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A chacun selon ses moyens : pourquoi la réussite au mérite est aussi une forme d’injustice
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Que le meilleur gagne

Lors d'un discours à Princeton la semaine dernière, Ben Bernanke, le président de la Fed, a estimé que la méritocratie ne fonctionnait que pour les chanceux, rendant ces derniers redevables envers la société.

Marie Duru-Bellat et Erwan Le Noan

Marie Duru-Bellat et Erwan Le Noan

Marie Duru-Bellat est chercheur à l'Observatoire sociologique du changement et enseigne à Sciences Po. Elle a notamment publié Le mérite contre la Justice (2009, PUF) et Sociologie de l'école (2012, Armand Collin) aux côtés d'Agnès van Zanten. 

Erwan Le Noan est consultant en stratégie et président d’une association qui prépare les lycéens de ZEP aux concours des grandes écoles et à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Il écrit sur www.toujourspluslibre.com, son compte twitter : @erwanlenoan

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Atlantico : Le président de la Fed, Ben Bernanke, a tenu ce week-end lors de la cérémonie de remise des diplômes à l’université de Princeton un discours sur le sens de la méritocratie (lire son discours). Puis d’en donner sa conception : "Une méritocratie est un système dans lequel les personnes les plus chanceuses, en termes de santé physique, de patrimoine génétique, de soutien familial et de revenus, les plus chanceuses en  termes d’éducation et d’opportunités de carrières, en retirent le plus de bénéfices". Partagez-vous sa critique de la méritocratie ? Quelles sont les limites d’un système méritocratique ?

Marie Duru-Bellat :  Il ne s’agit pas vraiment d'une critique mais plutôt d’une définition particulière que me parait être un drôle de mélange.

Il y met des choses qui dépendent à la fois des efforts personnels, l’éducation par exemple, et des éléments qui relèvent complètement du hasard. Dans l’idéologie classique américaine, la méritocratie correspond au concept du self made-man, celui qui se donne du mal pour réaliser ce qu’il est. 

Le problème de la méritocratie est que l’on ne peut jamais faire la part de ce qui relève réellement du mérite. Que ce soit dans le sport ou à l’école. Par exemple, un sportif qui gagne une compétition, on estimera qu’"il a du mérite". Ceci dit, il avait probablement au départ des capacités particulières. Mais ces capacités physiques ne valent rien si elles ne sont pas travaillées. Le mélange entre capital physique de départ et ce que l’on en a fait est indémêlable. La même règle s’applique dans le système scolaire.

Quelle est la part de ce que l’on a "reçu" et de ce que l’on a fait fructifier ? On ne peut jamais vraiment appréhender réellement le mérite. 

Même si on ne peut pas mesurer le mérite, on peut établir des étalons. Dans les sociétés modernes en général, on considère les diplômes comme étant un bon révélateur du mérite. Personne ne descend dans la rue pour protester contre le fait que les plus éduqués gagnent mieux leur vie. Mais les diplômes que l’on acquiert vont dépendre d’un mélange de circonstances, dont on la chance ou la malchance de bénéficier, et de ce que l’on va en faire personnellement. C’est indissociable. La réussite scolaire est un mélange de social et de personnel. Le social étant inégal, les diplômes intègrent eux aussi des inégalités sociales. 

Erwan Le Noan : Dans son discours, Ben Bernanke commence par rappeler que le système méritocratique est probablement le meilleur, plus juste et plus efficace que d’autres. Puis il en souligne des limites, principalement celle du déterminisme social ou physique. C’est une interrogation profonde, qui n’est pas vraiment nouvelle.

La méritocratie repose, grossièrement, sur l’idée que n’importe qui peut réussir pourvu qu’il s’en donne les moyens et travaille. Elle ne suppose pas de parvenir à l’égalité entre les individus ; elle pose que les inégalités sont justifiées si elles sont fondées sur le mérite. C’est l’idée du marché et de la concurrence par les mérites, justement. Celui qui entreprend, qui prend des risques, qui travaille, doit avoir la possibilité de réussir : c’est à dire qu’il ne doit pas se heurter à des rentes protégées, que toutes les positions sociales doivent être contestables et que chacun peut prendre la place de l’élite et des leaders. C’est une vision incroyablement dynamique de la société, positivement mobile, créative et innovante. On oublie trop combien, dans l’esprit du XVIIIème et des grands promoteurs de la liberté, la concurrence est un principe qui irrigue la pensée économique et sociale comme garant de la liberté et de la justice.

Une grande partie des gens défend l’idée que le succès crée des dettes envers les autres. C’est ce que Bernanke semble dire. C’est aussi ce que Obama avait dit pendant sa campagne, avec sa phrase "you didn’t build that" qui avait fait scandale. Comme s’il fallait se sentir coupable de réussir. C’est une vision de la société qui s’en prend à l’individu. Dans une société de marché, celui qui réussit ne le doit qu’à son travail : la chance, ça ne suffit pas ! D’une certaine manière, c’est par son égoïsme entêté et la poursuite résolue de son intérêt personnel qu’il sert le mieux la collectivité.

N’y a-t-il pas dans une méritocratie des moyens efficaces de surmonter les inégalités de départ, les déterminismes ? Quels sont-ils ?

Marie Duru-Bellat : Deux pistes existent afin de surmonter les déterminismes. La première est de réagir dès que l’on constate des inégalités. Ces inégalités interviennent très tôt, les psychologues estiment que dès six mois on peut constater des différences de développement chez les enfants. L’idée serait donc de faire de la compensation très précoce. Plus c’est précoce, plus ce sera efficace. Si on attend 20 ans, comme on va le faire pour préparer les concours d'entrée à Sciences po, ce sera plus compliquée. Plus on intervient tard, plus il sera difficile de compenser.

Une seconde piste, plus utopique, consiste à dire que si les familles offraient aux enfants des conditions de vie égales, il y aurait moins d’inégalités entre les enfants. Les sources d’inégalités sociales seraient largement gommées et pourraient ensuite s’exprimer les différences individuelles de volontés, d’aptitude. 

Erwan Le Noan : Dans la société méritocratique, on considère qu’il existe des inégalités justes. Celles fondées sur le mérite. Ce qui importe c’est d’assurer le bon fonctionnement du marché social : il ne doit pas y avoir de rentes, de monopoles…

Le système éducatif est central dans cette logique : il doit permettre à chacun de s’instruire pour accéder à l’élite universitaire. L’entrepreneuriat est le deuxième pilier de la société démocratique : il doit permettre à celui qui prend des risques de réussir. Le problème c’est que le système scolaire français est une ruine et que l’Etat tue l’entrepreneuriat – il suffit de voir ce que Sylvia Pinel fait aux auto-entrepreneurs.

La France n’ayant rien d’une société dynamique, elle multiplie les rentes, dans le public comme dans le privé : pour réussir, il faut être passé par les bonnes écoles (deux ou trois), connaître les bonnes personnes… Nous vivons dans une société sclérosée, faite de rentes innombrables.

Ben Bernanke estime ainsi que pour qu’un système méritocratique soit plus juste, il revient aux plus chanceux de contribuer à l’amélioration du monde et de faire en sorte de partager leurs chances avec les autres. Est-ce à ceux qui s’en sorte le mieux d’assurer que le système soit plus juste ? Portent-ils réellement une responsabilité ?

Marie Duru-Bellat : On voit bien ici l’influence de la théorie de John Rawls qui estime que l’on peut tolérer les inégalités dès lors que les mieux dotés vont en faire bénéficier les plus chanceux. Dès lors que la situation des plus riches va profiter aux plus pauvres. C’est ce que l’on appelle le trickle down effect (l’effet de ruissellement) : la fortune des plus riches finira par avoir des effets positifs sur les plus pauvres. C’est un postulat qu’ont longtemps défendu les économistes mais sur lequel ils reviennent de plus en plus. Le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz revient d’ailleurs sur ce postulat dans son dernier livre, Le prix de l’inégalité. Ce trickledown effect qui a permis de tolérer l’envolée des hauts revenus, n’a en fait pas bénéficié aux plus pauvres.

Erwan Le Noan : Ceux qui s’en sortent le mieux doivent d’abord se préoccuper de continuer à réussir ! C’est parce qu’ils sont riches, qu’ils dépensent, qu’ils créent de l’emploi, qu’ils investissent qu’ils sont utiles à la société. Ceux qui défendent l’idée que les "plus chanceux" doivent rembourser la société ont souvent dans la tête qu’il faut trouver des mécanismes pour "rééquilibrer" ces prétendues injustices, en commençant par la fiscalité. La guillotine fiscale est là pour sanctionner les réussites trop impressionnantes.

Le reste est affaire de principes moraux. Si les personnes qui ont réussi considèrent qu’il leur revient de partager leur succès ou leur richesse et pour cela participent à des actions de solidarité, de financement ou autres, c’est tant mieux ! La philanthropie marche très bien d’ailleurs.

Justement, comment améliorer le système et le rendre plus juste ? Comment concrètement peut-on aujourd’hui faire fonctionner la méritocratie ? Est-ce
seulement possible ?

Marie Duru Bellat :Je pense que la méritocratie est un idéal dont on ne peut pas se passer. On ne voit pas très bien par quoi on pourrait la remplacer. Alors pour l’améliorer, il y a les leviers que l’on évoquait précédemment. Il existe également une autre piste pour égaliser la société. Il serait possible de multiplier les secondes chances, notamment par la formation continue. C’est une façon de donner aux gens des chances de se rattraper tout au long de leur vie.

Une autre façon d’améliorer la méritocratie serait de diversifier les critères d’appréciation du mérite. Aujourd’hui, cette appréciation se fait essentiellement sur des critères scolaires, mais on sent bien que c’est un peu étroit.

On ne peut pas se passer du mérite parce que c’est ce qui nous motive. Les psychologues montrent qu’il est très bénéfique de croire au mérite. Mais croire au mérite peut aussi être cruel. Parce que lorsque l’on échoue, on se dira que c’est mérité. Le  mérite a une double face. 

Erwan Le Noan : En France, il faut commencer par casser les monopoles et rentes qui tuent notre société. Il faut rendre la société mobile et faire que toutes les positions sociales soient contestables.

Il faut permettre aux Français de croire que le succès est possible. L’économiste italien Alberto Alesina a montré que si les Européens sont si attachés à la redistribution fiscale, c’est qu’ils sont persuadés que la réussite n’est pas possible et que les dés sont pipés, que la répartition des places dans la société est irrémédiablement rigide… Aux Etats-Unis, c’est l’inverse : les Américains croient que chacun peut réussir (ce qui n’est pas toujours vrai) et valorisent donc moins l’arme de l’impôt.

En France, il faudrait commencer par révolutionner l’école pour qu’elle arrête d’être au service des fils de profs (qui sont ceux qui réussissent le mieux car ils connaissent le système) et des gosses de riches (dont les parents peuvent acheter les cours supplémentaires, etc.). Comme l’Education nationale ne change pas, c’est l’initiative privée qui prend la relève progressivement, payante ou gratuite.

Quel autre système pourrait-être plus juste ?

Erwan Le Noan : La méritocratie est un idéal vers lequel tendre. La réalité est souvent plus difficile, moins mobile, mais c’est l’objectif qui nous vient de la grande époque des Lumières. Il reste totalement d’actualité (surtout quand on sait combien la société française est bloquée). 

Propos recueillis par Carole Dieterich

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