De Smith à Samuelson, ces "bibles" de l'économie dictées par la morale<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Consommation
Pour Adam Smith, économie et éthique sont étroitement liées.
Pour Adam Smith, économie et éthique sont étroitement liées.
©Flickr

Bonnes feuilles

Qu'est-ce que l'économie ? Pourquoi est-elle trop souvent considérée comme une science exacte ? Tomáš Sedláček répond à ces questions fondamentales. Extrait de "L'économie du bien et du mal" (2/2).

Tomáš  Sedláček

Tomáš Sedláček

Tomáš Sedláček est un économiste tchèque, ancien conseiller de Václav Havel, et membre du Conseil économique national tchèque. Il est l’auteur du best-seller L'Economie du bien et du mal.

Voir la bio »

Dans l’introduction, nous avons dit que toute économie porte essentiellement sur le bien et le mal et sur l’économie de cette relation. Le courant dominant de l’économie moderne voudrait à tout prix éviter les catégories du bien et du mal, toute espèce de jugement de valeur, d’opinions subjectives ou de foi. Y sommes-nous parvenus – est-il même possible d’y parvenir ? La question reste ouverte. Incidemment, le désir qu’éprouve l’économie (ou la science en général) d’être distincte du bien et du mal, la recherche du positivisme et de la neutralité morale (se situer en dehors du bien et du mal) rappelle fortement le temps où l’humanité ne distinguait pas le bien du mal. Adam et Ève ne sont-ils pas sortis de cet état en goûtant au fruit de l’Arbre de la connaissance ? Auparavant, ils étaient moralement neutres, ils ignoraient qu’il y eût une différence entre le bien et le mal. L’économie (et la science en général) désire connaître beaucoup en certaines matières, mais dans le domaine moral, elle ne veut rien savoir.

Cependant, nous ne pouvons plus échapper à la connaissance du bien et du mal ; elle est désormais inscrite dans toutes nos activités, y compris la science. Elle a beau se vouloir neutre en la matière, une partie fondamentale de notre science économique se fonde sur des jugements normatifs qui tiennent pour mauvaises la souffrance, l’inefficacité, la pauvreté, l’ignorance, l’inégalité sociale, etc., et désirent leur élimination (par la science). Toute science et tout progrès reposeraient-ils sur notre espoir d’échapper au mal ? Pendant une grande partie de notre histoire, l’idée que l’éthique et l’économie sont fermement attachées l’une à l’autre, qu’elles s’influencent mutuellement, a été dominante. Pour les Hébreux, les Grecs, les chrétiens, Adam Smith, David Hume, J.S. Mill et bien d’autres, l’interdynamique de l’économie et de l’éthique était un sujet crucial. Quelles qu’aient été leurs conclusions, tous pensaient important pour l’économie d’étudier l’éthique. On distinguait rarement les questions économiques des questions éthiques.

L’axe du bien et du mal

Dans notre pèlerinage à travers l’histoire, nous avons à de nombreuses reprises rencontré cette question cardinale : le bien est-il payant, est-il « économique » de bien se comporter, en découle-t-il une récompense économique ou une utilité ? Commençons par un bref résumé des systèmes économiques du bien et du mal. Parmi les principales écoles morales qui se sont intéressées à l’« économie » (ou aux récompenses) du bien et du mal, nous rangerons aussi la pensée économique dominante actuelle. Pour une meilleure illustration, quitte à simplifier au maximum de ce qui est admissible, nous classerons les différentes écoles sur un axe théorique selon le degré auquel elles disent que bien agir paie. Commençons par les écoles de pensée qui séparent le plus la moralité et l’utilité et qui se montrent les plus sceptiques envers l’économie du bien et du mal. Nous terminerons par celles qui placent un signe égal entre moralité et utilité.

