Hypocrisie collective : Abercrombie assume ne pas vouloir habiller les grosses... et nous faisons semblant d’en être choqués<!-- --> | Atlantico.fr
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La marque de prêt-à-porter américaine Abercrombie assume son choix de ne pas vendre de vêtements pour femme au-delà de la taille 38.
La marque de prêt-à-porter américaine Abercrombie assume son choix de ne pas vendre de vêtements pour femme au-delà de la taille 38.
©Reuters

Tartufferies lipophobiques

La marque de prêt-à-porter américaine Abercrombie assume son choix de ne pas vendre de vêtements pour femme au-delà de la taille 38 et justifie ne vouloir les vendre qu’aux gens "beaux" et "cools". La polémique n’est-elle pas révélatrice d’une certaine hypocrisie sur notre perception normative de la beauté féminine ?

Jean-François Amadieu

Jean-François Amadieu

Jean-François Amadieu est sociologue, spécialiste des déterminants physiques de la sélection sociale. Directeur de l'Observatoire de la Discrimination, il est l'auteur de Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire (Odile Jacob, 2002), DRH le livre noir, (éditions du Seuil, janvier 2013) et Odile Jacob, La société du paraitre -les beaux, le jeunes et les autres (septembre 2016, Odile Jacob).

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Atlantico : « Excluons-nous des gens ? Absolument », lâchait sans détour le patron de la marque, Mike Jeffries, lors d’une interview en 2006. Il confirmait ainsi ne « recruter que des personnes belles », ajoutant qu’il ne s’intéressait qu’aux jeunes « cools, qui ont une attitude super et plein d'amis ». Abercrombie n’affirme-t-il pas tout haut ce qu’une certaine vision véhiculée par le monde de la mode suggère sans le dire ?

Jean-François Amadieu : Évidement, parce qu’Abercrombie fait les choses de façon explicite et caricaturale, presque brutale, pour les raisons que vous évoquez. Cela d’un double point de vue. D’une part du point de vue du client parce qu’effectivement celui-ci n’est pas servi au-delà d’une certaine taille. On peut s’en étonner mais on remarquera également que les personnes souffrant de surpoids trouvent difficilement leur taille dans bon nombre de magasins de vêtements actuels. Avec Abercrombie, c’est simplement poussé à l’extrême.

Mais cela se vérifie aussi du point de vue de leur personnel. J’ai d’ailleurs traité de cette question dans mon ouvrage et signalé ce point. C’est vraiment le stéréotype de ce qui se fait dans les métiers de la vente : recruter de belles personnes que l’on fait danser, que l’on met quasiment nus. Avec pour critère de sélection leur apparence physique. Ils sont également caricaturaux (à Abercrombie) dans leur politique dite « de diversité », à l’américaine, qu’ils développent en France. C’est-à-dire qu’en fait, on est censé être très « pro-diversité », mais on ne verra en réalité jamais de sénior, jamais de femmes ou d’hommes gros, pas de personnes handicapées. En bref, toute la diversité qui les arrange : ça c’est du Abercrombie.

Ils sont assez caricaturaux également sur leur insistance à la « bonne santé » de leurs employés, il y avait d’ailleurs déjà eu des pétitions sur leurs pratiques vis-à-vis du personnel. Des vendeurs de leurs magasins sont contraints d’effectuer des pompes, toujours dans l’optique du corps parfait. Ils poussent finalement à l’extrême des phénomènes que l’on observe ailleurs.

En quoi une certaine injonction à la beauté féminine réductrice -véhiculée sur le web, dans les publicités ou les médias, diffère-t-elle dans les faits des propos de Mike Jeffries ?

Ces propos expriment de façon brutale, et ouvertement, la tyrannie de la minceur, qui est le lot quotidien des femmes. Notamment cette question de la taille 38, mais pas seulement là. […]. Le système doit être fondé sur le fait qu’il y ait des happy few, des gens qui font partie de ceux qui ont les caractéristiques pour accéder au Saint des saints parce qu’ils sont minces et beaux. Au fond cela conduit à stigmatiser ou à rejeter celui qui n’a pas la bonne apparence physique, un peu comme dans la boîte de nuit où la personne mal habillée ou pas assez belle ne rentre pas. Donc on est dans un entre-soi et on écarte ceux qui ne correspondent pas à la norme à ce moment-là.

« Réservé aux habitués » pourrait-on dire : c’est un peu une économie de la rareté donc ?

Oui, c’est d’ailleurs la même chose. C’est évident quand vous voyez la queue qui attend à l’entrée : il faut qu’il y ait cette queue, avec des vigiles à l’entrée. Soit dit en passant, vous retrouvez ces mêmes principes devant certaines boutiques, en voulant cibler ces happy few. Comme si ici le client faisait partie d’un monde privilégié et que ce monde c’est celui où les gens sont beaux.

Plus généralement, quels sont les effets normatifs d’une mise en exergue permanente de modèles féminins minces, élancés et "branchés", notamment sur les adolescents ?

Les désordres alimentaires imputables à ce type de modèle sont bien connus : effets de yoyo dans la façon de s’alimenter, oscillant régimes minceur et troubles alimentaires allant jusqu’à l’anorexie. [… ] Il y également les complexes liés à l’obésité ainsi qu’une mauvaise estime de soi (quand on se rend compte qu’on ne correspond pas aux modèles en vogue), et surtout les moqueries, qui sont un problème considérable au collège et au lycée. C’est d’ailleurs les problèmes de poids qui constituent le premier motif de moquerie déclarées dans les enquêtes, c’est une forme de violence scolaire.

Dans le cas présent d’Abercrombie, on est au-delà de la stigmatisation et du rejet, c’est pour ainsi dire une forme de « racisme anti-gros ». On est dans quelque chose de tellement excessif qui ne peut que renforcer la stigmatisation et les moqueries, surtout lorsque l’on fixe la barre du surpoids au-delà de la taille 38.

Ce modèle correspond-il à la réalité de la majorité des femmes ?

Concernant la taille 38, bien qu’il soit plus fréquent d’avoir des tailles plus fines chez les adolescentes, il peut en effet apparaître comme assez exclusif pour les femmes adultes.

La taille de guêpe et la minceur incarnent-elles partout et depuis toujours le canon féminin de la beauté ? Les femmes rondes auront-elles leur « revanche » ?

Non ce n’était pas le cas auparavant en France par exemple. Oui, il est tout à fait possible que les femmes rondes aient leur revanche d’autant que l’on sait que le standard de la beauté était pendant longtemps différent, donc il n’y pas de raison qu’il n’y ait pas un jour une inversion de tendance. Cela dit pour l’instant on ne voit rien de tel venir. Il suffit de regarder les visuels de n’importe quel magazine féminin ou encore les publicités.

Propos recueillis par Benjamin Weil

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