Ce que la science nous apprend sur la fiabilité de nos souvenirs d'enfance<!-- --> | Atlantico.fr
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"Freud avait raison sur au moins un point : la mémoire est un processus actif, dynamique, peu stable, ce qui pourrait expliquer la faible persistance des souvenirs factuels chez le très jeune enfant."
"Freud avait raison sur au moins un point : la mémoire est un processus actif, dynamique, peu stable, ce qui pourrait expliquer la faible persistance des souvenirs factuels chez le très jeune enfant."
©Reuters

Euh...

Une équipe de chercheurs canadiens vient de présenter les résultats d'une étude concernant la fiabilité des souvenirs. Surprenant et inquiétant, la multiplication des neurones - qui a lieu lors du développement de l'enfant de moins de 3 ans - entraînerait des modifications de la mémoire.

Daniel  Gérard

Daniel Gérard

 

Daniel Gérard est responsable du service de psychiatrie infantile à l'hôpital Pierre Wertheimer.

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Atlantico : Une équipe de chercheurs canadiens vient de présenter les résultats d'une étude concernant les souvenirs. La multiplication des neurones - qui a lieu lors du développement de l'enfant de moins de 3 ans - entraînerait des modifications de la mémoire. Que faut-il penser de ces résultats ?

Daniel Gérard : Les travaux sont très intéressants car ils viennent apporter de nouveaux arguments sur le fonctionnement de la mémoire. Les expériences menées concernent une forme particulière de mémoire, la mémorisation d’apprentissages moteurs (mémoire dite non déclarative), qui ne peut être assimilée à l’amnésie infantile, qui est une mémoire déclarative très dépendante du langage. Cependant, entre ces différents types de mémoire, il existe indiscutablement des similarités fonctionnelles.

Freud avait raison sur au moins un point : la mémoire est un processus actif, dynamique, peu stable, ce qui pourrait expliquer la faible persistance des souvenirs factuels chez le très jeune enfant. Nous savons, que le travail psychothérapique ne permet pas de récupérer des souvenirs objectifs infantiles refoulés : d'un point de vue expérimental cela se confirme et d'un point de vue neurobiologique cela commence à se modéliser. Ce qui ne veut pas dire que nous ne conservons pas de traces émotionnelles.

Nous savons également que les apprentissages réalisés tôt doivent être répétés très régulièrement durant la petite enfance pour ne pas être perdus. On considère qu'au-delà de 48h /72h les enfants perdent une grande partie de l'information perçue. Cela s'améliore grandement à partir de 5-7 ans, mais de nombreux enfants restent sensibles jusqu'à 10-11 ans (argument pour la semaine des 5 jours et le raccourcissement des vacances scolaires…).

Sur le plan neurobiologique, le cerveau du bébé est loin d'être achevé (il faudra attendre l'âge de 22 ans chez les filles et de 24 ans chez les garçons). Des neurones vont certes se développer dans certaines zones cérébrales (ce qu'on appelle la neurogénèse), et tout particulièrement dans l'hippocampe, région cérébrale très importante pour la mise en mémoire des faits nouveaux. Le stockage des informations est réparti sur l’ensemble du cerveau.

D'une façon générale, un cerveau qui se développe normalement perd des neurones, et surtout des connexions entre eux. Apprendre c'est en fait sélectionner des neurones et stabiliser des connexions pour une tâche donnée. "Apprendre c'est éliminer" disait Changeux.

Ce que montrent les travaux de ces chercheurs canadiens, c'est que les apprentissages des jeunes souris sont d'autant moins bons que la neurogénèse se poursuit dans une partie de l'hippocampe. Si cette neurogénèse est bloquée, alors les apprentissages persistent plus longtemps. Tout se passe comme si avec la neurogénèse, le réseau demeurait trop instable (trop excitable) pour que les informations soient durablement stockées.

Cependant, il existe d’autres facteurs neurobiologiques très importants pour essayer de comprendre l’amnésie infantile. En particulier, le développement de la myéline (substance lipidique qui va entourer les prolongements des neurones et qui joue un rôle très important dans la vitesse de transmission des informations). Cette myélinogénèse concerne tout le cortex cérébral, par zone successive jusqu’à la fin de l’adolescence.

Quelles sont les conséquences de cette neurogenèse sur nos souvenirs d'enfance ? Ceux qui remontent avant l'âge de trois ans sont-ils forcément sujets à caution ? Et les autres ?

Tous les souvenirs autobiographiques avant l'âge de trois ans semblent rapidement s'effacer. On ne garderait qu'une trace émotionnelle mais sans les séquences d'images associées. Il est possible que certains enfants dits "précoces" (en avance maturative) gardent des souvenirs isolés avant l'âge de trois ans, mais cela semble exceptionnel. A partir de 7/8 ans les souvenirs paraissent fiables dans leur repérage spatial, et à un degré moindre dans le séquençage temporel.

Quels autres facteurs peuvent expliquer que l'on garde globalement des souvenirs si peu précis de son enfance ?

Pour mémoriser quelque chose, il faut d'abord le percevoir. La perception sensorielle n'évolue pas de la même façon chez le jeune enfant que chez l'adulte.

Le deuxième facteur est d'ordre attentionnel : la mémorisation est plus efficace avec la concentration. Les processus attentionnels sont nombreux et se développent progressivement, surtout à partir de 10 ans. Ces processus sont sujets à beaucoup plus de variation dans la journée que chez l'adulte, et ils sont longtemps conditionnés par la qualité du sommeil de l'enfant.

Le langage et d'une façon générale de développement des fonctions cognitives (mémoire de travail, capacités d'abstraction, de conceptualisation,…) sont bien entendus d'importants facteurs d'efficience mnésique.

Enfin, le facteur émotionnel et affectif est primordial : les émotions, les peurs peuvent modifier les perceptions et remanier profondément les souvenirs, et pas seulement chez l'enfant. L'adulte contrôle, en principe, mieux ses émotions.

Au vu de ces résultats, dans quelles limites peut-on se fier à la parole des enfants, notamment dans un contexte judiciaire ?

Les conditions de recueil de la parole des enfants vont grandement déterminer la fiabilité des informations récupérées. Un souvenir sera d'autant plus solide que l'enfant sera entendu au plus près de l'événement. Mais l'enfant est très influençable : il dira plus facilement oui à une personne d'autorité (policier,…). De même, il ne dira pas facilement qu'il ne sait pas. Les enquêteurs sont formés pour formuler des questions ouvertes et pour ne pas insister sur les contradictions apparentes dans le discours de l'enfant. L'enfant ne doit pas avoir peur de se tromper quand il s'exprime. Il appartiendra aux adultes, aux juges, éventuellement aux experts, d'apprécier la fiabilité des souvenirs, mais cet exercice est périlleux et en aucun cas le jeune enfant ne doit sen sentir coupable. Inversement, les enfants doivent être préparés à ce que leur parole ne soit pas entendue comme ils l'imaginent ou le souhaitent.

Quoiqu'il en soit, avant l'âge de trois ans la fiabilité est illusoire. La très grande prudence demeure jusqu'à 5 ans. Au-delà, les facteurs individuels (développement psychologique, cognitif) et les conditions de recueil vont être déterminants pour apprécier la pertinence des informations livrées.

 Référence bibliographique : Tout sur la mémoire, Dr Bernard Croisile, Editions Odile Jacob.

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