Emmanuel Kant, le strict

Voici d’abord l’école morale la plus extrême. Kant veut une moralité dans laquelle toute récompense (économique) dans ce monde soit critiquée et considérée comme dégradant la moralité de l’acte considéré. Kant ne considère comme actes moraux que ceux qui ne sont pas récompensés. Si nous sauvons la vie de quelqu’un au péril de la nôtre et que notre acte conduit à une récompense ou est accompli dans une idée de gain ou d’autre utilité, il cesse d’être moral. De cette manière, Kant se rapproche de la conception chrétienne de la récompense accordée à la moralité, bien décrite par la parabole de Lazare : le riche va en enfer parce qu’il a déjà profité de ce monde tandis que le pauvre monte aux cieux parce qu’il a souffert. Pour Kant, un acte moral ne peut être accompli par égoïsme ni, comme on vient de le voir, par pure responsabilité envers un impératif moral. L’éthique kantienne est complètement anti-utilitariste. Elle dit qu’une personne morale ne se préoccupe pas d’accroître ou de réduire l’utilité ; si elle veut accomplir un acte moral, celui-ci doit, pour ainsi dire, aller à l’inverse de sa courbe d’indifférence et elle doit, comme le dit Kant, « s’oublier elle-même » et aller contre ce que lui dicterait la recherche de maximisation de sa propre utilité. Kant est ainsi le plus strict des professeurs de morale.

Les stoïciens abstraits

Kant paraît encore plus strict que les stoïciens, qui ne refusent pas que les actes louables aient une récompense – pourvu qu’ils ne soient pas motivés par celle-ci. Les stoïciens demeurent indifférents aux résultats de leurs actes ; ils ne se demandent pas s’ils en seront récompensés ou punis. Il leur incombe d’agir selon les règles, advienne que pourra, non d’être intéressés aux résultats de leurs actes. Ils s’intéressent aux motifs, à l’acte lui-même. L’effet économique ressenti par l’individu, l’augmentation ou la diminution de l’utilité, se situe hors de leur terrain de jeu et ne doit pas du tout être considéré. Platon et Aristote sont tous deux proches des stoïciens. En désaccord sur la question de savoir si le plaisir est toujours mauvais (comme le prétendait Platon, d’après Aristote), tous deux conviennent néanmoins qu’il est essentiel de mener une vie bonne. Aristote soutient que si le plaisir n’a pas à être toujours mauvais, il doit être subordonné à une vie bonne.

Le christianisme

Dans sa tradition ascétique, le christianisme est proche des idéaux stoïciens d’indifférence à l’utilité, au plaisir et à l’affliction. Il dédaigne aussi les motifs et les plaisirs des sens, qu’il présente comme des caractéristiques du corps humain déchu – comme des contingences matérielles à surmonter, subjuguer et (pour utiliser le vocabulaire chrétien) crucifier. Les chrétiens ne sont pas d’accord avec les stoïciens sur la manière d’y parvenir. Ils postulent que l’homme lui-même n’est pas capable de réaliser ces idéaux. Cependant, l’idéal chrétien est plus exigeant que celui des stoïciens, car pour le christianisme on peut pécher non seulement par des actes matériels, mais aussi par la pensée. Une vie honorable ne résulte pas tant d’une volonté forte et de l’oubli de soi (comme chez les stoïciens) mais d’une aide venue d’en haut (changer son coeur, sa volonté, ses pensées). Par opposition aux stoïciens, une nouvelle dimension transcendantale apparaît. Saint Thomas d’Aquin attribue un rôle similaire à la raison ; en fin de compte, il s’empare d’un christianisme jusqu’alors passionnel pour l’établir sur des fondements rationnels. Il place la raison à l’égal de la vertu, car Dieu est conçu comme une intelligence pure. On n’est vertueux que dans la mesure où l’on est capable d’écouter sa raison puis d’agir selon elle. Thomas d’Aquin s’en prend à celui qui hésiterait à faire appel à sa raison car « l’ignorance est péché ». Une orientation du christianisme différente, plus émotionnelle, conduit les croyants à de profondes transformations intérieures après lesquelles toutes motivations et tous désirs se conforment automatiquement au bien. La Bible évoque à ce sujet un « coeur différent » et un « homme nouveau ».

Les enseignements hébraïques

Du point de vue de l’utilité et de la morale, il semble que l’on puisse placer les enseignements des anciens Hébreux quelque part entre ceux des stoïciens et ceux des utilitaristes. Ils sont plus enclins que les chrétiens à percevoir positivement l’utilité. Pour l’Ancien Testament, le plaisir est clairement positif, l’homme doit « se réjouir en ses jours ». Les enseignements de l’Ancien Testament ne s’opposent pas à la maximisation de l’utilité en soi. Mais elle ne doit pas aller au-delà de certaines règles données par Dieu. Les Hébreux croient donc à la maximisation de l’utilité dans les limites d’un certain cadre. Ce que décrit magnifiquement un passage de l’Ecclésiaste : « Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, livre ton coeur à la joie pendant les jours de ta jeunesse, marche dans les voies de ton coeur et selon les regards de tes yeux ; mais sache que pour tout cela Dieu t’appellera en jugement3. »

Les Hébreux de l’Ancien Testament ne sont pas hostiles aux plaisirs. Ils ne condamnent assurément pas un acte bon au motif qu’il aurait été récompensé. Ils ne partagent pas l’indifférence (plus ou moins sincère) des stoïciens envers l’utilité. Au contraire de nombreux chrétiens, ils ne méprisent pas les désirs charnels mais voient en eux une partie naturelle de ce que Dieu nous a donné. Les récompenses pour leurs actes (et donc le plaisir de l’utilité) ne sont pas renvoyées hors de ce monde comme chez les chrétiens. Mais contrairement aux hédonistes, les Hébreux croient que le plaisir est subordonné à des règles et que la poursuite de l’utilité a donc des limites claires.

L’utilitarisme

L’utilitarisme précède l’épicurisme sur notre axe théorique. Bien que ses fondements soient similaires, tels que les présente J.S. Mill, il essaie de surmonter l’égoïsme humain grâce à l’institution de l’observateur impartial. L’utilitarisme total n’est pas égoïste ; il donne la priorité au bien général et le place (avec désintéressement) au-dessus du bien individuel. Si la baisse de l’utilité pour l’individu x est inférieure à l’augmentation proportionnelle de l’utilité pour tous (ou pour un second individu), alors l’individu x lui-même (volontairement et avec plaisir) accepte la baisse de sa propre utilité dans l’intérêt de tous (ou de l’autre). Les abeilles de Mandeville n’auraient jamais fait cela. Cependant, Mill est bien moins égoïste que les hédonistes dans sa recherche d’une utilité morale. La différence est simple : les hédonistes considèrent que la maximisation de l’utilité personnelle est le summum bonum, tandis que la maximisation de Mill est celle du système entier. Selon Mill, on doit considérer dans l’acte donné non la maximisation de son utilité (comme dans le réalisme des hédonistes, qui reflètent les enseignements de Machiavel) mais la maximisation du système entier.

Épicure

Concurrents intellectuels des stoïciens, les épicuriens (hédonistes) apprécient la moralité de leurs actes exclusivement en fonction de l’utilité obtenue ; ils sont les pionniers du fameux credo : « la fin justifie les moyens ». Sur notre axe théorique du bien et du mal, nous entrons donc sur un territoire où le mal et le vice sont tolérés. Les épicuriens ont besoin de moyens coupables pour parvenir à leurs buts sanctifiés. Si le but est bon, s’il maximise le bienêtre du tout plus que toute autre possibilité, il devient un moyen légitime. Les épicuriens sont – dans notre liste – la première école qui se passe de règles externes, exogènes, données. C’est un avantage considérable dans l’argumentation car toutes les écoles, des stoïciens à Kant, ont du mal à défendre la validité générale de règles abstraites valables pour tous et en tous temps. L’hédonisme (comme sa forme moderne, l’utilitarisme) ne nécessite pas de système abstrait. Le bien est observable, littéralement calculable, endogène, à partir du système et de la situation elle-même. Il serait injuste envers les épicuriens et leurs successeurs de ne pas souligner qu’eux aussi recherchaient la minimalisation du mal – au contraire de Mandeville, qui considérait le mal comme nécessaire pour le bon fonctionnement d’une société avancée. Lui-même n’a pas essayé de le minimaliser pour ne pas menacer la stabilité et la prospérité de sa ruche.

L’économie dominante

S’il fallait classer les enseignements du courant dominant de l’économie, alors les économistes modernes viendraient après les hédonistes. Même Épicure admettait que nos actions ne sont pas toutes guidées par l’amour de soi. L’amitié est pour lui un exemple de relation non égoïste. L’économie moderne, elle, parvient même à voir de l’amour de soi dans l’amour maternel, les relations amoureuses, etc. Les économistes modernes font de puissants efforts pour tout réduire à l’amour de soi et au calcul ; Épicure lui-même n’aurait pas osé avoir ce genre de pensées. De plus, s’ils ont adopté l’utilitarisme de Mill, ils n’adhèrent pas à son principe majeur de moralité personnelle, celui de l’observateur impartial. Le principe du renoncement volontaire à l’utilité (qui s’impose aux utilitaristes orthodoxes de Mill) pour le bénéfice du tout est totalement étranger à l’économie d’aujourd’hui. L’anthropologie économique d’aujourd’hui est un fouillis peu commun. Elle se tient à l’écart de la morale personnelle car la main invisible du marché transformera les vices en bien-être général.

Mandeville

Au mieux, Mandeville a détourné l’intérêt pour la morale vers une piste inappropriée. Mais il a fait davantage : il a introduit une relation implici- tement inverse et indirectement proportionnelle entre morale et économie. Moins un individu est honnête dans un état ou un système donné, mieux l’ensemble s’en trouve. C’est l’opinion la plus extrême sur la relation entre économie et éthique. Les vices privés engendrent le bien-être public. En quelque sorte, Mandeville croit qu’il existe un lien de dépendance entre bénéfice et éthique mais il en inverse le sens. À l’inverse des autres écoles, il semble soutenir qu’une augmentation du vice fait de la place pour un plus grand bonheur de l’ensemble. Ici s’achève notre axe théorique d’interrogation sur l’économie du bien et du mal, borné par Kant, qui exigeait un bien non égoïste, et par Mandeville, pour qui l’omniprésence du bien conduit au déclin de la société.

Les « bibles » de l’économie : de Smith à Samuelson

Pour Adam Smith, et pour la plupart des économistes classiques avec lui, économie et éthique sont étroitement liées. Beaucoup d’entre eux étaient des philosophes moraux (Mill, Bentham, Hume) ou des ecclésiastiques (Malthus). Dans une certaine mesure, on peut dire qu’Adam Smith n’est pas le fondateur de l’économie mais celui avec qui le débat sur l’éthique et l’économie a culminé. Après lui, les explorateurs de l’économie se sont moins intéressés à l’éthique. Le dernier économiste classique important à s’être sérieusement penché sur les questions éthiques est Alfred Marshall. En même temps, il a introduit les mathématiques dans la pensée économique dominante, même si la mathématisation était visible avant lui dans les écoles marginalistes et chez certains économistes français. Le premier manuel d’économie à faire autorité fut La Richesse des nations, publié en 1776 par le professeur de morale Adam Smith ; lui ont succédé en 1848 (l’année où Marx a publié son Manifeste du parti communiste) les Principes d’économie politique de J.S. Mill, au sous-titre éloquent : Avec quelques-unes de leurs applications à l’économie sociale. Aucun de ces deux livres ne contient le moindre graphique ni la moindre équation. En dehors du chapitre « Nombres », on n’y voit presque pas de chiffres et aucun modèle mathématique. Ce sont plutôt des textes philosophiques, et en tout cas des narrations. En 1890, les Principes de l’économie d’Alfred Marshall, devenus à leur tour la bible de l’économie, incluaient plusieurs graphiques simples (on en compte trente-neuf en 788 pages, soit un graphique toutes les vingt pages). Marshall y a aussi introduit une annexe de notes mathématiques. Le livre comprend bien sûr une introduction sur l’histoire de la pensée économique et sur celle du management, ainsi que plusieurs débats éthico-économiques. Lui aussi, John Maynard Keynes a beaucoup insisté sur la dimension éthique de l’économie. Et même s’il était excellent mathématicien, son oeuvre principale, la Théorie générale, ne contient que quelques graphiques et équations. En revanche, la bible économique suivante, Économie, le célèbre traité de Paul Samuelson, qui développe l’héritage de Keynes, ressemble déjà à un ouvrage de physique : sur chaque double page ou presque figure un graphique, une équation ou un tableau. Pas de doute, pas de débat éthico-économique. Tout est clair : bienvenue dans la machine mécanique de l’économie.

Extrait de "L'économie du bien et du mal" (Édition Eyrolles), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !