De 20h en 20h : comment Bernard Tapie réinvente sa stratégie (et son histoire) en fonction de ses interlocuteurs<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
De 20h en 20h : comment Bernard Tapie réinvente sa stratégie (et son histoire) en fonction de ses interlocuteurs
©

D'un plateau à l'autre

Après une première intervention très suivie sur le journal de France 2 le 1er juillet, Bernard Tapie se retrouvait hier soir au 20 heures de TF1. Le point sur la stratégie, les similitudes et les différences de ces deux prestations.

Elodie Mielczareck et André Bercoff

Elodie Mielczareck et André Bercoff

Elodie Mielczareck est spécialiste de l'analyse des signes et codes de la communication publicitaire et politique. Elle travaille au sein d'agences d'identité visuelle et d'instituts qualitatifs. Elle enseigne en BTS Communication Visuelle et anime un blog spécialisé en sémiologie : www.sciigno.net

André Bercoff est journaliste et écrivain. Il est notamment connu pour ses ouvrages publiés sous les pseudonymes Philippe de Commines et Caton. Il est l'auteur de La chasse au Sarko (Rocher, 2011), de Qui choisir (First editions, 2012) et plus récemment de Moi, Président (First editions, 2013)

Voir la bio »

Atlantico : Après sa mise en examen pour escroquerie en bande organisée le 28 juin,  Bernard Tapie était l'invité de Gilles Bouleau au 20h de TF1. Que faut-il retenir de cette "prestation" aussi bien sur le fond que sur la forme ? 

Élodie Mielczareck : Sur le fond, le discours reste le même que celui entendu ces dernières semaines : Bernard Tapie est "victime" de mesures de justice exceptionnelles à son égard. Un leitmotiv que l’on retrouve dans la plupart de ses discours : "c’est rare une garde à vue aussi longue", "on n’a jamais vu ça", "je ne savais pas qu’en France, on pouvait (…)", etc. Le discours est manichéen et sépare toujours le monde en deux : le Bien d’un côté, le Mal de l’autre, la Vérité versus le Mensonge, "La France qui a le droit" versus "celle qui n’a pas droit", celui qui sait versus celui qui ignore. Bernard Tapie se pose ainsi comme le détenteur de LA vérité, tout en réduisant à néant la vision du monde proposée par son interlocuteur : "vous pensez ce que vous voulez", "on verra bien si c’est vous ou si c’est moi qui dites la vérité". Il redéfinit même le champ sémantique des questions posées : "ça n’a aucune importance que cela s’appelle un complot". Cette réponse rappelle beaucoup le dialogue d’Alice aux pays des Merveilles avec Le Chat :

« Eh bien, vois-tu, continua le Chat, tu remarqueras qu’un chien gronde lorsqu’il est en colère, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi je gronde quand je suis content, et je remue la queue quand je suis en colère. Donc, je suis fou.

 Moi j’appelle cela ronronner, pas gronder, objecta Alice.

Appelle cela comme tu voudras, dit le Chat. »

Par ce procédé, Bernard Tapie se positionne au centre de tout univers discursif et annihile totalement la vision du monde de l’autre. Il use de nombreuses techniques de manipulation. La plus visible est l’attaque "ad hominem". Bernard Tapie s’attaque non pas au propos de l’interlocuteur mais à ce qu’il représente et à ses valeurs prétendues : "on n’a pas été élevés pareil", "on n’a pas la même vision de la vie", "chacun ses principes, moi j’ai celui-là", "vous dites n’importe quoi", etc. Il nie les compétences et le savoir de l’autre pour se positionner comme le détenteur d’une unique Vérité, invisible aux yeux des "vendus", ceux qui participent aux "ragots de journalistes". Le monde de Bernard Tapie est basée sur une trame narrative classique, celle du chevalier qui, dans sa quête du Bien et de la Vérité, doit combattre de méchants opposants, en l’occurrence les médias et la justice ((la décision des juges) c’est inutile, malveillant.")

André Bercoff :Il a répété les mêmes arguments sur TF1 et une heure plus tôt sur Europe1 et Itélé. Quel est ce pays où l’on vous saisit avant d’être jugé, où la présomption d’innocence devient certitude de culpabilité, où un ministre de l’Economie avoue publiquement avoir suggéré aux juges de pratiquer cette saisie ? Encore une fois, Tapie dit qu’on veut le tuer et le mettre hors d’état de vivre, comme il y a vingt ans. La stratégie est assez habile, dans la mesure où il peut la faire partager à des gens qui n’ont pas le millième de sa fortune et qui peuvent être lésés par n’importe quelle décision de justice ou de banque (surendettement etc…) Tapie leur dit : vous voyez, je suis comme vous, mais moi, je suis l’unique objet de leur ressentiment alors que d’autres, qui en ont fait beaucoup plus que moi et qui ont fait perdre, contrairement à moi, des milliards à l’Etat, ne sont même pas touchés.

Sa défense a-t-elle été efficace ? Avez-vous malgré tout relevé des failles ? 

André Bercoff : Sur Itélé et Europe1, il a brusquement dérivé vers le politique en proclamant qu’il était prêt à se battre partout contre le FN, pour le faire redescendre à 10%. Alors qu’il n’a jamais cessé de proclamer, ces dernières années, qu’il était hors de question pour lui de se remettre sur le champ de bataille. Veut-il ressusciter le Front Républicain et se faire de nouveaux amis dans la droite modérée, les centristes et les socialistes ? Je doute que ça lui attire des sympathies supplémentaires.

Lundi 1er juillet, Bernard Tapie s'était déjà plié à l'exercice face à David Pujadas. Avant le 20 heures de TF1, il venait également de passer sur Europe 1 et iTélé. Sa stratégie était-elle la même ? Sur quels points a-t-elle été similaire ? Et différente ? 

Élodie Mielczareck : Quelques détails ont changé. Si la quête chevaleresque et la vision manichéenne du monde reste la même, le storytelling, lui a un peu changé. Face à David Pujadas, Bernard Tapie construisait le mythe du "franchouillard", celui qui aime le foot, celui qui n’a pas eu droit. Celui aussi, patriote, qui aime son pays et ne l’a jamais quitté pour des raisons fiscales. Sémantiquement, le nom "franchouillard" n’est pas anodin, il résonne le saucisson et le vin rouge. Ce mot permet d’entrer en résonance avec les spectateurs, finalement, c’est un bon gars bien de chez nous, qui connaît nos problèmes, on partage les mêmes valeurs, etc. Un mythe bien mis à mal dans le JT de TF1 où certes les millions du patrimoine s’exhibaient avec images à la clef, mais les chiffres sont tellement élevés qu’ils en restent abstraits, n’importe quel "franchouillard" devant son poste décroche. En revanche lorsque celui-ci entend de la voix-off, juste avant que Bernard Tapie prenne la parole, "l’homme d’affaires touche 25 000 € par mois", la somme est beaucoup moins abstraite et crée le fossé. Un fossé que même les propos les plus sincères ne peuvent combler : "vous savez ce que j’ai fait ? j’ai hypothéqué". Les propos ne changeront rien, quand on ne parle plus en millions – ce que le cerveau humain ne peut concrètement appréhender – mais en milliers d’euros perçus par mois, en période de crise, ça parle. Il a donc été plus difficile hier soir pour Bernard Tapie de créer de la compassion et de la proximité auprès des téléspectateurs car son mythe construit quelques semaines auparavant du "franchouillard" ne tient plus la route.

André Bercoff : Mercredi, il a visiblement fait des efforts pour ne pas perdre son sang-froid. C’était plutôt du Tapie soft qui se voulait pédagogue, victime et rassembleur contre l’injustice. A France 2, il était rouleau compresseur, laminant Pujadas traité comme le représentant de l’establishment qui juge sur les rumeurs plus que sur les faits, s’en prenant avec une certaine violence au journaliste et ne le ménageant jamais. Si l’on en croit les réactions sur Twitter, les réseaux sociaux et autres, cette posture a été plutôt approuvée. Populisme, diront les uns. Pourquoi s’acharner sur Tapie et ignorer tous les autres ? répond une partie de la vox populi. Dans l’ensemble, Tapie aura été égal à lui-même, hors format et hors norme : l’attraction-répulsion qu’il suscite n’aura pas fait changer d’avis ses partisans comme ses adversaires. Elle aura plutôt renforcé leurs convictions respectives.

Laquelle des ses interventions a été, selon vous, la plus payante ? 

Élodie Mielczareck : Sans aucun doute, l’intervention de Bernard Tapie sur France 2 était la plus marquante car la plus finement spectaculaire. La gestuelle de l’insurgé/révolté était beaucoup plus présente (index accusateur, voix très forte, interlocuteur sans cesse coupé, etc.).  Les techniques de manipulation également beaucoup plus présentes, voire théâtrales : beaucoup plus de présent à valeur de vérité générale, beaucoup plus de propos jargonneux et techniques, beaucoup plus d’ad hominem envers David Pujads, beaucoup plus de coupures de parole. Enfin, un bon storytelling du "franchouillard" qui tient la route, avec une anecdote qui a valeur de vérité générale : lui fait partie de la France "qui n’a pas eu droit". Hier soir, Bernard Tapie est apparu beaucoup moins virulent, les phrases donnaient une impression de redite, les techniques sont apparues comme essoufflées. Il était moins metteur en scène, davantage acteur, donc plus difficile pour lui de définir et tenir sa position centrale de victime au sein d’un complot organisé.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !