Suicide, euthanasie : avons-nous fait de la vie un bien de consommation comme un autre ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le débat féroce qui déchire l'occident autour de l'euthanasie révèle un changement de notre rapport à la mort, notamment quand celle-ci est volontaire.
Le débat féroce qui déchire l'occident autour de l'euthanasie révèle un changement de notre rapport à la mort, notamment quand celle-ci est volontaire.
©Reuters

Tous allergiques aux limites ?

La médecine progressant, la foi régressant, notre rapport à la mort évolue. Plus lointaine et plus effrayante, elle nous terrorise aussi surement que l'immortalité, qui semble à portée de main et nous fascine toujours un peu plus. Cinquième épisode de la série "Tous allergiques aux limites ?".

Damien Le Guay et Alain Sauteraud

Damien Le Guay et Alain Sauteraud

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers. Il est président du Comité  national d'éthique du funéraire et Vice-président de l'Amitié Charles Péguy.

Alain Sauteraud est psychiatre, spécialiste du deuil et de la mort. Il a écrit Vivre après ta mort, psychologie du deuil, aux éditions Odile Jacob, 2012.

 

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Atlantico : Le débat féroce qui déchire l'occident autour de l'euthanasie révèle un changement de notre rapport à la mort, notamment quand celle-ci est volontaire. La mort est désormais perçue comme un choix volontaire, remettant ainsi en cause l'ultime et sacrée dernière barrière ? Que penser d'un taux de suicide en hausse dans une société où la vie s'allonge ?

Alain Sauteraud : Il faut bien différencier deux choses derrière ce que vous appelez une mort voulue : d'une part le suicide et d'autre part l'euthanasie entre lesquels il n'y a pas de véritable lien. Ce qui est appelé parfois le "suicide assisté", c'est-à-dire une décision de patient de mettre fin à ses jours à la suite d'un diagnostic de mort imminente ou d'incurabilité est un phénomène mineur à l'échelle de la décision de mort volontaire. 95% des suicides sont d'ordre psychiatrique et sont la conséquence de maladies mentales qui seraient curables mais qui poussent au désespoir et donc au passage à l'acte sans l'autorisation de personne. Ce sont deux problèmes foncièrement différents.

Malheureusement, même si on ne peut pas dire qu'il augmente, le taux de suicide ne baisse pas en France. Ces prises de mesures sont de plus faussées par des problèmes d'indicateurs : auparavant, ils repéraient des suicides que l'on déclarait en tant qu'accidents par pudeur ou par honte. Ce phénomène est aujourd'hui beaucoup accepté dans la société, le nombre officiel est également renforcé par la science qui nous permet de mieux les détecter.

Damien Le Guay : Il faut distinguer, me semble-t-il, deux « libertés » : le suicide personnel et le suicide organisé. Ce que je décide, dans mon coin, relève de ma « liberté » - même si cet usage de « ma » liberté conduit à la mort, à une mort anticipée et choisie. Mais autre chose est une organisation du suicide à l’hôpital - comme si le suicide était une « solution » parmi d’autres dans la palette des « soins » proposés par le corps médical. Cette distinction est essentielle surtout quand, avec le rapport Sicard de décembre 2012, il semble que la solution du « suicide assisté » soit à l’ordre du jour. Cette distinction est une différence non de degré mais de nature. Le suicide fut toujours une sorte de « fraude » assumée, un « interdit » surmonté. Et cette situation le rend d’autant plus voulu . Alors qu’une institutionnalisation du suicide à l’hôpital, le rendrait « plus facile », plus « normal ». Il deviendrait une solution « de soin » parmi d’autres. La « mort volontaire » ne serait plus de l’ordre d’une tolérance, d’un droit toléré sans être facilité mais d’un droit promu, aménagé par des médecins qui sont, par vocation, toujours du coté de la vie aménagée et non de la mort donnée.

Le simple fait que l'on puisse aujourd'hui en occident ouvrir le débat de l'euthanasie ne révèle-t-il pas un changement de perception de la nature de la mort ? De son après ?

Alain Sauteraud : Je crois au contraire que notre rapport à la mort n'a pas changé, c'est le rapport au grand âge qui a changé. Le débat autour de l'euthanasie révèle en fait une probabilité de plus en plus forte du fait que notre fin de vie se passera dans un état grabataire. L'espérance de vie a fait un chemin considérable, puisqu'en 1850 l'espérance de vie était d'environ 45 ans. Il n'y avait donc pas de folie sénile, pas de maladie inflammatoire chronique. Sans dire que l'on mourrait en bonne santé, on passait très vite d'un état de bonne santé à un état de mort imminente. De nos jours, les progrès de la médecine nous ont permis de découvrir qu'on pouvait vivre en mauvaise santé. Comme toujours dans l'histoire de l'humanité, chaque période amène de nouveaux problèmes inconnus cent ans avant. Un des nôtres est cette vie en mauvaise santé dont on se demande de plus en plus si elle correspond à une vie "normale" et acceptable. 

Damien Le Guay : Oui, vous avez raison ! L’euthanasie pourrait, un jour ou l’autre, devenir une solution qui, sous couvert de « liberté », pourrait être promue pour des raisons économiques. Aider à vivre jusqu’au bout est une chose. Ne pas empêcher un patient d’arrêter ses soins est une chose. Soulager la souffrance jusqu’à conduire un malade jusqu’à un état d’inconscience est une chose. Mais une euthanasie qui deviendrait un « droit » et aussi une forme « d’obligation », qui serait formalisée, avec des « directives anticipées » contraignantes et non indicatives, changerait de nature. Nous ne serions plus dans un aménagement au cas par cas mais dans un processus organisé, balisé et de plus en plus évident. Le risque est là : banaliser la mort, la considérer comme une « solution » de soin parmi d’autres. Et cette facilité, au nom de la liberté individuelle, aiderait, en sous-main, ceux qui considèrent qu’une euthanasie active, décomplexée, facilitée est aussi une solution économique à tous nos déficits. De toute évidence, une grosse partie du coût de la santé publique (un tiers ou plus) est liée aux derniers mois des individus à l’hôpital. Et donc « anticiper » la mort de quelques mois réduirait considérablement le « trou de la sécurité sociable ». Cette seconde motivation pour l’euthanasie n’est jamais explicite dans nos sociétés occidentales. Mais ce ne serait pas la première fois que la promotion de la liberté individuelle et la promotion du libéralisme le plus pur iraient de concert, suivant en cela les analyses de Jean-Claude Michéa.

La récente annonce de la double mastectomie d'Angelina Jolie suit à son séquençage génétique soulève la question d'une immortalité qui semble à portée de main. La mort est-elle toujours une limite dans l'esprit commun ? La médecine nous donne-t-elle l'impression que nous pouvons amadouer la Faucheuse ?

Alain Sauteraud : La mort est sans aucun doute encore une limite, elle n'a jamais fait aussi peur aux gens. Et cela parce qu'il y a un tabou d'évocation de la mort dans la société ainsi qu'un tabou de l'évocation du deuil, c'est-à-dire de la perte des êtres chers. Ce double silence renforce donc notre peur qui touche presque l'ensemble de la société. Cette peur est aggravée par les progrès de la médecine en la rendant de plus en plus lointaine. Cependant, elle reste inéluctable mais ce n'est pas en reculant le problème qu'il devient moins effrayant. Ainsi l'augmentation de la durée de vie, en rendant la mort plus abstraite, a augmenté la dimension terrifiante de notre relation à celle-ci.

Damien Le Guay :Il est vrai que la science est aujourd’hui porteuse d’une espérance d’immortalité. Cette espérance n’est pas toujours explicite. Elle n’est pas annoncée par l’ensemble du corps médical. Mais, implicitement, nous croyons que dans un horizon de temps proche, a moyen terme, nous allons déboucher sur une maitrise du corps et une maitrise du vieillissement et une maitrise du temps. Comment ? Par un développement fabuleux, qui est déjà en germe, des techniques greffée sur du biologique, du biologique recyclé, arrangé, aménagée et, d’autre part, du déchiffrage des « secrets du biologique ». Et ces trois maitrises sont la forme espérée d’une immortalité non plus religieuse mais simplement scientifique. Nous serions passé d’une promesse religieuse en un au-delà à une promesse scientifique en un ici-bas-toujours-plus-long. Dieu est mort, vive la bio-mécanique, les bio-technologies ! Ce que le premier n’a pas pu nous donner, les seconds nous l’offre à l’horizon du nouveau millénaire ! Ces trois promesses rejoignent ce que Freud indiquait : les hommes ont la conscience psychologique d’une immortalité. L’idée de la mort reste une idée. Elle n’implique pas une conscience de mortalité. Dés lors, la psychologie des profondeurs et la science semblent faire désormais cause commune. La « mort » pourrait apparaitre, dans quelques dizaines d’années, comme un accident d’une humanité pas encore assez maitresse d’elle-même et de ses potentialités scientifiques.

Dans quelle mesure l'athéisme rampant de la société occidentale a-t-il influencé l'évolution à la mort ? La religion réapparaît-elle, opportuniste ou pas, aux abords de la mort ? Est-ce toujours notre religion "culturelle" qui s'y glisse ?

Alain Sauteraud : En terme de causalité, il est toujours difficile de répondre à ce genre de question. Si la baisse de l'implication religieuse et de la foi sont incontestables, et que la religion a toujours été apaisante pour le mourant et l'entourage, je ne me sens pas certain de pouvoir répondre sur un lien éventuel. Cela dit la question du deuil réactive la foi, celle de la mort imminente réactive les questionnements de l'après-mort mais ne réactive pas forcément la stabilité de la croyance. Enfin, de mon expérience, les mourants ou les endeuillés se tournent toujours vers la religion qui est traditionnellement la leur.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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