Austérité en procès : quand Reinhart et Rogoff se trompaient encore plus que ce qu'on croyait sur le lien entre dette élevée et croissance étouffée<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Austérité en procès : quand Reinhart et Rogoff se trompaient encore plus que ce qu'on croyait sur le lien entre dette élevée et croissance étouffée
©

Grosse bourde ?

Deux économistes enseignant aux Etats-Unis estiment, contrairement aux travaux de Reinhart et Rogoff, qu'il n'y a pas de corrélation entre un niveau élevé de dette et une plus faible croissance économique. La dette pourrait même générer de la croissance, mais à quelques conditions...

Philippe Waechter

Philippe Waechter

Philippe Waechter est directeur des études économiques chez Natixis Asset Management.

Ses thèmes de prédilection sont l'analyse du cycle économique, le comportement des banques centrales, l'emploi, et le marché des changes et des flux internationaux de capitaux.

Il est l'auteur de "Subprime, la faillite mondiale ? Cette crise financière qui va changer votre vie(Editions Alphée, 2008).

Voir la bio »

Atlantico : Une erreur avait été révélée en avril 2013 dans les travaux de Carmen Reinhart et Ken Rogoff. Les conclusions de leurs travaux révélaient qu'un niveau trop élevé de dette conduisait à une plus faible croissance économique et avaient justifié les politiques de rigueur actuellement en vigueur en Europe. Miles Kimball et Yichuan Wan, deux économistes enseignant aux Etats-Unis, ont publié sur le site d'information américain Quartz les résultats de leur étude et estiment qu'il n'y a pas de corrélation entre un niveau élevé de dette et une plus faible croissance économique. Faut-il croire que l'"erreur" de Reinhart et Rogoff était encore plus importante que ce que nous l'imaginions ?

Philippe Waechter : Dans le débat que vous évoquez il y avait deux questions importantes et distinctes. La première est celle de la corrélation éventuelle entre niveau de la dette publique et croissance. Reinhart et Rogoff indiquaient que lorsque la dette publique représentait moins de 90% du PIB l'impact sur la croissance était inexistant. Par contre dès que le seuil de 90% était dépassé la croissance chutait très fortement puisqu'elle était dans leurs résultats de - 0.1%. On voit bien ici l'impact que cela peut avoir en termes de politique économique. C'est un aspect qui a été retenu par la Commission européenne. Certains de ces membres évoquaient ce seuil pour justifier le retour à l'équilibre. C'est cette problématique qui a été remise en cause et mise à mal par Herndon, Ash et Pollin il y a quelques semaines. Ils indiquaient, en reprenant les données de Reinhart et Rogoff, en corrigeant l'erreur sur Excel et en utilisant une méthodologie plus adéquate, que ce seuil de 90% n'avait lieu d'être mis en avant. Il ne provoquait pas la rupture dans les données telle qu'elle pouvait avoir été mise en avant par Reinhart et Rogoff. De ce fait, il n'était plus légitime de considérer qu'une dette publique même élevée pouvait avoir un effet déprimant sur la croissance. Toute politique basée sur ce seuil de 90% perdait alors sa pertinence.

L'autre question était celle de la causalité. Au-delà de la corrélation, il fallait essayer de trouver s'il y avait une causalité allant de la dette publique vers la croissance. Dans un article de l'été 2011, Vince Reinhart, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff suggéraient une causalité allant de la dette excessive vers le ralentissement voire le recul de la croissance. Une dette excessive provoquait une inflexion voire un repli de l'activité. Le travail sur la corrélation était empirique mais l'interprétation était celle des auteurs.

Des travaux ont montré depuis que la causalité pouvait aller de la croissance faible vers une dette publique importante. Si pour des raisons particulières la croissance est durablement lente il en résulte une baisse des recettes fiscales et une incitation à dépenser pour soutenir l'activité. Cela engendre de la dette publique. C'est une explication qui s'adapte bien au Japon ou encore à l'Italie.Les travaux de Kimball et Wan suggèrent que statistiquement la causalité selon laquelle une dette publique plus élevée engendre une baisse de la croissance n'est pas validée. Une note d'un autre économiste américain indique que s'il y avait une relation causale elle irait davantage de la croissance lente qui provoque une hausse de la dette publique que d'une dette excessive qui engendre un ralentissement de la croissance.

En d'autres termes, la relation entre niveau de la dette publique et la croissance n'a plus lieu d'être un support à la politique économique. On peut ne pas aimer une dette publique trop importante pour des raisons morales mais les raisons économiques qui pourraient être évoquées ne sont pas pertinentes.  

Les deux économistes précisent qu'il existe "trois façons principales d'utiliser la dette pour générer suffisamment de croissance afin de ne pas avoir à augmenter les impôts ou réduire les dépenses plus tard" : favoriser les investissements nationaux à fort rendement, catalyser l'emprunt privé par les entreprises et les ménages et émettre de la dette pour créer un fonds souverain. Avant d'apprécier les effets de la dette sur la croissance, faut-il avant tout analyser la nature même de la dette notamment en faisant une distinction entre dépenses d'investissement et dépenses de fonctionnement ?

Il y a plusieurs problématiques à mettre en avant pour comprendre le rôle de la dette et son utilisation. Généralement, la dette publique permet d'amortir un choc dans le temps. Si l'économie subit un choc négatif nécessitant un ajustement des comportements des consommateurs et des entrepreneurs, il peut être judicieux pour l'Etat de laisser filer la dette publique pour que chacun des acteurs s'adapte à la situation nouvelle. Lorsque l'équilibre a été retrouvé, la croissance reprenant une allure plus habituelle; le gouvernement peut alors réduire sa dette publique. En d'autres termes il peut y avoir une stratégie qui via l'émission de dette publique  permet de lisser dans le temps un choc qui touche l'économie. C'est un argument qui peut expliquer la hausse de la dette publique lors des périodes de guerre. L'Etat s'endette et rembourse après la guerre. La dette très élevée du Royaume Uni à la sortie de la seconde guerre mondiale s'explique ainsi. C'est une approche que l'on peut retrouver dans "Les Economiques" d'Aristote pour financer les guerres en Grèce.

C'est aussi cette façon de faire qui a été utilisée en 2009 lorsque tous les gouvernements se sont mobilisés pour éviter que le choc perçu sur l'économie mondiale après la faillite de Lehman ne se transforme en une situation ressemblant à celle d'après la crise de 1929. Les Etats ont accepté de voir leur dette augmenter pour éviter de peser trop lourdement sur les comportements. Augmenter la fiscalité pour équilibrer les comptes publics aurait en effet eu un impact dramatique et dévastateur sur l'activité. Il était alors imaginé que par ce comportement d'endettement le choc sur l'économie serait de courte durée. Cela n'a pas été le cas puisque les économies tant aux Etats-Unis qu'en Europe n'ont pas redémarré comme par le passé parce que les déséquilibres affectant ces économies n'étaient pas que conjoncturels.

Dans ce type de situation l'objectif est d'agir rapidement. L'augmentation de la dette publique n'est que la conséquence d'une situation qu'il faut gérer dans l'urgence. La dette publique est juste le moyen qui permet d'amortir un choc et d'en lisser les conséquences dans le temps. C'est généralement la raison majeure des accélérations de dette publique. D'ailleurs en regardant le profil de la dette publique d'un pays on relève facilement les périodes qui ont été perturbées par un choc négatif sur l'économie.

Sur un autre plan cette vertu de la dette publique pour amortir les chocs est nécessaire. Imaginons une économie sans dette publique parce que la loi l'a décidé. En cas de choc négatif sur l'économie l'absorption de celui-ci doit être faite par les ménages et par les entreprises. Il y a alors un risque de volatilité extrême  sur l'activité et l'emploi ce qui pourrait être pénalisant dans la durée.

Au-delà de ces situations d'urgence, il y a une réflexion sur la dette publique qui est liée à son implication dans le temps. Il est souvent évoqué qu'il serait rationnel de ne financer par la dette publique que les projets s'inscrivant dans le temps. Le financement d'un pont qui durera 50 ans doit être financé par dette puisqu'un tel investissement s'inscrit dans le temps et engendre un service qui sera bénéfique à l'ensemble de la société. Implicitement ce service à la collectivité paiera le service de la dette. Ce peut être le cas de la recherche dont le dividende permettra d'améliorer le processus de croissance et bénéficiera à l'ensemble de la collectivité. En revanche, il n'est pas raisonnable de s'endetter dans la durée pour une opération immédiate. Il n'est pas raisonnable de s'endetter sur le long terme et donc de faire payer les générations futures pour une tâche ou un service qui sera épuisé immédiatement. La distinction est donc pertinente entre des dépenses d'investissement financées par de la dette et des dépenses courantes qu'il n'est pas raisonnable de financer ainsi.

Cependant, la distinction n'est pas toujours simple à faire parce que la conjoncture n'a pas toujours l'allure souhaitée et que les gouvernements peuvent avoir le souhait de l'infléchir dans la durée. Il n'est pas toujours simple de faire la dissociation dans l'utilisation de la dette. Cependant c'est un choix qui est fait pour les Etats américains. La dette ne doit servir qu'aux projets de long terme. Cependant au-dessus il y a l'Etat fédéral qui n'a pas cette contrainte et qui pourra utiliser ses finances publiques pour gérer la conjoncture.

Comment expliquer qu'il soit aussi difficile pour les économistes d'évaluer l'impact de la dette sur la croissance d'un pays ?

La première raison est que l'on ne dispose pas d'un modèle théorique clair montrant les implications de l'un sur l'autre. Sur de nombreuses questions en économie il y a un modèle de référence qui permet de réfléchir. Sur la dette publique il n'y en a pas. On peut en comprendre les raisons facilement. Si l'on reprend l'exemple ci-dessus indiquant que la dette publique permet d'amortir les chocs. La dette est une conséquence du choc et il est espéré que cela permettra de réduire l'impact du choc sur la dynamique de la croissance et de l'emploi.

Mais si l'on se situe au début des années 1980 lorsque Ronald Reagan arrive à la Maison Blanche. Il met en œuvre la plus formidable relance de l'activité de l'après-guerre. Cela s'est traduit par une hausse spectaculaire de la dette publique d'abord puis par une accélération de la croissance et de l'emploi. On observe que dans ces deux cas les relations entre dette et croissance ne sont pas les mêmes, on pourrait aussi évoquer la relation citée plus haut entre croissance lente et hausse de la dette publique au Japon.

La causalité est complexe et jamais uniforme. C'est pour cela que l'appréhension de cette relation ne s'est jamais traduite par une règle simple. C'est aussi pour cela que le seuil de 90 % mis en avant par Reinhart et Rogoff était intéressant. Il remplissait une case vide et potentiellement importante dans la gestion de la politique économique et des finances publiques. Hélas ce seuil n'aura vécu que ce que vivent les roses….  

Les deux économistes précisent qu'ils ne veulent pas "véhiculer le message selon lequel les niveaux élevés de dette nationale ne doivent pas être un sujet de préoccupation. [...] Le gros problème avec la dette est que les seuls moyens d'éviter de la rembourser ou de payer des intérêts dessus à l'infini sont la faillite nationale ou l'hyper-inflation". Que la dette soit génératrice de croissance ou non, va t-elle conduire les économies occidentales vers une grave crise inéluctable ?

Le Royaume Uni est sorti de la Seconde Guerre mondiale avec une dette publique nette représentant 237% de son PIB. Le Royaume Uni n'a pas fait défaut et n'a pas connu une période d'hyperinflation. La résorption de cette dette très élevée s'est faite par une croissance forte et robuste. Il y a des choix à faire mais il n'y a pas de fatalité à l'hyperinflation. La situation allemande de 1923 est bien particulière de ce point de vue.

Le meilleur moyen de réduire la dette et le service de celle-ci est d'augmenter la croissance parce qu'alors le rapport entre la dette publique et le PIB se réduit et ne pose plus à terme de problème particulier. Je ne crois pas que sur ce point on puisse avoir des réponses aussi générales que celles des auteurs.

De toute façon faire faillite ou avoir de l'hyperinflation sont des situations très déstabilisantes pour le pays qui subit l'une ou l'autre de ces occurrences. C'est pour cela qu'elles ne peuvent jamais être choisies comme solution ultime. La crise inéluctable n'est pas une fatalité, elle serait dramatique pour les européens.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !