Un sommet UE-Russie pour rien : l'Europe a-t-elle perdu le numéro de son plus grand voisin ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Les dirigeants russes affirment que la Chine est leur grand partenaire d’avenir.
Les dirigeants russes affirment que la Chine est leur grand partenaire d’avenir.
©Reuters

Non mais allô, quoi !

Un sommet Russie-Union européenne de deux jours s'ouvre ce lundi. La crise syrienne, la coopération économique et le programme nucléaire iranien sont notamment à l'ordre du jour. Il est cependant probable que le faible crédit diplomatique dont dispose Bruxelles au Kremlin bloque toute avancée concrète dans les négociations.

Jean Sylvestre  Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier

Jean Sylvestre Mongrenier est chercheur à l’Institut français de géopolitique (Université de Paris VIII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.

Il est notamment l'auteur de La Russie menace-t-elle l'Occident ? (éditions Choiseul, 2009).

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Atlantico : Le sommet qui débute ce lundi semble osciller entre la tentation d'un accord commercial et les désaccords diplomatiques (Syrie, nucléaire iranien, respect des droits de l'Homme...). Peut-on réellement dire aujourd'hui que Moscou pourrait-être amenée à offrir des gages à ses principaux "partenaires" européens ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Tout d'abord, les Occidentaux doivent-ils être seulement considérés comme des "partenaires" ? Au Kremlin, ils ne sont certainement pas considérés comme tels, même si les leaders occidentaux, pour des raisons diplomatiques, arguent de la nécessité d’un grand partenariat avec la Russie. Pourquoi donc Poutine voudrait-il leur donner des gages ? A certains égards, on pourrait soutenir l’idée selon laquelle Poutine donne plutôt des gages à la Chine comme à l’ensemble des systèmes autoritaires qui s’opposent à l’Occident. Du reste, les dirigeants politiques russes sont des adeptes du "consensus de Pékin" : verrouillage politique d’une part, ouverture économique sélective et contrôlée d’autre part. Les dirigeants russes affirment que la Chine, avec laquelle le commerce est désormais plus important que les échanges germano-russes, est leur grand partenaire d’avenir (le premier voyage à l’étranger du nouveau président chinois a eu la Russie pour destination). Poutine affirme vouloir réorienter la Russie et ses flux énergétiques vers la Chine et le "monde des émergents". Le mouvement est amorcé mais encore limité en ampleur. De surcroît, les contradictions sino-russes existent et il n’y a pas d’alliance à proprement parler entre ces deux pays (l’Organisation de Coopération de Shanghaï n’est pas une alliance).  

Pour ce qui est du principe de non ingérence, cette argumentation est systématique. Au vrai, Moscou partage ce thème avec les pays du "Sud émergent". Très centrés sur eux-mêmes, ils campent sur une définition limitative de leurs intérêts nationaux-étatiques, les discours parfois empreints de réminiscences de Bandung (la conférence des pays du tiers-monde réunie en avril 1956) cherchant à masquer cet état de fait. Il est d’ailleurs significatif de voir la Russie élaborer un discours de facture tiers-mondiste sur l’"humiliation" (un autre leitmotiv) et la victimisation, en lieu et place de la vision haute, "par-delà bien et mal", qui devrait être celle d’une grande puissance sûre d’elle-même. Cela donne l’impression que l’envie et le ressentiment (ces "passions tristes") constituent le fond de la politique russe. Le Kremlin joue sur ces cordes pour bâtir une forme de consensus par défaut.

De fait, la vision du monde de la Russie au plan international se résume à l’éloge de la stabilité pour la stabilité et de la puissance matérielle. C’est une vision du monde sommaire et statique. La Russie de Poutine ne fait pas rayonner une certaine idée de l’Homme et de son rapport au cosmos. En cela, elle n’est pas porteuse d’une mission universelle et ceux qui voudraient voir en elle une sorte de "Mecque blanche", c’est-à-dire la centrale politique et idéologique d’une philosophie conservatrice, se laissent abuser par le mythe de l’Okhrana (un mixte de Sainte-Vehme et de franc-maçonnerie blanche) et le mauvais "péplum" slave-orthodoxe. S’il y a bien en Russie les composantes d’une proto-idéologie, les luttes de pouvoir, les intérêts matériels et les rémanences soviétiques comptent plus que les idées et les idéaux. Les maux qui marquent l’Occident post-moderne se retrouvent en Russie mais sur une échelle bien plus grande encore. Il n’y a pas de commune mesure dans les affaires de corruption (pour s’en tenir à cet exemple) et, en Russie, la confusion des genres est de règle. La "lutte contre la corruption" est très sélective et tient du règlement de comptes entre néo-boyards.

Toujours est-il que Poutine ne se sent certainement pas obligé d’offrir des gages à l’Occident, bien au contraireLes Etats-Unis, l’OTAN et l’Occident font office de repoussoir, voire de punching ball, pour consolider cet improbable syncrétisme qui combine références à la Sainte Russie et "Ostalgie" soviétisante. Alors même que les budgets militaires des pays européens déclinent et que les Etats-Unis cherchent un terrain d’entente avec la Russie pour se redéployer et relever les défis du XXIe  siècle, la propagande russe dénonce à l’envie le grand complot occidental à son encontre et les supposés plans d’attaque de l’OTAN. Au Kremlin, l’"Etat commercial fermé" (Fichte) et la "société close" (au sens de Karl Popper) font figure d’idéal politique, alors même que l’économie russe repose sur ses exportations et que la consommation est alimentée par les importations. Cette représentation de soi et du monde surplombe le système russe et elle inspire répression politique à l’encontre des opposants et de ceux qui pourraient exercer une influence contraire aux orientations du régime. Cette répression est mise en scène de surcroît : Poutine y voit un facteur de légitimation de sa politique et de consolidation de sa popularité. Peut-être songe-t-il déjà à un quatrième mandat, voire à l’après-2024.

Le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012 a été marqué par une recrudescence des politiques répressives à l'encontre de plusieurs opposants politiques. Alors que l'administration Obama a été jusqu'ici plutôt discrète avec Moscou sur la question des Droits de l'homme, Angela Merkel semble être partisane d'une approche plus critique. Peut-on dire, d'une certaine façon, que la stratégie européenne est en train de réussir à s'imposer là où celle de Washington semble piétiner ?

De fait, le troisième mandat de Poutine vient confirmer et amplifier le tournant autoritaire déjà marqué lors de son premier mandat (2000-2004). Remémorons-nous la manière dont la guerre a été menée en Tchétchénie, le durcissement politique interne conduit en parallèle et l’arrestation de Khodorkovsky (l’ex-patron de Youkos), ce dernier représentant une autre voie possible. L’infantilisation politique des citoyens russes (cf. l’interversion des rôles entre Poutine et Medvedev d’un mandat à l’autre), la corruption omniprésente du sommet à la base de la pyramide du pouvoir et l’absence de perspectives autres ont entraîné un mouvement de contestation à l’hiver 2011-2012. Depuis qu’il est revenu à la présidence, Poutine renforce encore le contrôle politique : obligation des ONG de se déclarer comme "agents de l’étranger" et mesures bureaucratiques punitives contre elles, y compris l’Alliance française et de grandes fondations allemandes ; instrumentalisation d’une justice sélective contre les opposants politiques et pressions accentuées sur la société civile (cf. la fuite de l’économiste russe Sergueï Gouriev). Le tout sur fond d’âpres et opaques luttes entre les clans et les cercles de pouvoir.

Dans ce contexte, qu’en est-il de la "stratégie américaine" ? Depuis la guerre russo-géorgienne d’août 2008 et les débuts du premier mandat Obama, les Etats-Unis cherchent à dégager une plate-forme de coopération avec la Russie et à limiter son pouvoir de nuisance sur un certain nombre de questions internationales dont l’Iran et son programme nucléaire. Dans ce schéma d’ensemble, les libertés fondamentales et les droits des citoyens russes ne sont pas la priorité de la diplomatie Obama, très "Realpolitics" en dépit des accents rooseveltiens de la rhétorique présidentielle (Hillary Clinton a cependant su dire les choses). Hormis la coopération sur le théâtre afghan et dans le domaine de l’anti-terrorisme ainsi qu’un traité sur les armes nucléaires stratégiques (plus important pour Moscou que pour Washington), on ne peut considérer que cette politique ait été couronnée de succès : le "reset" peine à trouver un second souffle. Cela dit, l’objectif central de la politique américaine n’est pas de contribuer de manière décisive à la transition russe vers un régime constitutionnel-pluraliste (c'est-à-dire une démocratie libérale) mais d’éviter ou de contrarier une réorientation d’ensemble de la Russie vers la Chine. C’est à l’aune de cet objectif qu’il faut évaluer cette politique. Si la diplomatie russe use et abuse de la rhétorique multipolaire, les dirigeants de ce pays cherchent en fait à se positionner comme puissance tierce entre les Etats-Unis et la Chine, dans un  monde tripolaire donc.

