Parents à temps plein : faut-il vraiment considérer l'éducation des enfants comme un métier à part entière ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Rémunérer les parents au foyer peut-il être une bonne chose ?
Rémunérer les parents au foyer peut-il être une bonne chose ?
©Reuters

Moi dans la vie je suis papa

Le gouvernement allemand donne une compensation financière aux parents qui gardent leurs enfants de moins de trois ans à la maison : 100 euros par mois et par enfant. Etre parent est-il en train de devenir un métier comme un autre ?

Eric  Deschavanne et Laurent Ott

Eric Deschavanne et Laurent Ott

Eric Deschavanne est professeur de philosophie. A 48 ans, il anime depuis quinze ans à la Sorbonne, avec Pierre-Henri Tavoillot, le Collège de philosophie. Il a été, après un passage comme chargé de mission auprès du Ministre de l’Education nationale Luc Ferry, l’un des rapporteurs de la Commission présidé par Claude Thélot qui organisa le grand débat national sur l’avenir de l’Ecole en 2003-2004.
 

Laurent Ott est docteur en philosophie, il travail sur la pédagogie sociale et les questions de parentalité. Il est également l'auteur de "Etre parent, c'est pas un métier".

Voir la bio »

Atlantico : Une "prime au fourneau" de 100€/mois et par enfant de moins de trois ans, versée aux parents allemands qui restent à la maison pour s'occuper de leur progéniture, est entrée en vigueur le 1er août et suscite un vif débat en Allemagne. Rémunérer les parents au foyer peut-il être une bonne chose ? A quelles conditions ? Et avec quels effets pervers ?

Laurent Ott : Les plus grandes difficultés qui menacent les enfants européens aujourd'hui hui sont liées au risque de partager la pauvreté et la précarité de leurs parents. Toutes les mesures qui tendent à renforcer le repli familial accroissent les dangers d’isolement, de relégation, de négligence et tout simplement et banalement d’ennui et de malheur. Une fois de plus la vielle Europe rêve du mythe de la famille bourgeoise, bienveillante et morale. C’est oublier la réalité sociale de notre époque. Par ailleurs, le titre même de cette prime fleure le sexisme, et l’archaïsme.

Eric Deschavanne : On peut en effet s'interroger sur le sens d'une telle mesure, dont la raison d'être est sans doute exclusivement politicienne. Le problème que la politique familiale s'efforce de résoudre en Allemagne est celui de la crise du modèle traditionnel de la femme au foyer, qui constitue la principale cause du déficit démographique du pays : de manière un peu abrupte, on peut considérer que les femmes allemandes sont contraintes de choisir entre le travail et la vie de famille, entre l'indépendance économique et la maternité ; or, confrontées à ce dilemme, elles ont choisi de différer le moment de la maternité et de faire moins d'enfants. Les responsables politiques en ont conscience. L'Allemagne investit dans la construction de crêches afin de s'adapter mouvement historique qui, en occident, érige le couple biactif en norme dominante.

Dans cette perspective, la "prime au fourneau" apparaît comme un contre-sens. Il s'agit probablement pour Angela Merkel de donner satisfaction à la fraction la plus conservatrice de son électorat. La mesure s'accompagne toutefois d'une autre, qui va dans le sens contraire : la création d'un "droit opposable" d'inscrire son enfant en crèche. Tout cela paraît brouillon et électoraliste : il s'agit mesures symboliques et dérisoires qui ne changent rien à la réalité.

Quelles peuvent être les motivations des pouvoirs publics dans une telle décision ?

Laurent Ott  : Malheureusement les pouvoirs publics en Europe tendent à se désengager  de l'éducation et des politiques de l'enfance. Le but est de renvoyer les responsabilités vers la sphère privée pour faire des économies publiques. Le résultat en sera, et en est déjà, d’accroître les fossés sociaux, la ségrégation et le communautarisme.

Les enfants élevés exclusivement par leurs parents les trois premières années de leur vie s'en sortent-ils mieux que les autres ? Où en est l'état des connaissances sur le sujet ?

Laurent Ott  : Il règne toujours autour de la pensée du jeune enfant une vielle idéologie maternaliste qui tend à culpabiliser les femmes pour leurs activités. Dans la réalité on sait qu’un enfant a besoin de repères affectifs et sociaux mais que des professionnels bien formés sont tout à fait à même de leur fournir dans de bonnes conditions, et parfois même mieux "qu'à la maison".

Eric Deschavanne : Une politique familiale moderne devrait avoir pour ambition de travailler à harmoniser la vie familiale et la vie professionnelle. Cela, afin de répondre aux aspirations des adultes, qui forment désormais le plus souvent des couples biactifs, mais aussi de servir l'intérêt de l'enfant. Le rôle des parents durant les premières années de la vie est déterminant, notamment pour la réussite scolaire future de l'enfant ; le facteur familial est ainsi la cause du caractère irréductible de l'inégalité scolaire. Statistiquement, le facteur le plus déterminant est le niveau de diplôme de la mère. Ce qui signifie que l'apport des parents est à la fois quantitatif (les mères consacrent à l'enfant plus de temps que les pères) et qualitatif (le niveau d'éducation fait la différence). Il s'en déduit sur le plan politique une double exigence qui n'est contradictoire qu'en apparence : il faut à la fois permettre aux parents de consacrer du temps à leurs enfants et "socialiser" davantage la prise en charge des enfants afin de réduire les inégalités. La conciliation de ces deux exigences est possible si l'on perçoit que l'important n'est pas la quantité mais la qualité du temp consacré à l'enfant.

