La Silicon Valley et l’industrie du numérique seront-elles les chevaliers blancs qui sauveront le monde de la grande pauvreté ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La Silicon Valley s'empare de la question de la lutte contre la pauvreté au travers de ses innovations technologiques
La Silicon Valley s'empare de la question de la lutte contre la pauvreté au travers de ses innovations technologiques
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La Silicon Valley s'empare de la question de la lutte contre la pauvreté au travers de ses innovations technologiques. Cependant, vouloir créer de la croissance avec des ordinateurs et des connexions internet n'est pas forcément la meilleure manière d'aider les pays en voie de développement.

Charles Kenny et Justin Sandefur

Charles Kenny et Justin Sandefur

Charles Kenny et Justin Sandefur sont chercheurs en sciences économiques au sein du Center for Global Development. Leurs travaux portent principalement sur le développement économique des pays pauvres.

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Atlantico : Parmi les initiatives représentatives de la lutte contre la pauvreté initiée par les entreprises high-tech américaines, on trouve le projet "One laptop per child" (un ordinateur par enfant) et le Soccket, un ballon de football contenant une batterie qui se recharge en 30 minutes de jeu pour fournir plusieurs heures de lumière à une famille. Ces innovations permettront-elles d'aider les populations les plus pauvres à se développer, ou bien ne s’agit-il que d’un "pansement" ?

Charles Kenny et Justin Sandefur : Où que ce soit, l’innovation est nécessaire au développement et à l’amélioration de la qualité de vie. La pasteurisation ou le moteur à combustion interne étaient des innovations. Mais toutes ne se valent pas. Il s’avère, suite à des évaluations, que le programme "One Laptop per child" n’a eu que peu d’effet sur l’apprentissage des enfants. Le ballon Soccket, quant à lui, coûte dix fois plus qu’une lampe à énergie solaire qui, elle, peut fournir de la lumière sans qu’il soit besoin de taper dedans pendant une demi-heure. L’innovation prise dans son ensemble constitue une force immensément puissante, mais dans le même temps, beaucoup de petites inventions seront toujours vouées à l’échec. D’où l’importance de l’expérimentation, qui permet de déparer les placebos des idées à fort potentiel.

Bill Clinton lui-même a qualifié le ballon Socket de grande invention pour les populations pauvres et retirées. Comment expliquez-vous la médiatisation de ces inventions high-tech censées aider, et celle-ci est-elle justifiée ?

Soccket, c’est une histoire qui flatte les bons sentiments. Deux jeunes et brillants étudiants sortis de Harvard inventent une technologie faisant se rencontrer loisir et utilité, pour tenter de faire face à un défi de développement mondial et pressant. Encore une fois, la technologie contribue effectivement à améliorer les conditions de vie des populations pauvres partout dans le monde. Il devrait par conséquent y avoir davantage de couverture médiatique de ces défis et des solutions qui se présentent. Ce battage devrait cependant porter sur la réalité, et non sur des technologies portées aux nues alors qu’elles n’ont encore rien prouvé sur le terrain.

Dans leur récent ouvrage The Nex Digital Age, Eric Schmidt, patron de Google, et Jared Cohen, directeur du think-tank affilié au moteur de recherche, estiment qu'en donnant un accès internet aux 5 milliards d'individus qui aujourd'hui vivent déconnectés, la croissance mondiale s'en verrait considérablement accélérée. Cette théorie est-elles exacte ?

Cette projection est sans fondement, et pour le prouver il suffit de se représenter deux cas de figure :

Tout d’abord, remontons 20 ans en arrière, lorsque personne n'avait internet. Si l’on suit la même prédiction (selon laquelle connecter les gens aurait pour effet de rapidement accélérer la croissance économique et le développement), rien n’indique que ces deux dernières décennies la croissance économique ait été particulièrement plus rapide dans les lieux connectés qu’ailleurs.

Deuxièmement, un débat est mené de longue date sur la capacité des nouvelles technologies à combler le fossé économique entre pays riches et pays pauvres. Nous n’avons pas la prétention d’y mettre un terme, cependant il est intéressant de noter que les industries de haute technologie sont généralement concentrées dans des zones géographiques particulières, notamment aux États-Unis (pensez à la Silicon Valley). Ce qui nous fait dire que la haute technologie entraîne une concentration croissante des revenus, non une répartition. De la même manière, l’une des principales explications à la hausse des disparités économiques aux États-Unis réside dans la complémentarité requise entre les technologies et les compétences. Le high-tech récompense les personnes hautement qualifiées, ce qui le rend peu propice à la réduction des inégalités dans un monde particulièrement déséquilibré en termes de répartition des compétences.

Certaines innovations technologiques, comme par exemple le téléphone portable, qui au début était un luxe partagé uniquement par les pays industrialisés, jouent-elles un rôle dans la sortie de pauvreté ? Lesquelles, et comment ?

Les retombées des technologies des pays riches sont d’une importance non négligeable dans le développement des pays pauvres. Le vaccin contre la variole fut développé dans, par, et pour les habitants des pays riches. Mais vouloir éradiquer la variole impliquait nécessairement de traiter la maladie partout dans le monde. C’est ce qui a contribué à répandre cette technologie révolutionnaire pour la sauvegarde des vies humaines dans les moindres recoins de notre planète. Des investissements considérables dans la science et la R&D dans les pays riches ont permis de sauver des millions de vies dans les pays pauvres au travers de cette diffusion technologique. Les millions d’abonnés des pays en voie de développement considèrent certainement leur téléphone portable comme suffisamment utile pour y consacrer une part de leurs maigres revenus, mais il n’est pas une seule invention – pas même le téléphone portable ou le vaccin contre la variole – qui se suffise à elle-même pour faire sortir un pays de la pauvreté.

A l'heure actuelle, quels sont les chantiers prioritaires de l'aide au développement ? Faut-il revenir aux fondamentaux en mettant l'accent sur la bonne gouvernance des pays en voie de développement, l'installation de réseaux d'énergie et de communication ? Faut-il revenir aux fondamentaux ?

La question fait l’objet d’âpres débats, mais il est selon nous peu probable que l’aide internationale apportée ces dernières décennies ait réellement contribué en quoi que ce soit à la croissance économique des pays pauvres. La gouvernance et les infrastructures ont beau être des éléments déterminants dans le développement des pays riches, les tentatives des pays occidentaux pour y apporter leur aide n’ont semble-t-il pas été couronnées d’effets positifs.

A l’inverse, l’industrie de l’aide a grandement contribué  à faire progresser beaucoup de pays pauvres sur le plan social ces dernières décennies. Depuis 30 à 40 ans, nous avons vu l’accès à l’éducation exploser dans tous ces pays. De nos jours, un citoyen camerounais moyen bénéficie de plus d’années d’enseignement qu’un Français en 1980. En Afrique, le taux de mortalité infantile a chuté dans les années 90, au début des années 2000, et encore plus à la fin de cette décennie. En seulement 5 ans, (de 2005 à 2010), le Sénégal est passé de 121 enfants morts sur 1000 à 72. C’est l’une des améliorations les plus rapides qu’on ait jamais vues.

Concevoir la transition vers la prospérité dans les pays pauvres reste certainement la question la plus importante pour la recherche économique. Et nous ne cherchons pas à détourner les économistes de cette question essentielle. Seulement, l’industrie  de l’aide au développement doit prendre en compte non seulement ce qui est important, mais également reconnaître ce dans quoi elle excelle, et ce qu’elle peut raisonnablement espérer réussir. Tout porte à croire que l’aide internationale est impuissante à influer sur la croissance, mais qu’en même temps elle est capable de sauver et d’enrichir des millions d’existence au travers de l’éducation et de l’assistance médicale. Nous pensons que la bureaucratie de l’aide international ferait mieux de se concentrer sur ce qu’elle sait faire.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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