Trappes, gens du voyage, profs recrutés à la casse: l’abus de bons sentiments a-t-il fait de la France une cocotte-minute sur le point d’exploser? <!-- --> | Atlantico.fr
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Confronté à l’occupation d’un champ par des gens du voyage, le maire de Cholet, Gilles Bourdouleix, aurait lancé devant un journaliste du Courrier de l’Ouest : "Hitler n'en a peut-être pas assez tué".
Confronté à l’occupation d’un champ par des gens du voyage, le maire de Cholet, Gilles Bourdouleix, aurait lancé devant un journaliste du Courrier de l’Ouest : "Hitler n'en a peut-être pas assez tué".
©Flickr

Chute libre

Tandis que le maire de Cholet, confronté à l'occupation d'un champ par des gens du voyage, franchissait la ligne rouge, Manuel Valls était ce week-end à Trappes où il a été vivement invectivé par une habitante excédée par les violences. Face à l'aveuglement du politiquement correct, les Français semblent au bord de la crise de nerfs.

Bertrand  Vergely et Michel Wieviorka

Bertrand Vergely et Michel Wieviorka

Bertrand Vergely est philosophe et théologien. Normalien, agrégé de philosophie et professeur de khâgne, il enseigne également à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'Institut Saint-Serge. Il est l'auteur de plusieurs livres dont notamment La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001), Le Silence de Dieu : face aux malheurs du monde (Presses de la Renaissance, 2006) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010).

Michel Wieviorka est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale (EHESS). Il a notamment publié Pour la prochaine gauche aux Editions Robert Laffont et Evil chez Polity.

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Atlantico : Confronté à l’occupation d’un champ par des gens du voyage, le maire de Cholet, Gilles Bourdouleix, aurait lancé devant un journaliste du Courrier de l’Ouest : « Hitler n'en a peut-être pas assez tué ». Bien que le contexte de cette déclaration soit encore en cours de clarification, comment expliquez-vous que des personnalités publiques en arrivent ainsi à tenir de tels propos ?

Michel Wieviorka : Si cet élu a bien tenu ces propos, il sont consternants. Dans le débat public aujourd'hui, Internet où "les gens se lâchent en permanence", joue un très grand rôle. On vit dans un monde où les gens ne font plus la part des choses entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit car sur le web presque tout devient possible. L'espace public s'est considérablement transformé car Internet inclut dans cet espace ce qui, hier, aurait été privé ou semi-privé.

Sur le fond, cette affaire est une fois de plus l'illustration d'un dossier qui n'a pas été réglé. C'est un question, pas seulement nationale, mais également locale et européenne. Toute la difficulté est de voir comment les trois niveaux pourraient être articulés dans des politiques satisfaisantes.

A force de dénier certaines réalités, les médias et les politiques ont-ils fait de la France une cocotte-minute prête à exploser à tout moment ? L’excès de politiquement correct sur certaines questions est-il paradoxalement en train de faire exploser une violence verbale, voire physique, incontrôlée ? 

Bertrand Vergely : Vous avez raison de souligner le rôle du "politiquement correct" dans cette affaire. Celui-ci fait régner un climat malsain dans ce pays. Sous prétexte de lutter contre les "dérapages", il les provoque quand il ne va pas les chercher là où ils ne sont pas. Fondamentalement, le "politiquement correct" est pervers. Si, en apparence, il donne l'impression de détester les nazis, au fond il est heureux que ceux-ci existent pour exister lui-même et apparaître comme le grand défenseur de la démocratie.

En ce sens, impossible de parler d'un certain nombre de questions qui se posent dans notre pays sans apparaître comme un fasciste. Je remarque une chose. Quand Nicolas Sarkozy a déménagé un camp de Roms, Marianne a titré au haut du portrait de Sarkozy en une du journal : "Le voyou de la République". Manuel Valls en a fait déménager deux. Je n'ai pas vu Marianne lancer un avis de recherche avec le portrait de Manuel Valls en une surmonté du titre "Le voyou de la République". La vérité, c'est que le gouvernement laisse les maires de certaines communes dans une situation de solitude administrative et politique complète face à des problèmes redoutables comme l'arrivée massive de migrants que l'on ne sait comment loger faute de moyens pour cela. Aussi la question n'est-elle pas de savoir ce que dit tel ou tel maire dans sa barbe devant un tel problème, mais celle de savoir ce que fait le gouvernement, qui d'un côté "vire" les gens du voyage et d'un autre s'offusque devant de tels propos. 

Michel Wieviorka : Il y a quelque mois, je vous aurais peut-être répondu le contraire. La France a inventé le mouvement des indignés à travers Stéphane Hessel et pourtant celui-ci s'est développé dans de nombreux pays d'Europe, mais pas chez nous. Le pays semblait écrasé par sa propre situation, plutôt que capable d'exploser. Mais, entre-temps, il y a eu les manifestations contre le mariage pour tous, les tensions autour des gens du voyage ou encore les violences de Trappes.

Toutefois, l'image d'une cocotte minute prête à exploser ne me paraît pas adéquate car les lieux de tension sont disjoints. Il n'y a pas de liens directs entre ces différentes questions.  Il ne me semble pas que tout ceci puisse être fédéré dans une contestation plus lente. Plutôt qu'une explosion générale, il peut néanmoins y avoir ici et là de petites explosions. On voit bien ici et là de la rage et de la colère, ce qui montre que ce pays n'est pas totalement atone.

Je ne mettrais pas cette situation sur le compte d'un excès de politiquement correct. L'unité de toutes ces questions est en grande partie politique. Nous sommes dans une situation de crise politique qui se traduit par des phénomènes dont les significations sont non articulées. A Trappes d'énorme efforts ont été fais en matière d'aménagements urbains, mais ce n'est pas parce qu'on améliore le cadre de vie qu'on règle les problèmes proprement sociaux ou culturels. Les évènement de Trappes s'inscrivent dans un ensemble d'évolutions dont l'épaisseur historique est au moins d'une trentaine d'années. L'affaire des gens du voyage est également une question ancienne qui aurait appelée un traitement politique. Si on prend enfin la question du mariage pour tous, si on avait séparé la question du mariage homosexuel de la question de l'adoption et de la procréation, on aurait probablement abouti à un autre résultat.

La France s'est donnée à la droite pendant dix ans avant de se donner à la gauche et de connaître une nouvelle déception. Après avoir voulu continuer à croire en la politique d'abord à droite puis à gauche, le pays s'interroge et s'inquiète. Les violences dont on parle sont liées à cette carence du politique.

Après deux nuits de violences ce week-end, Manuel Valls s'est rendu à Trappes, où le calme est en partie revenu. Le ministre de l’Intérieur, qui a appelé à « éviter tous les amalgames », a été vivement interpellé par une habitante de Trappes, très remontée, qui a assuré avoir envoyé des courriers au ministère de l'Intérieur, sans succès. Alors que l’Etat apparaît débordé dans certains quartiers et que le Front national dénonce son laxisme, peut-on craindre le retour d’une forme de justice individuelle ?

Michel Wieviorka : Localement, il est tout à fait possible que les situations dégénèrent, que des élus "pètent les plombs", que des habitants en colère passent à l'acte sous des formes qui font un peu penser aux milices américaines. Ce genre d'affaire est génératrice d'énormes tensions et ne peut que radicaliser le débat politique.

Mais concernant Trappes, l'Etat a réagit de manière ferme du point de vue policier. Le problème n'est pas le manque de présence policière pour réprimer les violences. Ce qui me frappe, c'est que lorsqu'il n'y a pas de réponse politique aux problèmes culturels, sociaux, économiques, il ne reste plus que la police. La réponse de l'Etat, qui envoie à juste titre la police, est aussi la réponse d'un Etat qui ne sait pas faire autre chose. On ne règlera pas ces questions uniquement par la répression. Oui, l'Etat est capable d'assurer l'ordre, de rétablir la paix dans les quartiers. Il le fait. Mais ce n'est pas faire de la politique. Le débat sur les quartiers doit être relancé en prenant en compte un fait nouveau. Pour la première fois, c'est le fait religieux qui a fédéré la violence.

Bertrand Vergely Il faut être prudent et ne pas mettre de l'huile sur le feu en faisant des généralisations hâtives. Dans certains cas, malheureusement oui. Les conditions de cohabitation dans certaines cités entre populations venues d'horizons culturels divers sont tellement difficiles et l'on fait tellement peu pour les aider qu'à la longue l'exaspération se transforme en violence. Il est certain que si l'on continue de ne pas avoir une politique d'immigration et d'intégration sérieuse, si l'on continue de hurler au racisme sans rien faire pour aider les populations sur le terrain, la question de l'immigration et de l'intégration va devenir explosive. Je soupçonne le gouvernement de ne rien faire en ce sens pour des rasions électoralistes, afin de cliver le pays sur cette question et de ramasser des voix. Il y avait un ministère de l'immigration que Nicolas Sarkozy a mis en place et lui-même dissout. Cette question est désormais gérée par le ministère de l'Intérieur. Comment se fait-il qu'un pays comme la France n'ait pas un ministère de l'Immigration ? Par crainte de stigmatiser, comme on dit ? Si tel est le cas, ce manque de courage politique va se payer cher. 

L’opposition au mariage homosexuel a été beaucoup plus vigoureuse que prévu. Etait-ce déjà le symptôme d’une société profondément divisée ? 

Michel Wieviorka : Il y a eu une très forte mobilisation qui a porté sur un enjeu culturel considérable. Si sur la question précise du mariage homosexuel, on peut juger ce mouvement réactionnaire, les autres thèmes de cette mobilisation (mères porteuses, procréation, filiation) méritaient bien un débat. La spécificité de la France est quelle a connu une mobilisation portée par des valeurs plutôt à droite alors que ces dernières années les autres pays ont connu des mobilisations de gauche tel que le mouvement des indignés. C'est quelque chose de très singulier qui s'explique certainement par la situation politique du pays.

Dans une interview au Parisien-Dimanche, le cardinal-archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois estime qu’« on est dans une société de violence où les réflexes de sociabilité ne sont plus intégrés. Nous n'avons plus d'objectif commun qui mobilise au-delà des intérêts particuliers ou corporatistes. » Partagez-vous son analyse ?

Bertrand Vergely : Je le pense aussi. Une société a besoin d'une foi commune. Notre pays est divisé et le président de la République ainsi que le gouvernement ne font rien pour apaiser cette division. Au contraire, agités par de vieux rêves de prise de la Bastille, ils montent une partie de la France contre une autre en prenant des décisions politiques en matière de moeurs dont ils savent pertinemment qu'elles vont couper le pays en deux. Il y a des pays où l'enracinement spirituel qui se situe au-dessus des clivages politiques permet à ces pays de se retrouver. Ce n'est pas notre cas. La gauche a tout fait pour tuer la spiritualité de ce pays appelé la France. D'abord en ricanant à propos du terme même d'esprit. Il est loin le temps où François Mitterrand disait "Je crois aux forces de l'Esprit". 

Michel Wieviorka : Non cette analyse me paraît trop réductrice. Certes, notre société est fortement individualiste et cet individualisme peut générer une certaine forme de violence. Mais, on est aussi dans une société où les gens peuvent s'enthousiasmer pour la solidarité face à la maladie ou pour des questions d'environnement et d'avenir de la planète. Je comprends très bien qu'on puisse faire état de certaines inquiétude, mais il ne faudrait pas donner une image trop unidimensionnelle de notre société. Il faut réfléchir de manière plus constructive.

Avec des seuils d'admissibilité de 4 ou 5/20 dans certaines académies, le concours de professeur des écoles est devenu très peu sélectif. La crise du lien social est-elle d'abord une crise de l'éducation ? 

Bertrand Vergely Vous avez vous-même répondu à la question. On ne peut qu'être inquiet pour les élèves et pour les professeurs eux-mêmes. Un recrutement de professeurs demande des années et ne se fait pas en deux ans. Pressé de détricoter ce qu'avait fait Nicolas Sarkozy, François Hollande, afin de s'acquérir les suffrages du corps enseignant, s'est une fois de plus lancé dans l'amateurisme. Je suis sûr qu'il y a des problèmes de moyens et qu'il serait bon d'entendre les professeurs des collèges ainsi que les instituteurs afin de connaître leurs besoins.  

Michel Wieviorka : Notre pays attend une vision politique forte, une capacité à dessiner un avenir. Si vous avez une vision forte de ce que peut être l'avenir, certains la contesteront et en proposeront une autre. Il y aura du débat et les gens auront la capacité de se projeter vers le futur. Au-delà des difficultés économiques et de la crise de l’emploi, ce qui manque aujourd'hui, c'est une vision.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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