Par ailleurs, sujet essentiel, il faut distinguer les âges de la petite enfance. L'état des connaissance (qui recoupe en l'occurrence le sens commun) fait apparaître que la présence de la mère est effectivement préférable durant la première année de la vie - je crains fort pour les féministes que cette part d'assymétrie des rôles soit irréductible à la liquidation de tous les stéréotypes ! Cela fait de la question du congé parental (notamment de sa longueur) un enjeu important. A partir de la deuxième année, la socialisation peut être bénéfique à l'enfant. Cela dépend toutefois beaucoup du milieu familial : évoluer jusqu'à son troisième anniversaire au contact d'une mère dévouée et cultivée ne constitue évidemment pas un handicap, bien au contraire.

Une étude anglaise relayée dans le DailyMail, montre que les mères à temps plein seraient plus heureuses, elles ne ressentiraient moins les sentiments d'ennui ou d’inutilité. Les parents qui s'occupent à temps plein de leurs progénitures sont-ils plus heureux, plus épanouis que les autres ? 

Laurent Ott  : Les gens qui réalisent ces études ne sont jamais sortis de leur milieu bourgeois et se réfèrent  à des minorités fortunées. Il suffit de connaître la réalité des quartiers défavorises pour attester que l’inactivité des parents (au chômage par exemple) ne favorise absolument pas des relations harmonieuses dans la famille, mais au contraire, les compliquent.

Eric Deschavanne : Je ne connais pas cette étude, mais ce constat me paraît plausible. Un argument plus évident pourrait être avancé : l'espérance de vie des femmes surpasse celle des hommes (l'écart se réduit à mesure que les genres de vie tendent à se confondre) ; or, on considère généralement la durée de l'espérance de vie comme le principal aspect quantifiable et objectif pour mesurer si une vie a été difficile, pénible, ou au contraire plutôt heureuse. Le féminisme contemporain, on comprend aisément pourquoi, valorise l'épanouissement professionnel, qu'il revendique pour les femmes. Il  pourrait à mon sens, sans se contredire sur l'essentiel, mettre en valeur le genre de vie qui a longtemps été celui des femmes et revendiquer pour les hommes l'épanouissement familial. Souligner le fait que la vie au foyer puisse être une source de bonheur ne devrait pas conduire à plaider pour la conservation du modèle traditionnel puisque celui-ci prive la moitié de l'humanité (en l'occurrence les hommes) de l'accès à ce bonheur.

Etre parent au foyer peut-il être considéré comme un métier ? En quoi ces deux notions peuvent-elles s'opposer ?

Laurent Ott  : Un métier par définition suppose de manifester un savoir faire et des compétences transposables dans un spectre large de situations. Les crèches collectives et parentales développent indubitablement des compétences car celles-ci sont acquises dans un cadre socialisé et partagé. L’éducation de ses propres enfants chez soi, ce n'est pas sûr...

Eric Deschavanne : Je crois qu'il s'agit d'un fantasme politique néo-conservateur. Face à l'argument féministe décisif selon lequel il n'y a pas de liberté individuelle authentique sans indépendance économique, rémunérer le dévouement de la femme à la vie du foyer constituerait une réponse permettant de concilier tradition et modernité. Je souhaite bien du courage aux responsables politiques qui voudraient s'engager dans cette voie ! Pour faire de la vie au foyer un métier, une prime de 100 euros risque fort de ne pas suffire. 

Les parents au foyer souffrent-ils d'un manque de reconnaissance sociale ?

Eric Deschavanne : En termes de reconnaissance médiatique, cela dépend du sexe : le père au foyer a plutôt la cote ! Sur le plan social, le couple biactif constitue la nouvelle norme. Qu'on soit homme ou femme, le fait de renoncer au travail et à l'indépendance économique est en effet perçu comme une mutilation, un amoindrissement de la liberté et de l'individualité. Ce qui justifie aujourd'hui le choix de la vie au foyer, et conditionne son acceptation sociale, c'est uniquement la contingence d'une situation, lorsque les contraintes liées à la vie professionnelle et à l'organisation familiale condamnent les membres du couples parental à renoncer l'un à la vie active, l'autre à la vie de famille.

Pour autant, l'initiative choisie par les Allemands est-elle la plus efficace à cet égard ? Comment faire évoluer les mentalités sur ce point  ?

Laurent Ott  : Ce n’est pas en développant le retour des femmes au foyer que l’on répondra aux urgences éducatives et sociales, mais à l'inverse en créant des lieux d’accueil et d’éducation pour tous les enfants ( y compris pour les enfants dont les parents sont exclus du travail). Il s'agit donc de faire tout à fait l’inverse.  Le chemin actuel de renvoi des enfants chez eux favorise la précarité et la maltraitante.

Eric Deschavanne : Qui souhaiterait pour sa fille ou pour son fils une vie exclusivement consacrée à l'entretien du foyer et à l'éducation des enfants ? Sur le plan privé comme sur le plan politique, nous sommes à la recherche d'un équilibre entre la vie familiale et la vie professionnelle. Celui-ci est difficile à trouver, raison pour laquelle la politique familiale revêt des enjeux existentiels fondamentaux et devrait occuper une place de plus en plus importante dans le débat public. Il ne faut pas inciter les individus à sortir du monde du travail mais permettre un retrait partiel ou limité dans le temps en fonction des circonstances de la vie familiale, ce qui implique que l'on ménage les conditions du retour à l'activité. C'est ce qui problème avec les allocations telle que cette "prime au fourneau": sur le principe, on peut admettre que l'Etat accompagne les divers choix de vie, quels qu'ils soient, sans porter du jugement idéologique; mais, de fait, en incitant au retrait sur une période trop longue, on crée une trappe à inactivité, ce qui constitue un effet secondaire non souhaitable.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !