Pourquoi il ne suffit pas d'étudier le cerveau pour comprendre nos manières d'agir<!-- --> | Atlantico.fr
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Aussi complexe qu'il soit, il ne faut pas ramener au cerveau l'ensemble de nos comportements.
Aussi complexe qu'il soit, il ne faut pas ramener au cerveau l'ensemble de nos comportements.
©Reuters

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Les progrès de la compréhension du cerveau avancent rapidement. Pourtant, aussi complexe soit-il, il ne faudrait pas attribuer à cet organe l'ensemble de nos comportements.

André  Nieoullon

André Nieoullon

André Nieoullon est Professeur de Neurosciences à l'Université d'Aix-Marseille, membre de la Society for Neurosciences US et membre de la Société française des Neurosciences dont il a été le Président.

 

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Atlantico : Les recherches effectuées pour mieux connaître le cerveau ont fait de grandes avancées, et sont soutenues par les pouvoirs publics, notamment Barack Obama dans le cadre de la "Brain Initiative". Sans remettre en cause leur utilité pour lutter contre des maladies comme celles d’Alzheimer ou de Parkinson, ne constate-t-on pas une tendance à expliquer les comportements exclusivement par le prisme des mécanismes cérébraux, notamment dans le cas des addictions ? D’autres données sont-elles à prendre en compte pour les expliquer ? Quelles sont-elles ?

André Nieoullon : Votre question est pertinente, en ce sens que, vous avez raison, il est nécessaire de se garder d’un risque de réductionnisme face à ce que d’aucuns considèrent comme une position hégémonique des neurosciences, qui pourraient faire croire que l’on peut ainsi tout expliquer… ou presque. Certes les avancées des connaissances sont considérables, ne serait-ce qu’au regard du développement des méthodes d’imagerie dont l’un des intérêts et pas des moindres a été de remettre l’homme au centre des découvertes. En effet, longtemps l’avancée des connaissances sur le cerveau s’est faite par le truchement des approches expérimentales chez les animaux et aujourd’hui il est possible de procéder à des investigations très sophistiquées, notamment sur les fonctions cognitives, directement sur le cerveau humain. Ces méthodes ont évidemment des limites et il y a là un risque de considérer que l’image peut tout expliquer, que les neuroscientifiques eux-mêmes doivent être les premiers à dénoncer.

Plus généralement votre question nous ramène au vieux débat sur le déterminisme des comportements -innés ou acquis ?- en nous mettant face à ce que les auteurs d’une chronique récente dans The Atlantic nomment le "neurocentrisme". Sans l’être définitivement, ce débat est sinon tranché, au moins fortement nuancé par l’acceptation que les gènes ne font pas tout et que la personnalité de tout un chacun va se construire sur une base génétique, par l’interaction de l’individu avec son environnement. Même si ces données sont discutables et discutées, on cite classiquement les différences de comportement pouvant exister entre deux vrais jumeaux dont les parcours de vie sont quelque peu distincts. La version moderne de ce débat peut être discutée au niveau biologique par l’interaction entre facteurs génétiques et épigénétiques, traduisant justement l’influence de l’environnement sur le développement cérébral, notamment. Si on admet alors que l’homme a une période de maturation de son cerveau qui s’étend sur plus de 20 ans, présentant ainsi la caractéristique unique dans le règne animal d’avoir la plus longue période de développement par rapport à toute la durée de sa vie (environ un quart de sa vie…), on voit combien l’influence de l’environnement peut contribuer à "façonner" son cerveau… Et si la question est, au-delà, de savoir si la conscience, parmi les fonctions cognitives, est une propriété de la matière, reprenant le vieux débat sur le "dualisme" de Descartes,  la réponse pour les neurosciences est définitivement "oui", qui considèrent cependant avec une juste prudence que la pensée ne se réduit pas à la matière mais qu’elle "émerge" de son activité. Et il est aussi utile d’ajouter que ce n’est pas parce que nous savons que l’esprit est dans le biologique que cela garantit qu’il nous soit accessible...

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Ces questions sont d’actualité et l’un des enjeux des neurosciences pour les décennies à venir est de comprendre ce que l’on nomme le "code neural" ; en d’autres termes, même si nous avons acquis des connaissances considérables sur la façon dont les neurones communiquent entre eux, il nous manque à comprendre ce "langage des neurones". L’enjeu est tel que ce type de grand défi pour l’Homme et la société fait l’objet de programmes de recherches assortis de moyens colossaux, telle la Brain Initiative du Président Obama ou encore le Blue Brain project, principalement européen. On est alors loin d’une forme de réductionnisme triomphant des neurosciences, qui n’est pas de mise…

L’étude du cerveau amène nécessairement à s’interroger sur le libre-arbitre. A expliquer les mécanismes cognitifs uniquement au travers de la matière, finit on par concevoir le comportement comme le pur produit d’un déterminisme matériel ? Quid de la liberté individuelle ?

L’article de The Atlantic se focalise sur la position abusive des neurosciences, qui amèneraient à considérer que l’individu n’a pas le choix de ses comportements, de par leur déterminisme matérialiste, conduisant dans le cas de l’addiction pris comme exemple, à considérer le toxicomane comme un "malade" qui n’a ainsi plus de libre-arbitre. Là encore, le débat est ancien et de nombreux travaux ont été conduits avec l’essor de la génétique, avant celui de l’imagerie cérébrale. Pour résumer rapidement et de façon un peu schématique, il ressort de ces travaux que la recherche de gènes pouvant expliquer des comportements déviants est un leurre ; de la psychopathologie à des comportements anormaux et à fortiori pour les comportements déviants, aucune recherche sérieuse n’a conduit à l’identification "du gène de … ". L’exemple de l’autisme est à cet égard particulièrement illustratif et le triomphalisme n’est là aussi certainement plus de mise en ce domaine. Par contre, comme pour d’autres pathologies, le cancer notamment, il est vraisemblable qu’il existe des terrains génétiques "favorisant" la survenue de traits comportementaux, possiblement lors d’interactions avec des facteurs environnementaux qui restent pour l’heure le plus souvent à identifier. Mais la mutation d’un gène ne rend pas "toxicomane". Quant à savoir dès lors si la toxicomanie peut être considérée comme une maladie, ce que dénonce l’auteur de la chronique citée ci-dessus, le débat reste là encore ouvert. Que la prise de substances addictives influence le fonctionnement cérébral, c’est là une certitude. Mais que la prise irrépressible de la substance d’abus soit le résultat d’un dysfonctionnement cérébral, ce n’est pas impossible mais ce n’est pas prouvé. Dans ce domaine le libre-arbitre parait exister, tout au moins jusqu’à un certain niveau de l’addiction.  Ici la prudence du chercheur s’impose et l’avenir répondra plus directement à votre questionnement.

Que dire du recours aux neurosciences dans certaines affaires pénales ? Peut-on expliquer des agissements et disculper l’auteur d’un crime parce que l’IRM de son cerveau montre  que c’est ce dernier qui l’a poussé à se comporter d’une certaine manière ? Où en est-on de ce débat éthique sur la question de la responsabilité ?

C’est là une question à la mode de savoir quelle confiance un jury peut accorder à l’expertise des neurosciences pour disculper ou à contrario confondre un justiciable. Ce domaine d’intervention des neurosciences définit même une forme de discipline, qui se nomme (certainement très abusivement !) le "neurodroit". Ainsi peut-on considérer que l’expert en neurosciences puisse apporter la preuve "par l’image" de la responsabilité pénale de tel ou tel individu. Il semble cependant que l’on soit là face à une dérive qui mérite de mettre en avant des considérations d’ordre éthique : certes l’imagerie cérébrale a fait des progrès considérables et nul n’est à même de contester ses apports pour mieux comprendre le fonctionnement cérébral. Néanmoins, considérer qu’à côté des experts neurologues et psychiatres des spécialistes de l’imagerie puissent permettre de confondre un prévenu est à ce jour très certainement abusif. La question est cependant ouverte et bien réelle de la participation des neurosciences à la responsabilisation ou à la déresponsabilisation d’un individu vis-à-vis de la société. Aujourd’hui, la vraie responsabilité des neurosciences est de dire et d’assumer qu’en dépit des progrès accomplis, notamment en ce qui concerne la façon dont le cerveau prend les décisions, elles ne sont pas encore en mesure de répondre à une telle question. Ce point rejoint d’ailleurs ce qui a été évoqué plus haut : si les fondements des comportements sont neurobiologiques, voire d’ordre génétique, alors la question est aussi posée d’une certaine déculpabilisation des individus…  Génétique et imagerie, deux domaines qui ont fait exploser les connaissances en neurosciences mais pour autant faut-il en perdre la raison ?

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