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Les Américains ont-ils complètement perdu la main en Egypte ?
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Sur la touche

Les sénateurs républicains John McCain et Lindsey Graham arrivent aujourd'hui en Egypte pour plaider en faveur de l'organisation d'élections, dans l'objectif de résoudre la crise politique qui divise profondément l'Egypte.

Mathieu  Guidère

Mathieu Guidère

Mathieu Guidère est islamologue et spécialiste de veille stratégique. Il est  Professeur des Universités et Directeur de Recherches

Grand connaisseur du monde arabe et du terrorisme, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le Choc des révolutions arabes (Autrement, 2011) et de Les Nouveaux Terroristes (Ed Autrement, sept 2010).

 

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Atlantico : Le président américain a décidé de dépêcher le sénateur McCain en Egypte en vue de jouer les intermédiaires entre l'armée et les partisans de Morsi, qui a été destitué le 3 juillet dernier. Les Etats-Unis disposent-ils encore dans le pays de l'influence qu'ils avaient avant ce coup d'Etat, qu'ils refusent d'ailleurs de nommer ?

Mathieu Guidère : Tout d’abord, le refus de nommer le coup d’État comme tel est motivé par des considérations juridiques et diplomatiques. Les États-Unis comme l’Europe dans son ensemble n’ont pas voulu le qualifier ainsi pour éviter d’être obligés de couper toute coopération et toute aide à un pays qui est déjà au bord du gouffre. C’est une question de forme. Mais sur le fond, le fait même que les États-Unis n’aient pas été capables d’empêcher un tel coup d’État montre à quel point ils ont perdu de l’influence au pays des pharaons. Cela est d’autant plus flagrant que les militaires égyptiens ont mis leur projet à exécution alors même que le président américain Obama était en tournée officielle en Afrique. C’est un pied de nez qui montre désormais l’ampleur du déficit de crédibilité et d’influence américaines en Égypte et, au-delà, dans l’ensemble des pays arabes.

Dans la perception commune et dans l’imaginaire populaire, les États-Unis sont passés, en deux ans à peine, du statut de super puissance capable de téléguider, grâce à ses services de renseignement, le renversement du régime de Moubarak, à une puissance lointaine et incapable d’influer sur le cours des événements ; et de surcroît perçue comme un soutien politique des Frères musulmans. Outre le divorce consommé avec les milieux libéraux, le ressentiment de la rue égyptienne et de la place Tahrir n’a jamais été aussi grand contre les Américains : l’ambassade est régulièrement visée par les manifestants, le drapeau américain de nouveau brûlé, le discours anti-américain de plus en plus répandu et véhément.

Dans ce contexte perceptif, je doute que le sénateur McCain puisse réellement jouer le rôle d’intermédiaire entre les parties en conflit car les États-Unis ne sont pas du tout perçus, du moins à ce stade, comme un acteur neutre, et les médias égyptiens ne cessent de nourrir le sentiment anti-américain pour mieux justifier le rejet des Frères musulmans.

Quelles conséquences une perte d'influence pourrait-elle avoir ? Quels pays pourraient prétendre remplacer les Etats-Unis ? Avec quelles conséquences ?

Mathieu Guidère : Cette perte d’influence a des conséquences politiques, économiques et militaires. Politiques d’abord, parce que l’Égypte était jusque-là un relais puissant de la diplomatie américaine dans la région ; économiques ensuite, parce que les entreprises américaines ont des intérêts importants dans le pays ; militaires enfin, parce que l’Égypte est le seul pays arabe du Moyen-Orient qui possède vraiment les moyens militaires d’une guerre ou d’une alliance militaire sérieuse avec les Américains.

Les pays qui veulent remplacer les Américains sont déjà à l’œuvre : il s’agit des pays du Golfe, en particulier de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui se sont empressés de soutenir politiquement et financièrement les militaires égyptiens, par pure haine des Frères musulmans qui les menacent dans leur pays. Ce basculement de l’Égypte dans le camp des monarchies absolues du Golfe a pour conséquences principales le renforcement de l’anti-américanisme et, surtout, une confessionnalisation croissante de la vie politique en Égypte et, bien au-delà, dans l’ensemble du Moyen-Orient, comme une sorte de contrepoids au pragmatisme américain. Parallèlement, les Russes et les Chinois essaient de profiter de cette lutte d’influence entre « alliés » en se présentant comme « neutres » en Égypte et en clamant haut et fort leur opposition à toute ingérence dans les affaires intérieures égyptiennes.

Jusque-ici considérée par les Américains comme un acteur régional majeur au Moyen-Orientquels sont les enjeux pour les Etats-Unis à maintenir une certaine emprise sur l’échiquier politique égyptien ? L’Egypte est-elle encore le pivot de la politique américaine au Moyen-Orient ?

Mathieu Guidère : Depuis les accords de Camp David (1978), que le président Sadate a payés de sa vie, l’Égypte est effectivement au cœur du dispositif diplomatique américain. En neutralisant ce foyer de l’islamisme politique le plus militant et en mettant sous surveillance cet épicentre du nationalisme arabe qu’est l’Égypte, les États-Unis assuraient la sécurité de leur allié stratégique dans la région, l’État d’Israël, et stabilisaient durablement leurs intérêts économiques au Moyen-Orient.

Malgré une population majoritairement anti-américaine, les dirigeants égyptiens successifs, tous issus de l’armée, ont maintenu une ligne politique et diplomatique globalement pro-occidentale et complaisante à l’égard des Américains. Mais avec l’accession des islamistes au pouvoir (Morsi), la donne était en train de changer, avec notamment un rapprochement avec l’autre grand pays sunnite, la Turquie, et un renforcement de l’axe islamiste Le Caire-Gaza.

Les intérêts américains étaient menacés par les Frères musulmans alors même que les États-Unis étaient perçus comme partisans de ces derniers. Ce paradoxe a conduit à un positionnement prudent de l’administration américaine, qui a renforcé son alliance avec Israël, en attendant d’y voir un peu plus clair dans l’échiquier politique égyptien. Avec le coup d’État de juillet 2013, il est possible que les États-Unis reviennent à une posture plus « classique » puisqu’ils connaissent bien les principaux acteurs -libéraux et militaires- qui gèrent désormais le pays.

Quelle place l’Egypte occupe-t-elle dans la résolution du conflit syrien et dans la reprise des négociations israélo-palestiniennes ? Les Etats-Unis peuvent-ils s’appuyer sur le pouvoir égyptien dans ces dossiers ?

Mathieu Guidère : Avant la révolution égyptienne de janvier 2011, l’Égypte aurait été probablement un interlocuteur incontournable pour des dossiers tels que le conflit syrien ou les négociations israélo-palestiniennes, car le régime de Moubarak avait construit, au fil des décennies, des contacts et des réseaux solidement ancrés chez tous les partenaires régionaux. Mais avec la chute du régime et la victoire des islamistes, la situation s’est compliquée du fait de la marginalisation des anciens contacts et réseaux d’influence, mais surtout du fait du positionnement politique des nouveaux dirigeants du pays.

Outre les hésitations et le double langage des islamistes égyptiens, comment envisager une Égypte médiatrice dans le conflit syrien alors que les Frères musulmans ont appelé récemment au « Jihad » en Syrie ? Comment concevoir une médiation égyptienne dans le conflit israélo-palestinien alors que Morsi s’était clairement positionné du côté du Hamas et que le Sinaï est devenu un sanctuaire islamiste dans lequel agissent de concert les groupes jihadistes égyptiens et palestiniens ? Non seulement les États-Unis n’avaient plus confiance en leur allié d’antan, mais en plus ils voyaient bien que l’Égypte se débattait tellement avec ses difficultés intérieures qu’elle ne pouvait certainement pas influencer le cours des événements à l’extérieur de ses frontières.

Chaque année les Etats-Unis contribuent à hauteur de 1.3 milliard de dollars d’aide à l’armée égyptienne. Néanmoins, le coup de force militaire du 3 juillet remet en cause la légitimité de cette aide. Quelles serait les conséquences de l’arrêt de l’aide américaine à l’Egypte ?

Mathieu Guidère : Il fut un temps où l’aide américaine était cruciale pour l’armée égyptienne, mais la donne a changé depuis la chute de Moubarak : de nouveaux acteurs régionaux ont apporté de l’argent frais et non conditionné par une paix avec Israël comme c’est le cas pour l’aide américaine. Ils l’ont apporté en plus dans des proportions qui font passer la contribution américaine pour de la charité mal ordonnée. Ainsi, l’Arabie saoudite a versé à l’Égypte, au lendemain du coup d’État contre Morsi, plus de 7 milliards de dollars ; et les Émirats arabes unis lui ont emboîté le pas en versant plus de 4 milliards de dollars ; sans oublier la contribution qatarie d’un milliard de dollars datant d’avant le coup d’État. En tout, cela correspond à dix ans d’aide américaine !

C’est dire que les militaires égyptiens ne manquent pas d’argent frais et sans intérêt (puisque l’aide des pays du Golfe est soumise aux règles de la finance islamique) et que l’arrêt de l’aide américaine ne changerait probablement pas grand chose à la situation déjà déplorable de l’économie égyptienne. L’armée est déjà bien dotée et elle trouvera sans difficulté un « frère du Golfe » prêt à compenser la perte de l’argent des Américains, juste pour ne pas voir revenir au pouvoir les Frères musulmans. Même la Chine et la Russie se sont dites prêtes à aider l’Égypte financièrement si celle-ci le souhaitait...

Propos recueillis par Nicolas Hanin

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