Derrière la question du montant astronomique de l’indemnisation du préjudice moral de Bernard Tapie, le scandale de l’indemnisation minable de tous ces autres citoyens en conflit avec l’Etat<!-- --> | Atlantico.fr
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Bercy pourrait déposer un recours en nullité contre l'arbitrage rendu en 2008 en faveur de Bernard Tapie, a indiqué mercredi Pierre Moscovici
Bercy pourrait déposer un recours en nullité contre l'arbitrage rendu en 2008 en faveur de Bernard Tapie, a indiqué mercredi Pierre Moscovici
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L'Etat roi

Bercy pourrait déposer un recours en nullité contre l'arbitrage rendu en 2008 en faveur de Bernard Tapie, a indiqué mercredi Pierre Moscovici. L'homme d'affaires avait alors perçu près de 403 millions d'euros de réparation de la part de l'Etat dans l'affaire du Crédit Lyonnais. Mais quel est le sort des citoyens victimes de l'Etat quand ils ne s'appellent pas Tapie ?

Jean-Michel Scharr,Éric Verhaeghe et Perrine Athon-Perez

Jean-Michel Scharr,Éric Verhaeghe et Perrine Athon-Perez

Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr
 

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

Jean-Michel Scharr est avocat à la Cour, spécialisé en droit des victimes et droit des personnes.

Perrine Athon-Perez est avocate à Paris spécialisé dans le droit administratif et les litiges avec l'administration.

 

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Atlantico : Bercy pourrait déposer un recours en nullité contre l'arbitrage rendu en 2008 en faveur de Bernard Tapie, a indiqué mercredi Pierre Moscovici. L'homme d'affaires avait alors perçu près de 403 millions d'euros de réparation de la part de l'Etat dans l'affaire du Crédit Lyonnais. Mais quel est le sort des citoyens victimes de l'Etat quand ils ne s'appellent pas Tapie ? De manière générale, que prévoit la loi pour reconnaître et indemniser les personnes qui sont victimes de l'Etat ?

Jean-Michel Scharr : A ma connaissance, jamais l’État n'a réglé de telles sommes au titre de la réparation de ses préjudices à une victime. Lorsque la responsabilité de l'Etat est engagée, la loi prévoit que la victime fasse une demande préalable aux services concernés (hôpital public, agence, ministère, centre de détention, ou société ayant un monopole d'Etat comme EDF). Si l'organisme ne répond pas ou s'il répond négativement, ce qui est très souvent le cas à de rares exceptions près, la victime doit d'une part saisir le Tribunal administratif pour demander la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat  et d'autre part devra faire fixer son préjudice éventuellement par une expertise préalable ordonnée par le juge.

Pour revenir au cas Tapie, il faut se rappeler qu'il s'agit d'une affaire exclusivement financière et qu'un préjudice moral dans le cadre de la réparation d'un préjudice spécifiquement économique est, à ma connaissance, d'une extrême rareté et je n'ai personnellement aucun exemple, dans mes annales, de réparation de préjudice moral aussi importante.

Perrine Athon-Perez : L’affaire Tapie n’est pas une affaire d’un homme contre l’administration. Il y a des fonds de garantie pour certains cas très particuliers, par forcément dans l’administration mais pour les accidents de la circulation ou des actes de terrorisme. Pour le reste c’est la Justice administrative qui juge des contentieux administratifs, ce qui signifie attaquer l’Etat devant le tribunal administratif ou le Conseil d’Etat, selon le type d’affaires. Dans ces cas là, c'est souvent le pot de terre contre le pot de fer, car ce sont des procédés extrêmement complexes.

Outre l'exception du cas Tapie, en général qu'obtiennent concrètement ces personnes à titre de réparation ?

Perrine Athon-Perez : Il y a deux grandes catégories d’affaires contre l’Etat. Soit on demande l’annulation d’un acte, par exemple un administré qui se voit demander de l’argent qu’il ne doit pas, s’il obtient gain de cause auprès du juge, alors il retrouvera ce qui lui est dû.

L’autre catégorie, ce sont les procès en responsabilité. Par exemple, un contentieux contre un hôpital public, là on réclame des dommages et intérêts au juge administratif. Ce dernier est beaucoup moins généreux que le juge judiciaire. Au tribunal des prud’hommes les réparations peuvent être conséquentes - jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros. En revanche, devant un juge administratif les réparations pour préjudice moral vont rarement au delà de 15 000 euros. Lorsque le tribunal administratif condamne l'administration c'est toujours à minima.

Jean-Michel Scharr : L'Etat, en général, indemnise très faiblement les préjudices. Par exemple,pour une détention annulée l'indemnisation sera fonction du nombre de mois ou d'années de prison auxquels la victime avait été injustement condamnée. Les montants peuvent varier selon que la personne sera désormais incapable de recouvrer une activité de vie normale (professionnelle et familiale) ou non.

Les préjudices varient en moyenne entre 20 000 euros et 200 000 eurosà l'exception de cas ou l'opinion publique et les médias se seraient émus de l'affaire, ce qui peut contribuer à une indemnisation plus raisonnable. Nous avons des dossiers qui dépassent les chiffres indiqués. 

Comment se déroulent les procès contre l'Etat ? Les procédures sont-elles particulièrement longues, complexes, éprouvantes ? 

Perrine Athon-Perez : Le code de justice administratif qui organise la procédure devant les tribunaux concernés est très compliqué en pratique. Ce même code prévoit que les justiciables puissent se défendre eux-mêmes contre l’administration. Certes cela démocratise la Justice, mais dans les faits car beaucoup de contentieux administratifs sont rejetés par le juge. Non pas parce que l’administré n’a pas été victime de l’administration mais parce qu’il a fait une erreur de procédure. Après ces procédures ne sont pas forcément plus éprouvantes car elles sont principalement écrites. En général c’est plus serein qu’un procès d’assisses ou pénal.

Jean-Michel Scharr : Il y a plusieurs possibilités pour qu'une victime soit indemnisée. Hormis les cas des fonds d'indemnisation dans le cadre de contamination ou d'agression de victimes, lorsque l'Etat est mis en cause, les victimes doivent saisir la juridiction administrative. Cette dernière statue désormais avec beaucoup plus de célérité que par le passé.

Il faut reconnaître, en l'espèce, que les juridictions administratives fournissent beaucoup d'efforts pour que les décisions soient rendues dans des temps raisonnables, bien que les délais restent, à quelques exceptions près, toujours trop long pour les victimes.

Dans les procès où il faut en premier lieu établir la responsabilité de l 'Etat, les procédures sont plus longues et donc plus éprouvantes que lorsqu'il s'agit simplement de chiffrer un préjudice. A titre d'exemple, une personne injustement détenue après qu'elle ait été acquittée par la Cour d'Assises, sera indemnisée plus rapidement qu'une victime d'une faute médicale commise par un chirurgien d'un hôpital public. Car dans ce cas il faudra, dans un premier temps, par le moyen d'expertises, établir la responsabilité du ou des chirurgiens intervenants puis fixer les préjudices indemnisables. C'est ensuite seulement que le tribunal pourra préciser le montant des préjudices qui sont malheureusement souvent bien inférieurs au chiffrage proposé par les avocats de victimes. 

Cependant, l'Etat, lorsque les préjudices des victimes sont très importants, peut être condamné à des centaines de milliers d'euros, voire des millions. L’indemnisation peut dans ce cas prendre la forme de capital et ou de rente mensuelle ou trimestrielle à vie. 

En terme de délais, j'ai connu des procédures qui ont été réglées dans les 6 mois et d'autres qui ont nécessité plus d'une dizaine d'années de procédure. Bien entendu, lorsque l'Etat est responsable des délais trop longs, la victime peut indépendamment de la réparation contre l'Etat saisir les instances européennes pour demander la réparation résultant d'une procédure trop longue. 

Quelles sont les chances réelles de voir les torts de l'Etat reconnus ? L'Etat a-t-il bien souvent raison contre vous ?

Jean-Michel Scharr : Pour ce qui concerne les dossiers de mon cabinet contre l'Etat, les résultats sont assez aléatoires en ce sens que lorsque nous obtenons une réparation insuffisante devant le Tribunal Administratif (premier degré de juridiction), il arrive que la Cour Administrative d'Appel réduise encore les demandes des victimes ou quelques fois augmente les indemnisations qui ont été demandées. 

En effet, il n'y a pas de barème de la réparation des préjudices des victimes de l'Etat puisque à chaque cas particulier correspond une réparation particulière. Il appartient aux juridictions d'apprécier le quantum des réparations dues aux victimes. 

En d'autres termes, lorsque nous attaquons l'Etat, le résultat, bien que non aléatoire, demeure incertain quant à la reconnaissance de la responsabilité, voire au montant des préjudices. 

Perrine Athon-Perez : C’est souvent ce qu’on l’on pense dans les faits, mais le juge ne nie pas systématiquement la responsabilité de l’administration. Cependant, il est très sévère par rapport à l’usager et il ne condamne pas facilement. Cela tient en partie à la notion de denier public.

Eric Verhaeghe : Tout dépend des circonstances de l'affaire et il est difficile de tirer des généralités de tout cela. Dans une foule de petits dossiers, la juridiction administrative n'hésite pas à condamner les pouvoirs publics. En revanche, je crois qu'il existe des affaires où les montants en jeu sont tels que la juridiction administrative peut avoir la tentation de faire traîner les choses et de jouer la montre. J'ai en tête un dossier où les montants en jeu avoisinent ceux qui sont traités dans l'affaire Tapie, et qui traîne depuis plus de dix ans. Ce genre de délai est d'ailleurs incompatible avec la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme. 

Dans ces cas-là, on mesure toute la véracité du sens latin du mot "Etat" : "status", c'est-à-dire statique, qui ne bouge pas. Lorsque l'Etat est ennuyé, embarrassé, sous contrainte, il revient à son scénario génomique : l'immobilisme. Il ne fait rien, selon le vieil adage d'Henri Queuille, ce qui est souvent la meilleure façon de régler les problèmes. Les justiciables se lassent et abandonnent la partie en cours de route.  

Obtient-on de meilleurs résultats quand les cas bénéficient d'une attention médiatique particulière ? A quels exemples peut-on penser ?

Jean-Michel Scharr : En effet, lorsque les médias s'en mêlent et lorsque l'opinion s'en émeut dans certains types d'affaires, il semble que les réparations soient plus conformes à l'attente des victimes mais en général les juges ne décident jamais en fonction de la pression médiatique... Pour en terminer avec le cas Tapie, l'affaire a été extraite des juridictions puisque l'Etat, à l'époque, avait souhaité un protocole qui a abouti aux réparations faramineuses dont a bénéficiées la victime Bernard Tapie...

Peut être eu-t-il été préférable de laisser la juridiction faire son travail et alors certainement l'indemnisation de Bernard Tapie, supportée par la collectivité, aurait-elle été plus facilement acceptée par l'opinion. 

Perrine Athon-Perez : Non pas forcément. Au contraire l’attention médiatique n’est pas forcément bénéfique, dans certaines affaires cela a empiré les choses en braquant l’administration. Le juge n’est pas particulièrement sensible à la médiatisation.

L'indemnisation des victimes de l'Etat, hors cas Tapie, sont bien souvent minables. Comment l'expliquer ?

Eric Verhaeghe : Je nuancerais un peu. Il peut arriver que des indemnisations soient importantes, notamment dans le domaine des libertés publiques. J'ai notamment en tête le cas d'un chef d'entreprise injustement détenu pour un soupçon de pédophilie, qui a obtenu une indemnisation de près de 500 000 euros. Le sujet tient plutôt et surtout aux décisions de la juridiction administrative, qui est la juridiction de droit commun pour fixer le montant des indemnités dues en cas de dommage subi de la part de l'administration. C'est ce qu'on appelle le plein contentieux ou contentieux de la réparation. Ce contentieux sert à indemniser les victimes d'une décision publique, qu'elle provienne de l'Etat ou d'une collectivité territoriale. 

Le problème de ce type de contentieux tient au double rôle que joue le Conseil d'Etat.D'un côté, le Conseil d'Etat est le juge de l'Etat. Il est chargé de juger la légalité des décisions administratives, comme n'importe quel tribunal. Dans le même temps, et c'est une originalité française, le Conseil d'Etat est, par la Constitution, le conseiller juridique du gouvernement. A ce titre, le Conseil d'Etat est composé de fonctionnaires qui n'ont pas officiellement le statut de magistrat, ce qui constitue là encore une originalité forte par rapport aux Etats démocratiques signataires de la Convention Européenne des Droits de l'Homme. Seuls les Pays-Bas et l'Italie partagent cette originalité avec la France, pour des raisons qui tiennent à l'occupation bonapartiste. 

Cette astuce du double rôle du Conseil d'Etat, composé de fonctionnaires, explique que l'essentiel des directions juridiques des ministères soient confiées à des conseillers d'Etat. Ceux-ci font ainsi des allers-retours permanents entre le tribunal dont ils sont membres et ce grand justiciable qui les emploient : l'Etat. Forcément, cette situation malsaine conduit à orienter les décisions de façon très favorable.

La Cour Européenne de Strasbourg, en 2006, a d'ailleurs censuré la France à la demande d'une entreprise (Sacilor-Lormines) qui avait perdu une affaire au Conseil d'Etat. Comme par hasard, quelques jours après le rendu de la décision, le conseiller d'Etat en charge du dossier fut recruté comme secrétaire général par le ministère à qui il avait donné raison. La Cour Européenne des Droits de l'Homme a considéré qu'il s'agissait là d'un indice fort sur la partialité du Conseil d'Etat.

L'Etat fait-il figure d'intouchable ? Pour quelles raisons ?

Eric Verhaeghe : L'Etat, dans la croyance collective des Français, c'est le père. C'est lui l'autorité, c'est lui qui fixe les règles. On aime bien bougonner dans son dos, trouver qu'il est trop présent, trop autoritaire, mais... on hésite toujours à défier effectivement l'ordre qu'il pose. Plus la situation économique est critique, plus on est angoissé collectivement, plus on demande à l'Etat d'être présent. Ce phénomène, nous le vivons aujourd'hui. Si la France bat des records d'étatisation du PIB, c'est d'abord une réponse à l'angoisse collective nourrie par la crise.

Ce rapport affectif complexe des Français avec l'Etat nourrit volontiers l'image d'un Etat intouchable, inaccessible, qui a tous les droits. Tant que nous n'aurons pas mené une analyse collective sur cette pulsion étrange, nous resterons prisonniers de cette inviolabilité de l'Etat.

L'Etat peut-il être un justiciable comme les autres ? Dans quelles limites ?

Perrine Athon-Perez : Le régime de responsabilité est forcément un peu adapté c'est la puissance publique qui est en face. Néanmoins, il y a un régime de responsabilité pour faute et sans faute. En théorie, l’Etat est un justiciable et doit rendre des comptes. On peut engager des procédures face à toutes les administrations. Il y a la notion de pouvoir régalien, on n’attaque pas facilement l'Etat. On peut pointer l’inertie de l’Etat, toutes ces situations où l’usager n’arrive pas à se faire entendre. Par exemple dans le domaine fiscal : l’Etat vous envoie un avis d’imposition avec une erreur, mais vos courriers restent lettres mortes. Il faut être tenace pour obtenir gain de cause. Ensuite, on ne peut pas nier que l’administration a forcément une couleur politique et cela complique les choses.

Eric Verhaeghe : C'est le grand sujet que la Révolution Française a hérité de l'Ancien Régime. En 1792, les révolutionnaires ont considéré que l'Etat était, peu ou prou, l'expression de la volonté générale. Il ne pouvait donc, en sa qualité de représentant du corps souverain, être assimilé à un justiciable ordinaire. C'est pourquoi les révolutionnaires ont décidé de créer une juridiction administrative proche, très proche de l'Etat et du gouvernement, jusqu'à se confondre avec lui.

Il serait tout à fait imaginable que la France décide d'adopter une autre logique, et de confier le rôle de juger l'Etat aux tribunaux ordinaires. Cette solution est appliquée dans toutes les vraies démocraties. Cela supposerait de revenir sur l'héritage de 1792, de supprimer le Conseil d'Etat et de créer des chambres administratives dans les tribunaux ordinaires.

C'est évidemment possible. Cela suppose juste une décision politique.

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