Retraites : état des lieux des véritables inégalités de traitement en France<!-- --> | Atlantico.fr
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La France compte une quinzaine de régimes spéciaux en France.
La France compte une quinzaine de régimes spéciaux en France.
©Reuters

Privilèges

Alors que le rapport Moreau, chargé de formuler des pistes de réforme des retraites, sera présenté vendredi, les syndicats de fonctionnaires annoncent déjà l'organisation d'une journée de grève. Ils refusent notamment la convergence des modes de calcul entre public et privé.

Philippe Crevel et Éric Verhaeghe

Philippe Crevel et Éric Verhaeghe

Philippe Crevel est secrétaire général du Cercle des Epargnants depuis 2004

Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr
 

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : A quelques jours de la remise du rapport Moreau, qui préconise de revoir le mode de calcul des pensions des fonctionnaires, la ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine a réaffirmé l'intention du gouvernement de faire participer tous les actifs à la réforme de retraites. Combien existe-t-il de régimes spéciaux et en quoi sont-ils encore justifiés ?

Eric Verhaeghe : La France compte une petite quinzaine de régimes spéciaux de retraite, dont la plupart, comme celui de l'Opéra de Paris ou de la Comédie Française sont confidentiels. Ceux qui appellent le plus de commentaires sont évidemment ceux de la SNCF, d'EDF, de GDF et de la RATP. Dans le débat qu'ils suscitent, il faut distinguer deux questions majeures, qui sont vraiment très différentes. 

D'un côté, il y a un sujet simple : faut-il un régime de retraite spécial pour la SNCF ou pour EDF ? La réponse ne va pas forcément de soi, dans la mesure où ces régimes sont structurellement déficitaires, et que leur fusion avec le régime général ne résoudrait pas leur problème financier. Pourquoi sont-ils déficitaires me direz-vous ? Parce qu'ils appartiennent à des professions qui ont connu une forte automatisation depuis les années 1960. La population de cotisants y a donc beaucoup décru, alors que les bénéficiaires ont beaucoup augmenté. C'est très vrai à la SNCF où le nombre de cheminots s'est effondré avec l'électrification des lignes. C'est aussi vrai avec le régime des mines, qui ne compte plus que des bénéficiaires et plus aucun cotisant. Les fusionner avec le régime général n'apporte aucune solution à ce problème démographique.

D'un autre côté, il y a la question beaucoup plus délicate du mode de calcul des retraites dans ces régimes, et notamment de l'âge légal de départ à la retraite. Lorsque le régime de la SNCF a été inventé, par exemple, l'espérance de vie n'atteignait pas 70 ans, et les conditions d'exercice du métier de cheminot justifiaient qu'on les laisse partir à 50 ans, pour qu'ils puissent profiter de leur retraite pendant plusieurs années. 

Ce sujet est d'ailleurs plus compliqué qu'on ne croit. Dans l'imaginaire collectif, on pense volontiers qu'une grande intelligence organisatrice a un jour décidé d'abaisser l'âge de la retraite des cheminots à 50 ans. L'histoire est très différente: les régimes de retraite sont généralement le produit de luttes collectives, où la France fut beaucoup plus en retard que l'Allemagne. Rappelons que l'idée d'un système universel de retraite fut posée en 1941, et mise en oeuvre en 1945 avec le Conseil National de la Résistance. Les régimes spéciaux sont des régimes antérieurs à cette création, et le produit de l'histoire. Cela ne signifie pas qu'on ne peut pas les réformer. Cela signifie juste qu'on ne peut pas les réformer sans les comprendre.

Philippe Crevel : La France compte une quinzaine de régimes spéciaux de retraite dont les plus connus sont ceux de la SNCF, de la RATP ou des industries de l’énergie. Nous pouvons également citer le régime des clercs et employés de notaire, celui de l’Opéra, celui de la Comédie française, celui de l’Assemblée nationale ou celui des ministres des cultes d’Alsace Lorraine. Il est fréquemment ajouté à cette liste les régimes de la fonction publique qui n’en sont pas réellement car la pension d’un ex-fonctionnaire est prélevée directement sur le budget de l’Etat. Entre les cotisants et les pensionnés, ce sont environ 8 millions de personnes qui sont concernées dont 1,6 million au titre des régimes dits spéciaux ; les autres relevant des trois fonctions publiques (Etat, collectivités locales et hôpitaux). En quoi les régimes spéciaux le sont-ils ? Ils diffèrent du régime général par les conditions d’âge et les règles de liquidation des pensions. Les régimes spéciaux se caractérisent également par la forte dégradation de leur rapport démographique. En effet, il y un peu plus de 500 000 cotisants pour 1,1 million de pensionnés. Les régimes des mines, des marins ou de la SNCF ont plus de pensionnés que d’actifs.

L’existence de ces régimes spéciaux est liée à l’histoire même de nos régimes de retraite. En effet, ils ont été créés avant l’instauration du régime général en 1945. Il en fut ainsi avec le régime des marins créé par Louis XIV en 1673, avec celui de la Comédie française créé en 1812 ou avec celui des fonctionnaires civils institué en 1853. Ces régimes ne sont pas entrés dans le cadre du régime général à la Libération, leurs représentants voulaient déjà conserver leurs spécificités. Les syndicats ont mis en avant la dureté de certains pour maintenir leur régime. Aujourd’hui, la question de leur maintien repose sur des fondements essentiellement liés à des rapports de force syndicaux.

Parmi les arguments évoqués, on trouve la faiblesse des rémunérations pendant la période d'activité ou encore la pénibilité des emplois. Qu'en est-il réellement ?

Eric Verhaeghe : Plus personne, je crois, n'est dupe de ces arguments frelatés, même s'ils posent un vrai problème: quel est le coût d'ajustement de ces régimes en cas d'alignement sur le régime général ? Il me semble que la réforme de 2007 engagée par Nicolas Sarkozy a permis de mettre dans la balance les quelques économies permises par la réforme, avec leur coût social élevé pour l'ensemble de la collectivité. Au total, il faut vraiment se demander ce qu'on gagne et ce qu'on perd à ouvrir ces débats compliqués. 

Le sujet se posera de la même façon sur la retraite des fonctionnaires, dans des proportions bien plus fortes d'ailleurs. Beaucoup de fonctionnaires considèrent que, en prenant un emploi dans le public, les règles applicables à la retraite font partie du statut et, au fond, de leur rémunération. Tout est dans l'arbitrage que la société rend entre ce que lui coûtera la réforme des fonctionnaires et ce qu'elle y gagnera. 

Philippe Crevel : Que certains métiers soient pénibles, nul ne le nie. Les marins, les salariés d'’EDF travaillant sur les lignes électriques ou les conducteurs de rames de métro en sous-terrain exercent sans nul doute des métiers relativement pénibles même si leur travail a fortement évolué en quarante ans. Mais force est de constater que les régimes spéciaux ne couvrent pas, loin de là, tous les métiers pénibles. Si la responsabilité du conducteur de train reste forte, en revanche, le caractère physique de son emploi a disparu. Par ailleurs, les études sur les rémunérations ne montrent pas un réel décalage entre régimes spéciaux et secteur privé classique. En effet, les grandes entreprises nationales offrent des rémunérations supérieures à celles des PME et pas très éloignées de celles des grandes entreprises privées.

Les régimes spéciaux qui visaient à combattre des inégalités sont-ils devenus les causes même de ces inégalités ?

Eric Verhaeghe : Posée de cette façon, évidemment, la question appelle un grand "oui". Maintenant, il me semble quand même qu'il faut apporter de grandes grandes nuances à ce qui vient d'être dit. D'abord parce que l'objectif d'égalité ne fait pas forcément partie d'un système professionnel de retraite. Un système de retraite sert à se prémunir contre les risques inhérents à la vieillesse. Prémunir les Français de façon égale contre ces risques est une notion plus complexe qu'il n'y paraît à appréhender. Quand on sait qu'un cadre vit plus vieux qu'un ouvrier, respecte-t-on l'égalité quand on ne prend pas en compte dans le calcul des droits à retraite l'espérance de vie individuelle ou, en tout cas, catégorielle?

Une fois de plus, c'est la notion même d'égalité qu'il faut interroger. A une époque, les Français se satisfaisaient d'une égalité juridique qui n'incluait pas les droits contributifs à la protection sociale, c'est-à-dire les droits liés au versement d'une cotisation mensuelle. Celle-ci relevait de négociation propre à une branche, et personne ne s'en offusquait. De façon assez amusante, beaucoup de gens qui se disent libéraux plaident maintenant pour un grand système interprofessionnel qui appliquerait les mêmes règles pour tous. Cette aspiration à l'égalité est assez divertissante : elle fut l'objet d'une grande revendication de la CGT après la guerre. Et les libéraux de l'époque s'y opposaient farouchement. Autres temps, autres mœurs. 

Philippe Crevel : Avec des critères d’âge et des modes de calcul différents, les régimes spéciaux sont aujourd’hui, si ce n’est une cause d’inégalités, une source de suspicions et de frustrations. Toutes les comparaisons sont difficiles et sont sujettes à caution. Il en résulte une opacité du système de retraite français qui le rend, par ailleurs, très compliqué à réformer. La pension mensuelle moyenne du régime général est de 1256 euros quand elle est de 1937 euros dans la fonction publique dEtat. Elle sélève à 2104 à la RATP et à 1840 euros à la SNCF. Autre façon d’étudier l’inégalité est de calculer le taux de remplacement, c’est-à-dire le ratio entre la pension et le dernier salaire d’activité. Il est de 70 % dans la fonction publique et de 60 % dans le privé.

Par ailleurs, la multiplicité de ces régimes a-t-elle fait perdre toute vision d'ensemble ? Dans ce contexte comment s'assurer que l'objectif de justice sociale est atteint ?

Eric Verhaeghe : Incontestablement, l'émiettement du système de retraite apparaît de moins en moins justifié aujourd'hui. Mais il ne tient pas seulement aux régimes spéciaux. Il tient aussi à l'existence d'un système complémentaire AGIRC-ARRCO. Ce dernier est extrêmement divers, et certains diront inégalitaire au sens strict. Il faut se poser une vraie question vis-à-vis de cela : voulons-nous un grand machin unique pour tout le monde ? Ou bien acceptons-nous la diversité des professions ? Et si nous voulons un grand machin unique, doit-il couvrir tous les niveaux de revenu ou se limiter seulement à une mission de justice sociale offrant un minimum pour chacun.

A titre personnel, je ne trouve pas choquant que le régime général devienne vraiment universel (c'est-à-dire qu'il absorbe les régimes spéciaux, les régimes des fonctionnaires et les fédérations AGIRC-ARRCO), pourvu qu'il se limite à une fonction de justice sociale, c'est-à-dire de couverture d'un minimum vieillesse identique pour tous, par exemple dans la limite du plafond actuel de la sécurité sociale. Tout ce qui dépasse, c'est-à-dire concrètement les fractions les plus élevées de revenus, doit entrer dans des systèmes spécifiques, obligatoires, et par capitalisation.

Philippe Crevel : Le système des retraites français est par nature complexe et assez opaque. L’accumulation de régimes de base, de régimes complémentaires et de dispositifs accessoires (majorations diverses et variées) rend sa lecture très compliquée. Ce mille-feuille des retraites contribue à dessiner une France à plusieurs vitesses, une France bloquée par les corporatismes et les petits privilèges. Ce débat récurrent sur les régimes spéciaux nourrit surtout le climat de défiance.

Finalement, à quels niveaux les inégalités les plus criantes se situent-elles désormais et sur quels actifs pèsent-elles réellement ? 

Eric Verhaeghe : Je vous arrête tout de suite sur la pénibilité, qui est un concept creux. La prise en compte de celle-ci dans la retraite serait une aberration. Seule l'Italie l'a fait aujourd'hui et, partiellement, les Pays-Bas. Le bon sens plaide plutôt pour un système à l'allemande : l'obligation faite aux entreprises de limiter l'exposition des salariés à la pénibilité, et la prévention systématique des risques professionnels. Concrètement, aucun salarié ne devrait passer plus de dix ans de sa vie dans un poste exposé à la pénibilité. C'est un investissement lourd, qui oblige les entreprises à penser les postes de travail de façon ergonomique et à pratiquer une véritable politique de ressources humaines vis-à-vis des salariés, en préparant leur évolution professionnelle effective. Mais ce me semble être la seule attitude juste socialement. Comment peut-on organiser un système de retraite en validant l'idée que certains sont destinés à mourir jeunes, sans que personne ne bouge, si ce n'est en donnant un peu d'argent pour compenser? Ce mépris de la vie humaine me paraît assez contradictoire avec les idéaux proclamés par la gauche.

Philippe Crevel : L’écart d’espérance de vie à la retraite entre ouvriers et cadres est de 3,5 ans pour les hommes et d’un peu moins de deux ans pour les femmes. Il faut souligner que cet écart tend à se réduire une fois la retraite prise du fait que le facteur lié aux accidents du travail disparaît. L’écart d’espérance de vie est le plus important à 40 ans. Depuis des années, les partenaires sociaux tentent d’instituer un dispositif sur la pénibilité mais force est de constater que la question n’est pas tranchée. Dans un système à plusieurs régimes où le nombre de poly-pensionnés augmente fortement, il est très difficile d’intégrer dans le mode de calcul des pensions des critères liés à la pénibilité.

L’autre grande inégalité est celle qui frappe les femmes dont les pensions représentent 72 % de celles des hommes tout en y intégrant les droits de réversion. Cet écart s’explique par les interruptions de carrière et par les salaires inférieurs versés aux femmes. L’écart homme/femme tend à se réduire mais trop lentement. Il est sans nul doute prioritaire de mettre l’accent sur l’égalité des rémunérations.

Quel système permettrait de les prendre en considération ? 

Eric Verhaeghe : La question du régime par points mérite d'être posée, même si elle soulève des questions importantes. L'idée générale de ce système est que chacun capitalise des points proportionnels aux cotisations versées. Chacun peut ensuite convertir ce capital en rente, d'un montant variable selon l'âge de liquidation. Concrètement, la rente sera moins importante si vous liquidez votre capital à 55 ans plutôt qu'à 65 ans. Ce système a l'avantage d'élargir la liberté de choix.

Philippe Crevel : De manière assez utopique, mais certains Etats l’ont fait, la Suède en particulier, il faudrait aller vers un régime unique par points. Il faudrait fusionner tous les régimes ce qui n’interdirait pas de prendre en compte par exemple la pénibilité. Ainsi, les emplois dits pénibles pourraient ouvrir droit à l’obtention de points supplémentaires avec le cas échéant une liquidation plus précoce pour intégrer les écarts d’espérance de vie à la retraite.

Un tel système serait plus transparent. Le mode de calcul des pensions serait identique pour tous. Il y aurait moins de rancœur au moment des ajustements. Il faut bien souligner que la réforme systémique ne résout pas le problème du financement ; elle permet simplement une répartition équitable des sacrifices. Elle offre également l’avantage de procurer des économies de gestion. La Commission de Bruxelles a souligné que le système de retraite français était un des plus coûteux et qu’il serait possible de dégager plusieurs milliards d’euros en fusionnant nos caisses de retraite.

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