Allergiques aux limites : qu’il se pratique entre adultes consentants suffit-il à justifier que le porno extrême ne soit pas interdit ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La notion de consentement dans les rapports sexuels fait débat aux Etats-Unis
La notion de consentement dans les rapports sexuels fait débat aux Etats-Unis
©Reuters

Sans tabou

Depuis la publication de l'essai d'Emily Witt "What do you desire ?", dans lequel elle décrit des scènes de "sexe extrême", la notion de consentement dans les rapports sexuels fait l'objet de nombreux débats aux États-Unis... Premier épisode de notre série sur les limites dans le sexe.

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli est professeur agrégé de lettres, enseignant et essayiste français.

 Il est l'auteur ou le co-auteur d'un grand nombre d'ouvrages parus chez différents éditeurs, notamment  La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et La société pornographique (Bourin, 2012)

Il possède également un blog : bonnet d'âne

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Atlantico : Suite à la publication de l'essai d'Emily Witt "What do you desire ?" dans lequel elle décrit des scènes de "sexe extrême", la notion de consentement dans les rapports sexuels a fait l'objet de nombreux débats aux États-Unis. Peut-on considérer qu’à partir du moment où il y a consentement, il n'y a pas de limite dans les pratiques sexuelles ?

Jean-Paul Brighelli : Établissons d’emblée une limite : disons que nous exclurons de toute tolérance les pratiques pouvant entraîner la mort, même avec le consentement du / de la partenaire. L’anoxie, par exemple, tue : que ce soit le jeu du foulard dans les écoles, ou la récente mort stupide de David Carradine dans sa chambre d’hôtel. Le flirt avec la limite a toujours fait partie du jeu. Le plongeon dans le gouffre, non.

Et, puritanisme ou non de ma part, j’exclus aussi tout ce qui est rapport tarifé, qui est toujours un rapport imposé (par la situation économique, la différence de valeur des devises, le sous-développement, et j’en passe). La contrainte ne fait pas partie de la sexualité, mais du rapport marchand. Et je flaire dans le déferlement de pornographie quelque chose qui est le libéralisme extrême mis en images. Même abolition de l’individu sous prétexte de le célébrer. Même marchandisation des corps et des désirs. Même recherche du profit économique. Pornographie de la misère, misère de la pornographie.

À ce titre, il y a déjà deux pornographies : l’une, officielle, alimentée par des professionnels des deux sexes, est un échange marchand auquel on ne reprochera que sa capacité à illusionner les puceaux et les imbéciles — mais leur nom est légion, comme on dit dans la Bible. Les « stars » de ce système sont bien payées, et connaissent les risques et les profits. L’autre (90% de l’offre pornographique) est une pornographie du tiers et du quart monde, qui est toujours bien au-delà de la limite, quoi qu’il s’y passe.

Qu'entend-t-on précisément par sexe extrême ? 

Ce dont témoigne Emily Witt est assez innocent — c’est l’aliment de certains sites américains qui font de la domination simulée leur fond de commerce, et des combats de catch entre lesbiennes supposées le fin du fin de la domination féminine. Tout ce qui appartient au gonzo, au alt-porn, et autres sexualités dites extrêmes n’arrive pas à la cheville de ce que l’on trouve sur certains sites alimentés par les pays de l’Est, qui fournissent depuis deux ou trois ans sur la toile des situations systématiquement sanglantes, sans simulation. Que ceux qui n’imaginent pas ce que l’on trouve sur Google sous la rubrique « caning » y aillent voir. Le BDSM [Bondage, Discipline, Domination, Soumission, Sadomasochisme, ndlr]  est en soi un arrangement entre adultes consentants qui stipule toujours (ou devrait toujours stipuler) respect et contrat, tacite ou non. Ce qu’en font les marchands du temple est un avilissement du SM.

Ces pratiques ont elles tendance à se répandre ? La pornographie a-t-elle joué un rôle dans ce changement de paradigme ? 

Il est certain que l’image a toujours valeur d’exemple, surtout chez les jeunes qui a priori ne savent guère ce qui se fait, peut se faire, ou ne devrait pas se faire. J’ai dans mon dernier livre, la Société pornographique, expliqué comment des jeunes (et parfois des moins jeunes) inexpérimentés prennent pour parole d’évangile d’Eros les images truquées du Net — et les répètent, persuadés que le gang-bang est une pratique ordinaire, la double anale une nécessité vitale, et le bukkake une mode impérative. Ce qui autrefois appartenait au marquis de Sade s’est répandu, sous une forme prolétarisée, si je puis dire, via le Net. Les lecteurs d’autrefois d’ouvrages érotiques étaient peu nombreux, et cultivés — ils avaient la distance. Le Net impose à trente centimètres de consciences non imperméabilisées par une culture des images si répétitives qu’elles finissent par s’inscrire dans la rétine comme des figures obligées du patinage érotique…

Je n’en veux pour preuve que la diffusion, somme toute récente, de la sodomie dans les pratiques majoritaires. Les diverses enquêtes montrent que cela concernait moins de 30% des individus des deux sexes. Les chiffres sont passés bien au-delà des 50% dans la jeune génération depuis que les films pornographiques en ont fait le nec plus ultra de l’érotisme — et même, souvent, l’unique objet des films. Bien entendu, les goûts n’évoluent pas à cette vitesse : ce qui était autrefois choisi est désormais imposé — par l’exemple avant même d’être imposé par le partenaire.

Ce n’est pas la pratique en soi qui pose problème, bien entendu : c’est son caractère automatique, convenu. Les jeunes filles sont sommées de s’y essayer, sous peine de passer pour les dernières des ringardes. Qu’elles y trouvent ou non du plaisir n’est plus d’actualité.

Or, là est la question. La sexualité — extrême ou non, et chacun voit l’extrémité à sa porte, si je puis ainsi m’exprimer — n’a d’autre finalité que le plaisir. Dans la pornographie, le plaisir masculin est limité, une fois pour toutes, à l’éjaculation (d’où la nécessité psychologique que ces messieurs éjaculent toujours à l’extérieur : il faut que le client voit). C’est très réducteur. Quant au plaisir féminin, il est simulé avec tant de maladresse convenue que l’on comprend bien que lui non plus ne fait pas partie de la question.

N’est-ce pas là outrepasser toutes les limites ? Quand le sexe n’est plus que spectacle d’une virilité dérisoire, que reste-t-il de nos amours ?

Peut-on réellement parler de consentement dans la mesure où l'on peut considérer que la société influence nos pratiques / Nous pousse à ce genre de pratique ? 

C’est le problème général de la mode. On met tel type de jeans et on se fait enculer — au propre et au figuré. Deux dictatures. Le libre-arbitre, là dedans, est réduit à la portion congrue. Encore une fois, seule une vraie éducation à la sexualité et à l’érotisme (aux antipodes de ce qui se fait présentement dans le système éducatif) pourrait mettre les jeunes à l’abri des phénomènes « tendance »…

Que cela révèle-t-il de notre société et de la façon dont nous abordons les relations humaines ? 

Le sexe tarifé, sur Internet ou dans les rues louches de nos villes, a toujours été d’une tristesse absolue, en ce qu’il est le révélateur de l’ultra-moderne solitude, comme disait Souchon. Nous sommes de plus en plus des îles, sans autre communication que la duplication, à l’infini, de rites vides et de pratiques incohérentes. L’Absurde, ce n’est pas dans l’après-guerre, avec Ionesco et Beckett. C’est ici et maintenant, avec les porn stars (parler de « stars » à propos de hardeurs / euses est un abus de langage très significatif : hier Greta Garbo, aujourd’hui n’importa quelle bimbo retapée à la chirurgie esthétique), les ados boutonneux rivés à leur souris électronique, ou à la fonction photo / caméra de leur portable : des faits-divers nombreux et récents, que j’évoque dans mon livre, témoignent de l’incapacité des jeunes à jouir autrement qu’à travers un objectif, dans le souci non d’avoir du plaisir mais de mettre leurs pauvres ébats dans une quelconque rubrique Amateurs sur un site porno.

Une société où tout deviendrait acceptable à partir du moment où il y a consentement ne présenterait-elle pas de risque ? 

Que nous soyons en pleine décadence peut se déduire aussi sûrement de notre approche du sexe que de la déperdition industrielle. Le vrai risque est un risque de civilisation. La Chine, qui a pratiquement interdit tout sexe sur Internet, ne se pose pas les questions auxquelles je réponds : elle se contente d’avoir une croissance à deux chiffres. Le problème dans l’érotisme est d’amener l’autre à consentir à ce dont il a envie, et qui comblera aussi nos attentes. Pas à se conformer a priori à un modèle qui lui est extérieur — et souvent étranger. Les adeptes des jeux SM n’ont jamais eu de mal à se trouver et à se combiner. Mais imposer le spanking sous prétexte que l’on trouve sur la Toile 107 millions d’entrées à ce mot, et que 107 millions d’imbéciles ne peuvent avoir tort, est un abus de langage avant d’être un abus tout court.

La liberté sexuelle est-elle forcément source de jouissance ? Savoir que tout est permis n'enlève-t-il pas justement une part de fantasme et du plaisir de la transgression ? 

Les « porn stars » arrivent en général dans le plus simple appareil — ou se débarrassent de leur culotte avec une célérité toute professionnelle. C’est gommer le regard en dessous, le plaisir de deviner, l’attente, tout ce qui constitue la montée vers le plaisir. C’est absurde, parce que c’est, vous avez raison, le contraire même du plaisir. « Car j’ai vécu de vous attendre, / Et mon cœur n’était que vos pas », chantait le poète. Cela vous a une autre gueule que les « yes-yes-yes » / « Oh my god(e) » de l’industrie pornographique. D’ailleurs, les mots même le disent : il n’y a pas de plaisir dans l’industrie. L’érotisme est un artisanat, parfois un art — jamais un travail à la chaîne.

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