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Ce ne sont pas tant les montants des rémunérations des grands patrons qui sont choquants que la façon dont ils sont décidés
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Indécence

Le Journal du Net vient de publier le palmarès des rémunérations des grands patrons des 120 plus grandes sociétés françaises cotées en bourse. Mais alors que le gouvernement vient d'abandonner la loi encadrant la rémunération des dirigeants, le problème n'est-il pas le processus de décision plus que les salaires eux-mêmes ?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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L’été arrive et les marronniers reviennent. Parmi eux, la rémunération des patrons occupe toujours une bonne place. Qu’elle attise la haine, ou qu’elle suscite une réaction de défense parmi ceux qui rêvent d’y figurer, l’information sur «combien ils gagnent» nourrit toujours le désir du «qu’est-ce que je ferais à leur place avec tout cet argent?». Le Journal du Net n’a pas failli à cette petite tradition du moment où l’audience plonge un peu, et où il faut réveiller l’attention de lecteurs dissipés par un soleil qui ne pointe toujours pas.

Le classement des salaires des patrons du SBF 120 permet donc de toujours faire des gorges chaudes. Ce petit rituel a quand même quelque chose d’agaçant, qui tient tout entier aux calculs biscornus qu’on y lit. Un classement, on l’oublie trop souvent, est un parti pris d’auteur, non le reflet d’une réalité. Dans le cas du classement du Journal du Net, on mesure vite tout ce que signifie ce rappel : un certain nombre de patrons, qui se battent avec leur conseil d’administration pour figurer dans le top 10 n’y figurent pas - et ils doivent en ravaler leur salive. Tant de peine, tant de tensions, pour qu’un média vous dégrade de façon aussi légère ! De deux choses l’une, soit le tableau est faux, soit certains patrons sont au bord du suicide après la lecture des lignes qui leur sont consacrées, et qui leur prouvent qu’ils sont en voie de prolétarisation...

Ajoutons que l’inconvénient du tableau publié tient à l’incompréhension manifeste de son auteur vis-à-vis des règles obscures et opaques qui régissent la rémunération des dirigeants d’entreprise. Prenons le cas des fameuses retraites chapeaux : quand on sait que leur montant se chiffre parfois en dizaines de millions versées en rente, on regrette évidemment que leur montant ne soit pas valorisé dans le classement. Car ce n’est pas un élément anodin de rémunération...

Rappelons aussi que, à l’heure de la mondialisation et de l’internationalisation, le choix du SBF 120 est très contestable. Pour deux raisons.

D’abord, parce qu’il exclut les filiales françaises des grands groupes. Et je serais quand même curieux de savoir combien gagne un certain nombre de directeurs «France» de ces groupes. On serait vite surpris de s’apercevoir qu’ils sont souvent beaucoup mieux classés que des patrons français.

Ensuite, ce classement a l’inconvénient de n’inclure que les entreprises cotées en bourse. Et le capitalisme familial alors ? Et l’économie sociale et solidaire ? Ce serait bien utile d’inclure tous ces dirigeants qui bénéficient souvent de rémunération bien supérieure à ce qui est affiché dans le classement du SBF 120.

Sur ces derniers points, ce serait un réveil salutaire pour beaucoup de Français de s’apercevoir que des entreprises plus discrètes parce que familiales ou non cotées en bourse au nom de la solidarité et de la haine de l’argent, donnent parfois lieu à des rémunérations bien plus importantes que celles perçues par des dirigeants somme toute salariés de ces horribles entreprises capitalistes parées de tous les maux.

Une comparaison entre les rémunérations perçues par un dirigeant nommé en conseil d’administration et un héritier, ou un «élu» mutualiste aurait le mérite de reposer de façon plus astucieuse la question de la rémunération des grands patrons. Qu’est-ce qui justifie qu’un héritier soit mieux payé qu’un entrepreneur ? Qu’est-ce qui justifie qu’un directeur général de groupe solidaire perçoive une rémunération supérieure à celle d’un concurrent capitaliste ?

Posée ainsi, la question nous ramène bien au sujet de fond : quelle est la légitimité des rémunérations des dirigeants d’entreprise?

Comme pour n’importe quel salarié, la rémunération d’un dirigeant doit se rapprocher de sa contribution marginale (comme disent les économistes), c’est-à-dire individuelle et à l’exclusion de tous les autres, à la prospérité de l’entreprise.

Cette belle définition est évidemment démentie par les scandales qui ponctuent régulièrement l’actualité sur les patrons qui échouent et qui partent avec un parachute doré. C’est une vérité cruelle pour beaucoup de Français de découvrir que l’élite récompense plus facilement l’échec que la réussite.

Si ce principe est absurde, et explique en partie l’état de délabrement de notre économie, il tient largement à un problème global de gouvernance de nos entreprises : face aux tourments incessants causés par l’Etat, elles se complaisent dans une espèce d’anarchisme pré-pubère où il est bon de considérer que toute entrave au caprice individuel du dirigeant est le début de léninisme.

Les Anglo-Saxons aiment bien regrouper ces sujets sous l’expression mystérieuse de «compliance», imparfaitement traduite en français par «conformité». La «compliance», c’est en fait la capacité de l’entreprise à appliquer elle-même des règles contraignantes, à s’assurer que cette application est satisfaisante, sans intervention de l’Etat ou de la justice. La «compliance», c’est au fond la part de justice et de responsabilité prise par l’entreprise sans injonction des pouvoirs publics.

Dans le domaine de la rémunération des dirigeants, les anglo-saxons pratiquent de longue date des politiques plutôt vertueuses: d’abord le «say on pay», c’est-à-dire la transparence sur la rémunération. Ensuite, l’interdiction des pratiques néfastes comme les parachutes dorés dès le début du contrat de travail, ou sans évaluation de la performance. Enfin, la délégation à l’assemblée générale du pouvoir de fixer la rémunération du dirigeant.

Certains reprochent à cette procédure d’être purement formelle et de n’avoir pas d’impact sur la réalité. Cette affirmation est assez fausse: un dirigeant qui recueille une courte majorité en assemblée générale sur sa rémunération, alors que l’ensemble des résolutions est approuvé à l’unanimité, reçoit un sévère avertissement et n’a guère le choix: il doit remettre le dossier à plat.

Les patrons français se sont tardivement ralliés à ces pratiques, après des années de combat à retardement. L’amendement porté au code de déontologie AFEP-MEDEF début juin en a apporté la preuve. Après un bras de fer avec Nicolas Sarkozy, les mouvements patronaux se sont pliés aux exigences discrètes du gouvernement Ayrault, pour éviter la loi évoquée un temps pour encadrer la rémunération des patrons.

On a coutume de reprocher aux Français leur relation complexe, parfois paradoxale ou malsaine, avec l’argent. Mais sommes-nous sûrs qu’en assumant mieux, et plus vite, la transparence, sommes-nous sûrs qu’avec une démarche collaborative, le patronat français ne réglerait pas efficacement cette difficulté?

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