Après la doctrine Sarkozy, la doctrine Valls : quel rôle pour l’Etat dans l’organisation de l’islam de France ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Prière de rue.
Prière de rue.
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Vœux pieux

Dans une interview publiée dans Le Parisien, Manuel Valls a estimé que l'islam de France était encore trop divisé et qu'il fallait à l'Etat un interlocuteur pour avancer sur des sujets sensibles comme la formation des imams ou le financement des lieux de culte.

Malek  Chebel et Claude Sicard

Malek Chebel et Claude Sicard

Malek Chebel est anthropologue des religions et philosophe. Penseur d'un islam modéré et intégré dans la République, il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages sur la civilisation islamique, dont le Dictionnaire amoureux de l'Islam, L'Islam pour les Nuls, et Les Enfants d'Abraham (avec Alain de la Morandais et Haïm Korsia). Il est l'auteur de Changer l'islam : dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours.

Claude Sicard est agronome, docteur en économie, spécialiste du développement, auteur de deux livres sur l'islam, L'islam au risque de la démocratie et Le face à face islam chrétienté-Quel destin pour l'Europe ?

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Atlantico : Dans une interview donnée au quotidien Le Parisien lundi 29 juillet, Manuel Valls, le ministre de l'Intérieur, a estimé que "l’État [avait] besoin d'un interlocuteur pour avancer sur des sujets aussi sensibles que la formation des imams, des aumôniers, et le financement des lieux de culte". Il a aussi soutenu l'idée selon laquelle l’État n'avait qu'un rôle minimal à jouer dans ce processus. Qui doit alors organiser l'islam de France ? Comment faut-il s'y prendre concrètement ?

Claude Sicard: Avant d'en venir à l'élaboration d'un possible islam de France, il nous paraît nécessaire de rappeler deux dispositions fondamentales du droit musulman, qui sont les suivantes :

  • Un musulman, en principe,  ne peut s'établir dans un pays de "mécréance" : la migration vers la Terre d'islam doit se poursuivre tant qu'existera la division du monde entre "dar al islam" (maison de l'islam) et "dar al harb" (maison de la guerre).
  • Le droit musulman autorise les musulmans contraints de vivre dans des pays non musulmans où ils sont minoritaires à ne pas respecter bon nombre de leurs obligations coraniques, ceci afin d'éviter à ces personnes de se heurter à des réactions d'hostilité de la part des populations qui les accueillent.


Les musulmans installés en Europe dérogent donc a cette obligation qui leur est faite de ne pas vivre dans des pays dits de "mécréance", et ils se trouvent normalement autorisés à ne pas respecter toutes leurs obligations coraniques.

Ceci est un simple rappel, mais ces deux considérations méritent d'être prises en compte dans le débat qui s'ouvre.

Le premier problème qui se pose, à propos de l'élaboration d'un islam de France,  est de savoir s'il va s'agir d'un islam de France ou bien d'un islam européen ? Il est bien évident que le problème doit être pris au niveau européen. On ne va pas avoir demain, en effet, un islam de France, un autre d'Allemagne, un troisième d'Italie, etc. Il va s'agir d'un islam européen, c'est-à-dire d'un islam modernisé compatible avec les principes de fonctionnement des sociétés démocratiques dans lesquelles les musulmans européens sont appelés a vivre aujourd'hui

Il semblerait que l'impulsion et la coordination des travaux doivent incomber au Conseil de l'Europe. C'est à lui qu'il revient de trouver les bons interlocuteurs pour élaborer, en quelque sorte, une "Charte de l'islam en Europe" . Les interlocuteurs à réunir pour élaborer ce projet sont les religieux représentants les différentes écoles et les intellectuels et universitaires connus comme étant de bons islamologues. Cette conjonction d'intellectuels et de religieux est essentielle pour la réussite du projet.

Malek Chebel :Ce sont aux musulmans eux-mêmes qu’il revient d’organiser l’islam de France. Et je pense effectivement que l’Etat n’a qu’un rôle minimum à jouer dans la création d’un islam de France. L’Etat devrait néanmoins participer, ne serait ce que de manière symbolique en appelant toutes les parties à s’organiser. L'objectif étant qu'une commission de sage émerge.

Les musulmans doivent s’organiser sous l’autorité ponctuelle de l’Etat pour dégager une dizaine de personnes, de musulmans sincères, laïques et républicains qui connaissent les textes. Qui n’ont aucun intérêt personnel à la direction de l’islam de France. Cette commission doit être totalement indépendante. Les musulmans qui ont été sollicités en vue de l’organisation d’un islam de France à travers le Conseil français du culte musulman (CFCM) ont agi dans leurs propres intérêts. Cela a verrouillé la dynamique. L’islam étant divisé, on ne peut pas imaginer un interlocuteur unique d'où l'idée d'une commission démocratique dont le président serait renouvelé tous les trois ans.

Une fois cette commission de sages créée, elle doit se donner pour mission de mettre en place une charte. Cette dernière doit stipuler que l'islam de France agit pour le bénéfice de l’ensemble des musulmans de France, sans allégeance extérieure. Cette commission de sages se devra d'agir, non pas en autorité politique mais comme une autorité morale. Elle devra se donner comme objectif permanent la conciliation, le dialogue, la médiation entre toutes les instances de l’islam et avec l’Etat. Cette commission de dialogue et de consultation rédigerait régulièrement un bilan de son action et émettrait des recommandations à destination des pouvoirs publics et des responsables musulmans.


Quels sont les défis à surmonter ?

Claude Sicard : Le premier défi est constitué par l'objection que beaucoup formuleront quant à la nécessité de cet islam européen. La  Convention européenne des droits de l'homme est formelle : chacun a le droit d'exercer son culte comme il l'entend, la seule restriction possible étant constituée par une atteinte à la sécurité publique. Les motifs à faire valoir pour faire émerger un islam européen sont de deux ordres :

  •  D'une part, le souci de lutter contre l'islamophobie en faisant adopter par les musulmans européens un islam qui dans ses valeurs et ses pratiques ne choque pas les populations locales, l'objectif étant de réduire au maximum les tensions entre les communautés pour en arriver à des sociétés vraiment pacifiées en Europe.
  • D'autre part, donner aux musulmans européens tous les éléments d'apaisement de leur conscience en pratiquant un islam qui ne soit pas tout à fait l'islam qui ressort d'une lecture littérale du Livre saint.


Le second défi à surmonter est tout aussi délicat : il tient à la diversité des courants et des écoles qui va rendre difficile les accommodement à trouver avec les pratiques habituelles de l'islam.

Un troisième défi existe, qu'il ne faut pas minimiser : il est constitué par les réactions que ne manqueront pas d'avoir des pays du Moyen-Orient, fournisseurs de pétrole et gros clients potentiels des pays européens (et notamment de la France,) qui pourraient voir dans cette démarche une atteinte faite au monde de la oumma, c'est-à-dire au monde musulman en général.


Malek Chebel : Le premier défi afin de créer un islam de France est de réussir à identifier près d’une dizaine de personnes indépendantes et  reconnues pour leur maitrise de la matière coranique et de la matière musulmane. Ces personnes doivent être neutres, indépendantes et instruites. Il faudrait au moins un Maghrébin, un Turc, un Africain, un sunnite, une femme et un jeune. Cette diversité au sein de la commission permettrait de traduire l’ensemble des attentes de la communauté musulmane. Il ne s’agit pas de laisser cela aux mains de deux imams autoproclamés.


L'islam est-il en France aujourd'hui trop divisé ? Quel est l'état des forces en présences ?

Claude Sicard : Effectivement l'islam est en France, comme dans les autres pays européens, très divisé. On le constate à chaque élection au Conseil français du culte musulman, les communautés restant fidèles à leur pays d'origine : Algérie, Maroc, Turquie, etc...

Malek Chebel : L’islam de France est traversé par deux axes principaux. La plupart des forces en présence sont influencées par des allégeances extérieures. Allégeances qui peuvent soit relever d’une obéissance ancienne aux États d’où sont originaires certains musulmans, soit être financière, vis-à-vis des bailleurs de fonds. Par exemple, envers des États qui ont financé des lieux de culte.

D’un point de vue sociologique, un islam moderne et un islam traditionnel s'opposent. L’islam traditionnel est celui des croyants de base qui n’ont pas toujours conscience des enjeux. L’islam moderne est celui de l’élite qui connait les rouages et s’en sert pour ses propres intérêts.

Comment vraiment s'émanciper des influences extérieures ?

Claude Sicard : Un islam de France, ou un islam européen, ne pourra se diffuser que par le canal des imams. Il faudra donc que se constituent des corps d'imams formés à cet islam moderne, des imams qui aient une réelle liberté d'action. Il faudra donc pour cela qu'ils se trouvent soutenus financièrement par des fondations.Restera à trouver qui financera ces fondations ? Il y a là un réel problème. L'affaire étant prise au niveau européen, il se posera la question de savoir comment l'UE pourrait contribuer à ces financements.

Malek Chebel :Je pense que la création d’une fondation permettrait de s’émanciper des influences extérieures. Cette fondation serait gérée par la commission des sages que j'évoquais plus haut et serait alimentée par les croyants musulmans de France. Cette caisse pourrait à terme financer les mosquées. Par exemple, il serait possible de mettre ne place une taxe sur le hallal et de reverser 1% de cette dernière aux mosquées pour les actes rituels qu’elles pratiquent. Le tout, via la fondation. Cette fondation serait transparente et chacun pourrait avoir accès à ces comptes.

Cette commission n’a en effet d’intérêt que si elle a un pouvoir effectif. Son poids ne doit pas être politique mais économique. Si cette commission s’empare de cette fondation, elle devra expliquer les financements choisis.


De quels modèles étrangers, l'islam de France pourrait-il s'inspirer ?

Claude Sicard : Les seuls pays musulmans dotés d'un régime démocratique sont l'Indonésie et la Turquie. Le cas de la Turquie est à mettre à part, car l'accès de ce pays à la démocratie a été l'œuvre de cet homme politique extraordinaire que fut en son temps Mustapha Kémal. Ce général couvert de gloire par ses exploits militaires renversa le califat et installa une République, dotant son pays d'une législation faite du code civil suisse, du code commercial allemand et du code pénal italien. Considérant que l'islam était la cause de la décadence de l'empire ottoman Mustapha Kémal "encaserna" l'islam, faute de pouvoir l'éradiquer.

L'exemple auquel il faut se référer est donc celui de l'Indonésie, pays ayant pu basculer dans la démocratie parce que l'islam qui y est pratiqué est un islam réformé. Dans ce pays, en effet, l'islam s'est implanté sur un fonds hindou-bouddhique qui l'a considérablement modifié. L’Indonésie est le plus grand pays musulman, et très peu d'observateurs ont pris conscience qu'il s'agit dans ce pays d'un islam réformé, ou encore, selon certains auteurs, un islam dit "indigénisé ". Dans ce très vaste pays, 80 % de la population est adepte d'un islam "reformé" et 20% pratiquent un islam classique. Cette fraction de la population ne cesse de militer pour que l'islam traditionnel triomphe un jour dans le pays, d'où les troubles et attentats que l'on enregistre en permanence.

Malek Chebel : Il n’y aucun modèle étranger dont nous puissions nous inspirer car nulle part dans le monde occidental il n’y d’organisation aussi avancée que l’organisation de l’islam de France, certes avec ses défauts. Il nous faut créer une organisation originale et nous ne pouvons pour le moment nous comparer à d’autres pays.
Par exemple, le modèle cultuel des juifs pourrait être une inspiration sans pour autant se calquer sur ce dernier. Il faut simplement que nous respections trois principes : la représentativité, la non allégeance et le respect des règles de notre pays (démocratie, laïcité, républicanisme et égalité des sexes). 

La création d'un islam de France uni permettra-t-il comme le suggère Manuel Valls de lutter contre l’extrémisme religieux ? Quels sont les autres enjeux d'une telle instance ?

Claude Sicard : Avec l'existence d'une "charte de l'islam en Europe" les pouvoirs publics dans les différents pays disposeront de moyens de lutter contre les revendications d'extrémistes voulant imposer aux sociétés européennes des modifications de leur organisation revendiquées au nom du nécessaire respect de leurs obligations religieuses.

L'islam à mettre en place serait un islam dit "des Lumières" selon l'excellente expression forgée par Malek Chebel. Évidemment, il se manifestera toujours des revendications présentées par des extrémistes.

L'enjeu majeur dont il s'agit est la réduction des tensions existant en Europe, et qui vont en s'accentuant, entre les communautés, les unes d'origine et de tradition chrétienne, les autres d'origine et de tradition musulmane. Des communautés qui ont dans leur inconscient collectif plus de treize siècles de luttes et d'opposition, luttes et opposition d'origine à la fois doctrinale, historique et finalement psychologique.

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