogoff ou d’Alesina se montre un peu léger dans le traitement des données et débouche sur des conclusions biaisées. Ce sont des choses qui n’arrivent jamais dans la recherche médicale ou pharmaceutique, bien entendu.

Oui, il y a eu à une époque une mode dans la littérature académique pour une indépendance absolue des banques centrales, et oui cette mode a eu de graves conséquences que nous payons désormais tous les jours en zone euro. Mais la réponse ici ne peut venir que des économistes, en particulier de ceux qui ont lu Friedman.

Oui la plupart des études empiriques ne font que prouver que l’eau coule de haut en bas, cependant que les constructions plus abstraites ressemblent souvent à de l’onanisme intellectuel. On note une forte tendance à écarter les explications trop "triviales", hier, la nullité des responsables de la Fed dans les années 1930, aujourd’hui la nullité des gens de la BCE. Par ailleurs, on manque toujours aussi fort de "passeurs", de gens capables de vulgariser la recherche vers un public cultivé de non spécialistes.

Oui, il y a 500 thèses d’économie soutenues chaque année en France, alors que seuls 10% d’entre elles contiennent plus que la modification d’une sous-variable par rapport à un article rédigé aux USA vingt ans plus tôt. L’auteur d’un des manuels les plus utilisés, David Colander, a déclaré que 90% des "chercheurs" en économie feraient mieux de cesser de publier et de se focaliser sur l’amélioration de leur enseignement considérant que, de cette façon, la qualité moyenne de la recherche et de l’enseignement serait considérablement améliorée.

Oui, il arrive que les économistes perdent leur sens de l’humour. Nous n’aimons pas être insultés. Nous n’aimons pas qu’un démographe qui ne connaît rien à notre discipline et qui s’en flatte puisse la qualifier d’illusion. Des gens qui n'oseraient pas s'exprimer en matière de chirurgie ou de physique nucléaire n'ont aucun complexe pour considérer que leur point de vue en matière de lutte contre le chômage est digne de foi et devrait être fidèlement suivi. Sur les questions budgétaires par exemple, la France compte 65 millions de spécialistes éminents.

Oui, on peut continuer à critiquer sans fin la discipline, ceux qui l’exercent, praticiens ou théoriciens, conseillers des princes ou pédagogues. Et pourtant, cette discipline, elle tourne… car si manifestement elle dérange, c’est qu’elle obtient quelques résultats.

A mon humble avis, notre métier ne manque pas de noblesse, d’authentiques génies l’ont exercé, notre boîte à outils est bien garnie. Nous sommes certes des nains, mais sur les épaules de géants. Tous les grands problèmes ont été dénoncés par les économistes dans des centaines d’études : la sous-évaluation administrée du Yuan, les problèmes de gouvernance monétaire en zone euro, la cartellisation du marché pétrolier, la soviétisation du marché immobilier américain via Fannie Mae, etc. Ce n’est pas notre faute si certains n’utilisent pas leurs oreilles pour entendre et leurs yeux pour lire des publications. Quand on est économiste, la phrase que l’on entend le plus souvent en réponse à nos arguments est : "C’est vrai, mais il ne faut pas le dire".

Les économistes ne s’usent que si on ne s’en sert pas. Et justement on ne s’en sert pas beaucoup. Prenez la politique monétaire, un domaine pourtant important, très investigué depuis longtemps par la crème des économistes universitaires et des économistes de marché. Pas une fois la BCE n’a pensé à embaucher un économiste de renom sur les questions monétaires. Même les Américains sont très critiquables sur ce terrain : certes les économistes sont nombreux à la Fed  mais ils doivent partager le terrain avec des Esther L. George par exemple (nommée au Board après avoir passé toute sa vie aux départements des Ressources humaines et comptabilité et risques de l’antenne de 10e district, à Kansas City). On fait semblant ensuite de s’étonner que cette brave dame vote en comité pour un arrêt prématuré des dispositifs monétaires de soutien, alors que l’inflation américaine est à un point bas depuis 1961, que l’activité reste fragile et que le reste du monde est en très net ralentissement. Cela provoque des remous énormes sur les marchés et les économies de toute la planète. Les non-économistes devraient être privés du droit de vote… dans les comités de banquiers centraux bien entendu.

Conclusion. Rassurez-vous. Comme l’a dit un jour fort justement Samuelson, "funeral by funeral, science makes progress". Nous allons tous mourir, remplacés par de meilleurs économistes qui serviront eux aussi de boucs émissaires. La roue tourne, mais toujours dans le même sens.

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