En Europe, Angela Merkel sait effectivement être plus critique que ses homologues occidentaux sur la question des droits fondamentaux et des libertés publiques. Ceux qui sur le Vieux Continent ne s’expriment pas à haute voix sur cette question n’en sont pas moins conscients de la situation politique russe ; le déni n’est plus de mise, ce qui marque une différence significative par rapport à il y a peu encore (beaucoup pensaient que Medvedev finirait par s’émanciper de Poutine pour donner forme à une Russie plus libérale). Pourtant, la relation germano-russe est toujours très importante et les milieux d’affaires semblent encore donner le ton : d’abord les affaires. D’un point de vue allemand, l’entrée de la Pologne et des Etats baltes dans l’OTAN a repoussé bien plus à l’est une possible résurgence de la menace russe, ce qui donne à sa politique de sécurité une assez grande marge de manœuvre. D’où la tentation de la "douce insouciance" ("benignneglect"). Quant à la "stratégie européenne", existe-t-elle d’une manière autre que nominale ? Il n’y a pas d’acteur global européen et, dans leur rapport à la Russie, les Etats membres de l’Union européenne (UE) font primer les relations bilatérales. Moscou regarde l’UE comme un agrégat désuni et potentiellement éclaté. Dès lors, comment la "stratégie européenne" pourrait-elle s’imposer ?Significativement, il n’y a plus guère de communication (au sens de "com") et de déclarations volontaristes autour des sommets UE-Russie. L’ambiance historique n’est plus celle des années 2000.

Comment expliquer que, 30 ans après la chute de l'URSS, la question d'une entente reste aujourd'hui au point mort ?

Dans l’après-Guerre froide et jusqu’au début des années 2000, l’idée d’une "maison commune" euro-russe était encore vivace, à défaut d’être opératoire (une idée héritée d’Andropov, à l’époque où il était à la tête du KGB, et reprise par Gorbatchev). Cette représentation géopolitique globale de notre avenir a pour partie inspiré l’Accord de Partenariat et de Coopération UE-Russie signé en 1994 (l’APC est entré en vigueur en 1997). Pour faire simple, l’UE et ses pays membres étaient censés exporter leurs valeurs, leurs capitaux et leurs technologies vers la Russie considérée comme une périphérie énergétique dont la transition vers la démocratie libérale et l’économie de marché devait être soutenue par l’Occident. L’atmosphère intellectuelle et morale était alors bien autre que celle des temps présents. On pensait pouvoir conjuguer valeurs et business tout en réduisant la dépendance énergétique vis-à-vis du Moyen-Orient (la guerre du Golfe et le troisième choc pétrolier, en 1990-1991, ont marqué les esprits).

Dans les faits, ce partenariat n’a pas porté ses fruits et la zone de libre-échange sur laquelle il devait déboucher n’existe toujours pas. Il est vrai que les échanges économiques sont importants - les membres de l’UE considérés dans leur ensemble absorbent l’essentiel des exportations russes (des produits de base) –, mais sur le plan politique et institutionnel, la situation est bloquée. Le découpage de la négociation en quatre "espaces" de coopération - pour dissocier les questions et éviter qu’un blocage sur l’un des champs de négociation ne bloque l’ensemble -, n’a pas permis d’avancer (cf. le sommet de Saint-Pétersbourg, 2003).Arrivé à échéance en 2007, l’APC n’a pu être renégocié (les différends sont trop importants) et cet accord est reconduit tel quel, d’année en année, sans actualisation de la relation ni vision commune du futur. En 2010, l’UE et la Russie ont bien conclu un "partenariat pour la modernisation", avec en toile de fond le "reset" de l’administration Obama, mais l’optimisme de commande s’est avéré illusoire. Depuis, les sommets s’enchaînent mécaniquement, sans avancée réelle. Contiguïté géographique et solidarités géopolitiques sont deux ordres distincts de réalité.

Ces blocages s’expliquent par l’absence de convergence sur le fond des systèmes politiques et des représentations géopolitiques. La Russie de Poutine s’est détournée de la "transition" pour renouer avec une forme d’autoritarisme patrimonial qui s’oppose aux régimes constitutionnels-pluralistes occidentaux (autoritarisme versus démocratie libérale). Cette grande divergence en termes axiologiques, c’est-à-dire sur le plan des valeurs et des visions du monde, a ses prolongements dans le domaine de la politique internationale. Celle-ci est irréductible aux seuls jeux d’intérêts : les intérêts matériels ne sont pas exclusifs ; les passions et les idées comptent et déterminent en partie l’identification de ses intérêts propres. Il suffit de passer en revue les principales questions internationales – engagement en Libye, guerre en Syrie, nucléarisation de l’Iran par exemple –, pour constater ce grand écart dans le positionnement des puissances occidentales d’une part, de la Russie d’autre part. En dépit du "pragmatisme" que l’on invoque à tout va, en guise de leitmotiv, les différentes questions sont corrélées et le climat politique international finit par retentir sur la coopération UE-Russie. En fait, il n’y a pas de concordance sur les finalités politiques. L’idée de Poutine et sa priorité affichée est d’instaurer une "Union eurasienne" dans ce qu’il considère être son "étranger proche". Aussi une UE performante et dynamique est-elle vue comme un concurrent, voire un rival (du fait de la "grande fatigue" européenne, l’inquiétude russe est moindre que dans les années 2000).

Au-delà des enjeux d'opinions, quels peuvent être les leviers de l'Europe dans la négociation avec le Kremlin ?

Si l’Europe n’entend pas être un jour réduite à une simple péninsule eurasiatique, il lui faut d’abord maintenir, consolider et amplifier ses relations transatlantiques, via la vivification de l’OTAN et la négociation d’une vaste zone de libre-échange avec l’Amérique du Nord ; c’est en s’appuyant sur un solide pilier atlantique que l’UE et ses Etats membres pourront mener une ambitieuse politique d’engagement dans l’Est européen et le Sud-Caucase d’une part, développer un système de relations organisées et pacifiques avec la Russie d’autre part, sans céder au cynisme au petit pied et sacrifier le long terme au court terme. L’Europe, c’est de l’Atlantique à l’Oural – pour reprendre la formule de Tatichtchev - et non point l’inverse (il faut voir en cette "formule" un axe directionnel et non pas la préformation d’un ensemble politique achevé).

Cette grande politique russe/orientale doit s’accompagner d’une politique énergétique commune plus affirmée veillant à diversifier les flux qui approvisionnent l’économie européenne (cette politique est portée par la Commission européenne). On songe ici au projet de gazoduc "Nabucco" (Nabucco-Ouest en fait) et de "corridor méridional" vers le Bassin de la Caspienne et ses ressources en hydrocarbures. La montée en puissance du gaz de schiste aux Etats-Unis et de futures exportations nord-américaines vers l’Europe, les développements du GNL (gaz naturel liquéfié) et l’arrivée à maturité d’un marché mondial du gaz (avec des prix "on the spot") jouent aussi en ce sens. Il ne s’agit donc pas de "construire" une politique ex-nihilo mais  de s’appuyer sur ce qui existe et sur un certain nombre de facteurs porteurs, cette politique devant se développer dans le cadre d’une vision adéquate de la Russie et des évolutions de l’hinterland eurasiatique de l’UE.

Enfin, la mise en ordre de la zone euro et des finances publiques européennes ainsi que la plus forte structuration politique de l’UE à 27 (bientôt 28 avec la Croatie) sont des prérequis dans les relations avec la Russie. Un pouvoir de négociation et de décision unifié, avec le plein appui des Etats membres à une grande politique russe/orientale, changerait la donne. A certains égards, les positions des uns et des autres sont moins distantes qu’il y a quelques années, les risques liés au "poutinisme" et l’involution du système politique russe ne pouvant plus être niés. C’est moins une différence d’appréciation de la situation que le court-termisme et le primat des données économiques dans le contexte que l’on sait qui expliquent le manque de cohésion de l’UE et le défaut de substance de sa politique russe. Beaucoup de choses dépendront de la capacité à relever la crise de l’Eurozone (crise de l’euro et crise dans l’euro) et à réorganiser de manière satisfaisante les relations avec les pays demeurant à l’extérieur de l’union économique et monétaire. On pense plus particulièrement au Royaume-Uni et à la Pologne. Le reste nous sera donné de surcroît ou presque. L’Europe comme ordre de grandeur et échelon de pouvoir s’impose de fait. 

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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