Angela Merkel : la femme la plus puissante du monde est-elle aussi le dirigeant le plus dangereux d’Europe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'année dernière le magazine britannique New Statesman estimait qu'Angela Merkel était le dirigeant le plus dangereux d'Europe.
L'année dernière le magazine britannique New Statesman estimait qu'Angela Merkel était le dirigeant le plus dangereux d'Europe.
©Reuters

Dame de fer

Il y a un an, le magazine britannique New Statesman titrait en une qu'Angela Merkel était "la dirigeante la plus dangereuse d'Europe". Un an après, faut-il prendre ce titre au pied de la lettre ?

Hans Stark et Luc Rosenzweig

Hans Stark et Luc Rosenzweig

Hans Stark est secrétaire général du Comité d'études des relations franco-allemandes et chercheur à l'Ifri. Il enseigne également à l'IEP de Paris.

Luc Rosenzweig ancien journaliste au " Monde" et collabore actuellement au site et au mensuel " Causeur", à la radio RCJ et à la revue " Politique Internationale".

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Atlantico : Il y a un an, le magazine britannique New Statesman faisait sa une sur Angela Merkel et titrait "Europe's Most Dangerous leader" (La dirigeante la plus dangereuse d'Europe). Le magazine estimait alors que "sous Merkel [...], le pays se retrouve une nouvelle fois isolé, détesté". Alors que les pays du Sud de l'Europe peinent à sortir de la crise et que les dernières nouvelles de l'économie allemande ne sont pas au beau fixe, les dirigeants allemands font-ils courir des risques à l'Europe ?

Hans Stark : L'Allemagne préconise depuis le début de la crise financière et monétaire en 2010 un respect plus ferme des critères de Maastricht, du Pacte de stabilité. Elle essaie de les imposer car bien qu'ils aient été adoptés par les États membres lors de leur entrée en zone euro, ceux-ci ont été bafoués, y compris par l'Allemagne à un moment donné. En contrepartie du respect de ces règles, elle accepte de prendre en charge une partie non négligeable des paquets de sauvetage qui ont été mis en place pour différents pays de l'Union européenne (UE).

Mais les politiques de rigueur et d'austérité sont impopulaires parce qu'elles imposent des sacrifices qui sont d'autant plus difficiles à mettre en place que nous sommes dans un contexte de crise. Pour certains pays, ces politiques ont même de facto approfondi et amplifié la crise. Résultat : beaucoup de pays se dressent aujourd'hui contre ce qu'ils ressentent comme un diktat et considèrent comme responsable le gouvernement fédéral allemand. Pour cette raison, l'Allemagne et Angela Merkel sont aujourd'hui clouées au pilori notamment en France où le Parti socialiste s'est opposé à la Chancelière, avec la publication d'un texte controversé qui parlait de "confrontation".

Luc RosenzweigLe New Statesman, journal de gauche de la gauche britannique, cible sa critique sur la personnalité de la chancelière Angela Merkel, ce qui est, à mon sens, peu pertinent. Certes, on a pu voir dans des manifestations contre l’austérité, en Grèce, en Espagne ou au Portugal, des caricatures où elle était affublée d’une moustache à la Hitler. La situation économique dramatique de ces pays peut expliquer, sinon justifier, ces outrances. En fait, au sein de la coalition qu’elle dirige, composée de la CDU, de la CSU bavaroise et des libéraux du FDP, Madame Merkel incarne une position plutôt "centriste" dans la politique européenne de la République fédérale d'Allemagne. Le FDP et la CSU sont beaucoup plus rigides qu’elle sur cette question, et ont critiqué sans ménagements les compromis qu’elle a avalisé  au sein de l’UE pour permettre le sauvetage de pays européens en détresse (mise en place du Mécanisme européen de stabilité, rachat par la BCE de la dette émise par ces mêmes pays). Un parti "Alternative pour l’Allemagne" s‘est même créé pour défendre l’idée d’une sortie de l’Allemagne de l’euro à l’occasion des élections au Bundestag de l’automne prochain.

La marge de manœuvre de la chancelière est donc relativement limitée, dans un système politique où le rôle du parlement est très fort. Elle doit compter également avec le Tribunal constitutionnel, très sourcilleux sur la préservation de la souveraineté du pays… Si, dans leur majorité, les Allemands ne sont pas favorables à l’éclatement de la zone euro, ils sont viscéralement opposés à ce que leur (relative) bonne santé économique fasse d’eux les garants en dernier ressort des extravagances budgétaires des pays dits "club med". L’idée même de l’émission d’eurobonds, qui mutualiserait une partie de la dette de l’UE les révulse…Ce n’est pas l’Allemagne seule qui fait courir un risque à l’Europe, mais une construction institutionnelle boiteuse qui ne permet pas à la zone euro d’affronter les crises avec les mêmes armes que les Etats-Unis ou le Japon. Le dogme de l’indépendance de la BCE, et sa focalisation sur la lutte contre l’inflation au détriment d’interventions favorisant la reprise de la croissance sont, certes, défendus par l’Allemagne, mais elle n’est pas seule sur cette ligne : La Finlande, l’Autriche et la Slovaquie, pour ne parler que des membres de l’eurozone sont encore plus rigides sur ce point. La position allemande n’est que le symptôme de cette fracture intra-européenne.

Quel rôle joue l'intransigeance allemande dans ce phénomène ?

Luc Rosenzweig : Elle privilégie les intérêts de l’Allemagne à court terme au détriment de l’intérêt commun à long terme de l’ensemble de l’UE. Le taux actuel de l’euro par rapport aux grandes devises mondiales n’est pas un handicap pour sa balance commerciale, alors qu’il est en train d’étouffer l’appareil productif de nombre de ses partenaires, dont la France.

Hans Stark : La fermeté avec laquelle l'Allemagne défend ses principes approfondit les clivages. L'Allemagne s'isole en imposant un rythme qui va au delà de ce que les autres Etats veulent ou peuvent suivre. Elle se place ainsi sur le "banc des accusés".

Ce qui est nouveau, c'est que l'intransigeance allemande est également pointée du doigt par des pays qui traditionnellement suivent Berlin sur le plan économique et monétaire. C'est le cas par exemple des Pays-Bas, de l'Autriche ou même de la Finlande. Ils tiennent aujourd'hui un discours moins rigoriste même si sur le fond ils restent en accord avec la chancelière sur le fait que la première des priorités reste l’assainissement budgétaire. La divergence porte désormais sur le rythme des efforts des politiques de désendettement et sur la rapidité avec laquelle il faut obtenir une politique budgétaire équilibrée.

Selon le magazine, l'"obsession de la réduction des dépenses exacerbe la crise de la dette, [...] menace de bouleverser plus de six décennies d'unité et de stabilité paneuropéenne". Alors que des mouvements populistes se développent en Europe, la stabilité européenne est-elle menacée par l'austérité ?

Luc Rosenzweig : Il existe aujourd’hui un risque réel que les prochaines élections européennes, au printemps 2014 se traduisent par un message de défiance transnational des institutions de Bruxelles. Cette défiance pourra se traduire par une abstention massive, ou la montée en puissance de partis dits "populistes", "eurosceptiques" ou "europhobes", qui gagnent déjà du terrain dans de nombreux paysSi rien ne bouge, il n’est pas exclu que le parlement de Strasbourg se retrouve avec une majorité de députés opposés à l’Europe, ce qui serait un comble alors que le traité de Lisbonne lui donne maintenant la compétence de désigner le président de la Commission !

De plus des forces centrifuges se manifestent en Espagne, au Royaume-Uni et en Belgique, où les mouvements séparatistes ont le vent en poupe. Si rien n’est fait pour que les citoyens européens prennent conscience que l’UE est la solution, et non la  cause de leurs difficultés actuelles, l’éclatement sera inévitable. L’heure n’est plus aux tergiversations et aux demi-mesures, car le temps presse : soit on va à marche forcée vers l’union politique, soit l’on se concerte pour une sortie ordonnée de la monnaie unique. Mais peut-être est-il déjà trop tard… 

Hans Stark : La stabilité européenne est effectivement menacée. Mais elle l'est avant tout, non pas par l'austérité ou la rigueur elle-même, mais par le refus d'un grand nombre de pays européens de faire les réformes nécessaires pour s'adapter aux enjeux de la globalisation. Les Européens vivent depuis très longtemps au-dessus de leurs moyens et n'ont pas su trouver la parade pour rester compétitifs face aux nouvelles grandes économies asiatiques et autres puissances émergentes comme le Brésil, l'Indonésie...

L'Europe est dans son ensemble sur une pente très dangereuse de manque de compétitivité et de désindustrialisation. Et il ne faut pas se mentir : ce processus n'a pas commencé il y a deux ans avec Angela Merkel. Il est en marche depuis la fin des années 1990. D'ailleurs, ce que demande l'Allemagne n'est pas l'austérité en soit, mais plutôt une amélioration de la compétitivité par des réformes structurelles couplées à des efforts budgétaires. Mais l'amélioration de cette compétitivité passe par un désengagement de l’État dans l'économie, une diminution du coût du travail et une augmentation de la marge bénéficiaire des entreprises. Ce que les Européens ont tendance à ressentir comme de l'"austérité" est un manque de pouvoir d'achat du à une politique économique de l’État qui vise à faire baisser les retraites, les dépenses sociales et les salaires. En réalité, les mesures exigées sont beaucoup plus globales.

Plusieurs signaux montrent d'ailleurs que la compétitivité s'améliore pour des pays comme l'Espagne ou la Grèce. Mais le prix à payer pour y arriver est énorme, c'est tout le problème.

Angela Merkel estime que les pays en difficulté doivent se réformer pour gagner en compétitivité. L'Allemagne elle-même avait entrepris de telles réformes au début de l'ère de Gerhard Schröder. Mais ces réformes sont-elles vraiment applicables dans les autres pays européens ?

Hans Stark : Effectivement, c'est une vraie question. L'Allemagne s'appuie sur un réseau industriel très fort et très puissant... que d'autres pays n'ont pas. Les "recettes" allemandes sont par conséquent difficiles à mettre en oeuvre pour ces derniers.

Autre facteur, les réformes Hartz s'appuient certes sur une politique de l'offre qui vise à améliorer la compétitivité des entreprises, mais elles se fondent aussi sur un élément très ancré dans la culture allemande : le système de la cogestion entre syndicat et patronat. Les chefs d'entreprise doivent donc écouter leurs employés. C'est le cas dans les grandes entreprises, mais aussi dans les PME allemandes. Cela concerne la stratégie de l'entreprise, les délocalisations, les ventes d'entreprises... Ce système de codécision protège les travailleurs. Ces derniers sont donc moins protégés sur le plan salarial car il n'y a pas de salaire minimum, mais ils sont beaucoup plus protégés sur tout le reste, ce qui apaise le climat social.

Un tel système n'existe pas en France ou dans les pays latins où les rapports sont beaucoup plus clivés et antagonistes. L'adoption d'un tel système serait immédiatement perçue comme un cadeau fait au patronat ou au grand capitalisme. C'est la principale raison pour laquelle les réformes Hartz qui ont fait le succès de l'Allemagne sont difficilement transposables au reste de l'Europe.

Il n'en demeure pas moins que les autres pays ont eux aussi leurs atouts. Le tourisme est un secteur clé pour la Grèce par exemple. Le pays doit donc jouer non seulement sur les prix mais aussi sur la qualité de la prestation. Sur ces deux points, il est très fortement concurrencé sur la Turquie. Chaque État doit donc se réformer pour miser sur ses propres atouts. A contrario, l'Italie dispose d'une très forte industrie et est certainement le pays le plus proche de l'Allemagne et pourrait mettre en œuvre les mêmes politiques. Mais le problème italien est surtout la mauvaise gouvernance politique du pays.

Luc Rosenzweig : Les Allemands sont persuadés que des recettes ayant donné chez eux de bons résultats sont applicables telles quelles ailleurs. C’est méconnaître la diversité culturelle de notre continent, et les traditions politiques et sociétales des pays de l’Union européenne. La nécessité de réformer des structures politiques et économiques inadaptées à la situation actuelle et aux défis de la mondialisation n’est contestée par personne. Mais que dirait-on en Allemagne si les Français voulaient imposer à l’ensemble des 28 pays de l’Union européenne son modèle énergétique fondé sur la primauté du nucléaire ? D’autre part, les Allemands ont une conception juridique plutôt que politique de la gestion d’une communauté. Les textes doivent être appliqués dans toute leur rigueur, même s’ils se révèlent inadaptés à l’évolution de la situation.

Et cela d’autant plus que les règles en vigueur  ne les défavorisent pas, bien au contraire, alors qu’elles étranglent certains de leurs partenaires. La France, nation politique, devrait peser de tout son poids pour imposer le primat du politique – on ne gère pas un continent comme une société anonyme – et nouer des alliances pour faire valoir ce point de vue.

Par ailleurs, que savons-nous vraiment de la solidité du modèle économique allemand ? Quels sont ses angles morts ? Commence-t-il à montrer ses limites ?

Hans Stark : Le chômage partiel est souvent pointé du doigt pour décrier le modèle allemand. Pourtant, il ne sévit qu'en période de crise aiguë comme ce fut le cas en 2008 ou 2009 à la suite de l'effondrement de la demande mondiale où l'économie allemande a dû baisser considérablement sa production. A l'heure actuelle, le chômage partiel est très limité et touche à peine 100 000 personnes. Les faiblesses de l'économie allemande se situent ailleurs :

  • Une faiblesse démographique : l'Allemagne manque de façon criante aujourd'hui d'une main-d’œuvre qualifiée. Il s'agit d'un signe de bonne santé car le chômage y est de 5,7%, dans certaines régions comme la Bavière ou en Bade-Wurtemberg, la situation frôle le plein-emploi. Il n'y a donc pas de pénurie d'emplois, mais une pénurie d'employés. Et ce phénomène ne va faire que s'accentuer avec le vieillissement de la population allemande.
  • La répartition sur le territoire des pôles de compétitivité est inégale : tout se concentre sur le Sud de l'Allemagne en Bavière et en Bade-Wurtemberg, un peu en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (Cologne, Düsseldorf...) et aussi à Hambourg. Mais d'autres régions entières sont victimes d'une très faible croissance économique, notamment en Allemagne de l'Est et du Nord. La croissance allemande est donc très mal répartie. Toute l'Allemagne n'est pas compétitive.
  • Enfin, l'économie allemande est beaucoup trop dépendante des exportations ce qui exerce une pression inéluctable sur les prix et tire les salaires à la baisse, même si ce n'est pas dans tous les secteurs. Le secteur industriel, qui tire la croissance économique, a des salaires très élevés et supérieurs à ceux que l'on trouve en France, à tous les échelons. Mais dans le secteur tertiaire, et en particulier celui à faible qualification, les salaires sont tombés très bas. Ils tournent parfois entre 3 et 5 euros de l'heure, ce qui est excessivement bas. Il y a donc des disparités salariales très fortes.

Luc Rosenzweig : Tout dépend dans quelle temporalité on se situe : à court terme, l’économie allemande tire magnifiquement son épingle du jeu de la mondialisation. Son commerce extérieur est scandaleusement excédentaire, ses positions dans les grands pays émergents sont solides, le climat social est serein (les syndicats viennent d’obtenir de considérables augmentations de salaires !). Mais demain ? La démographie allemande étant en berne depuis des décennies, le pays vieillit, perd donc en dynamisme et en capacité d’innovation.

D’autre part, son système bancaire est fragilisé par son exposition sur les marchés des dettes souveraines de pays à risques, comme l’Italie ou l’Espagne. Elle bénéficie aujourd’hui d’une sous-traitance à bas coût dans des pays voisins (Pologne, République tchèque, Slovaquie), géographiquement et culturellement proches. Mais cela ne devrait pas durer éternellement. La solution, proposée par certains, d’ouvrir les vannes de l’immigration ne saurait résoudre tous les problèmes. Les travailleurs qualifiés dont l’Allemagne a besoin préfèrent, pour des raisons culturelles, s’installer aux États-Unis ou en Grande Bretagne, voire en France… Et l'immigration venant des pays du sud pose de considérables problèmes sociaux.

A quelles conditions la position allemande pourrait-elle évoluer et s'assouplir ? Alors que la situation se détend dans les pays du Sud de l'Europe, est-il possible d'envisager un assouplissement de la position allemande dans les prochains mois ?

Hans Stark : La position allemande est déjà en train de s'assouplir puisque la France par exemple a déjà obtenu un délai supplémentaire de deux ans pour réduire son déficit. Mais soyons honnête : l'hexagone n'obtiendra pas un délai de 20 ans ! Rappelons que le service de la dette (qui comprend le remboursement de la dette et le versement des intérêts) dépasse déjà le budget de l’Éducation nationale. Il est donc dans l'intérêt de la France de revenir à un certain équilibre budgétaire.

D'ailleurs, il ne faut pas croire que la politique allemande est décriée partout. En Espagne, le gouvernement Rajoy ne s'oppose pas à la politique allemande. En Italie, la situation est différente en partie parce que Silvio Berlusconi a joué sur la corde populiste pour se dresser en "anti-Merkel" de façade à des fins politiques.

Luc Rosenzweig : Si l’intérêt de l’économie allemande demeure le maintien d’un euro en état de fonctionner, le gouvernement issu des élections de l’automne prochain fera les compromis nécessaires pour atteindre cet objectif. Mais elle le fera au coup par coup, comme on met des rustines sur un pneu percé. Jamais elle n’acceptera l’idée d’une Europe conçue comme un espace de solidarité.

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