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La caisse des dépôts poursuivie par le Cran pour avoir profité de l'esclavage : derrière l'habillage bien-pensant, la négation de la complexité historique et la fabrique du ressentiment
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Raccourcis idéologiques

Le président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), accuse la Caisse des dépôts d'avoir été "complice d'un crime contre l'humanité" en encaissant de l'argent issu de la traite négrière. Un raccourci bien loin d'apaiser le ressentiment qui divise la France.

Michel  Renard

Michel Renard

Michel Renard est  professeur d’histoire. Il est co-auteur, avec Daniel Lefeuvre, de Faut-il avoir honte de l’identité nationale ? et animateur du site Études Coloniales.

 

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La demande de «réparations» financières pour raison de mise en esclavage ou de victimisation de populations il a plusieurs siècles, pose au moins trois séries de questions, voire d’apories historiques, morales et intellectuelles. Le cas de Haïti et l’assignation de la Caisse des Dépôts et Consignations en justice à la demande du CRAN n’est que la face singulière d’un «désir» inexécutable qui voudrait que l’histoire ne soit pas du passé.

Identification

En admettant qu’une demande de «réparation» soit légitime, comment identifier les bénéficiaires de ces versements pécuniaires ? Dispose-t-on de listes nominatives de malheureux tombés en esclavage ? Est-on capable d’établir des généalogies permettant de retrouver leurs descendants ? Quels organismes impartiaux seraient en mesure d’effectuer de telles recherches, et avec quels moyens ? À l’évidence, il est quasiment impossible de répondre positivement à ces trois questions. L’histoire ne se réduit pas à un préjudice facilement identifiable que l’on pourrait réparer à l’instar d’une police d’assurance remboursant l’un de ses cotisants à la suite d’un accident de la circulation routière.

D’autant que des situations s’avéreraient rapidement inextricables. Des fournisseurs africains d’esclaves aux Européens ont pu, à la suite de défaites militaires sur le terrain face à des tribus concurrentes, tomber à leur tour en captivité. Quel statut prédominera pour les qualifier : rapteurs de captifs devant indemniser les victimes ou opprimés ayant droit à réparation ?

Autre question. Jusqu’à quand remonter dans le temps ? La souffrance ressentie par une victime passée peut-elle être considérée comme amoindrie au fur et à mesure que le temps s’éloigne ? Quelle limite chronologique alors fixer ? L’intensité de la blessure mémorielle chez les descendants de Cathares serait-elle subalterne parce que remontant au XIIIe siècle ? Cette même blessure mémorielle plus forte chez les descendants de protestants persécutés après l’abrogation de l’édit de Nantes par Louis XIV ? Encore plus forte chez des descendants d’esclaves enlevés des côtes africaines au XVIIIe siècle ?

Les premiers cités peuvent-ils exiger des éventuels descendants du comte Simon du Montfort des réparations pour la Croisade des Albigeois ? Des protestants des Cévennes réclamer compensation aux prétendants à la succession des Bourbons ? Des descendants de captifs razziés et vendus dans l’Ouest africain requérir dédommagement aux héritiers historiques de l’esclavage marchand mené par les empires dits «soudanais» (Ghana, Mali, Songhaï) ?

Enfin, la félonie historique de la loi Taubira (2001) ne reconnaissant comme crime contre l'humanité que les traites et les esclavages pratiqués à partir du XVe siècle par les Européens, ne saurait servir d’étalon chronologique. Le livre de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières (2004) a rétabli la vérité sur l’existence de trois courants de ponction esclavagiste visant l’Afrique : la traite intra-africaine, la traite musulmane et la traite européenne.

Le cas de l’Algérie se montrerait dédaléen. Les officiels réclament aujourd’hui réparation pour les «victimes du colonialisme». Mais la Régence d’Alger, en 1830, était elle-même une puissance esclavagiste : centaines de milliers de captifs chrétiens pendant des siècles, «nègres» asservis par les grandes familles indigènes (Abd el-Kader possédait des esclaves noirs…).

Haïti

L’exemplarité victimaire qu’on devrait accorder à l’histoire de ce pays ne correspond pas à la vérité. Après la défaite française de 1803, Jean-Jacques Dessalines, lieutenant de Toussaint Louverture, prit le pouvoir et fit proclamer l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Mais des massacres de Créoles et de Blancs accompagnèrent ces épisodes. Dès la reddition des troupes françaises, Dessalines fit noyer 800 soldats français malades. Puis de janvier à avril 1804, des milliers d’habitants blancs furent exécutés le plus souvent à l’arme blanche avec pillages et viols. Les historiens, surtout britanniques, évoquent de 3000 à 5000 tués, soit une éradication de presque tous les Haïtiens blancs. Faut-il parler de «crime contre l’humanité» et en accuser les légataires politiques de 1804  ?

La France ne reconnut l’indépendance qu’en 1825 et l’assortit d’une réclamation d’indemnités pour les terres des anciens colons d’un montant de 150 millions de francs, par une ordonnance du roi Charles X. La somme, âprement discutée, fut ramenée à 90 millions par le roi Louis-Philippe en 1838. L’historien François Blancpain, diplômé de l’École nationale de la France d’outre-mer et spécialiste des questions financières, a longuement montré que la «dette de l’indépendance» avait été totalement soldée en 1883. Le CRAN a donc tort de parler de 1946. Et il oublie de dire que ce sont les autorités haïtiennes, assez imprévoyantes, qui se lancèrent alors dans une politique d’emprunts, sous la présidence du général Michel Domingue (1875). Politique qu’il ne faut pas confondre avec la «dette de l’indépendance». L’ère des difficultés financières commença alors, analyse François Blancpain qui cite l’historien haïtien Joseph Chatelain : «Les conditions de sa réalisation allaient être à ce point désastreuses que, loin d’apporter à la République la prospérité escomptée, cette politique provoqua en définitive l’aggravation de nos difficultés financières, prolongea pour un demi-siècle encore un endettement dont on commençait en 1874 d’entrevoir la fin». (François Blancpain, Un siècle de relations financières entre Haïti et la France (1825-1922), L’Harmattan, 2001).

Le discours victimaire du CRAN n’est que de l’idéologie.

Valeur du principe

D’une manière générale, l’argent peut-il effacer ou, à tout le moins, indemniser le passé ? Que faudrait-il prendre en compte : les tués, les captifs, les biens spoliés ? Comment mesurer la valeur compensatoire de ces drames historiques ? Il faudrait envisager ce que seraient devenus ces humains et ces biens sans les drames qui les ont affectés. Cette histoire «contrefactuelle» est impossible à mener. À plus forte raison à traduire en termes financiers. L’histoire présente de multiples configurations et de multiples causes. Les victimes en question auraient pu disparaître de maladies, effectuer des choix économiques désastreux et s’appauvrir… Aucune équivalence indiscutable, donc juste, ne saurait être définie. La morale ne s’y retrouverait pas.

En 2001, à l’occasion de la conférence de Durban, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade avait prévenu : «Nous subissons encore aujourd’hui les effets de l’esclavage et de la colonisation, on ne peut évaluer ça en termes monétaires. Je trouve ça non seulement absurde mais insultant».

L’argent mesure la valeur des biens en circulation dans une société et à une époque donnée. Son universalité n’existe donc pas. Il ne saurait, non sans malaise, s’appliquer à la détermination de la valeur des individus.

On pourrait rétorquer que les esclaves ont bien reçu une valeur marchande. Mais, justement, c’est parce que leur humanité était niée et que leur individualité était réduite à une seule fonction : la force de travail.

Historicité

Enfin, un dernier point reste à examiner. Que signifie, intellectuellement, philosophiquement, ces demandes de réparations des lésions du passé, liées à l’inflation des manifestations «mémorielles» ? Avec le «devoir de mémoire», on envisageait d'abord de rendre vérité et hommage aux victimes. Désormais, on passe à l'idée de corriger la souffrance individuelle des «descendants» par la réparation matérielle.

Le point commun de ces nouvelles exigences ? C'est moins l'idée d'établir une vérité sur un passé conflictuel que la préoccupation d'obtenir une revanche pécuniaire. On passe du droit pénal au droit civil. Il s'agit d'un nouveau régime d'historicité. Le passé considéré ; jusque-là, comme indépassable et pensé d'abord en termes politiques (avec un jugement pénal du genre Tribunal de Nuremberg) est désormais conçu comme un passé à repenser juridiquement dans les termes du droit individuel même si les responsables ont disparu ou leur descendance quasiment non identifiable.

C'est l'idée, selon ces requérants, qu'une société ne peut vivre démocratiquement de manière pacifiée que si ses traumatismes historiques donnent lieu à une compensation des victimes ou descendants de victimes. C'est "refuser que le temps consacre l'injustice" (Antoine Garapon, Peut-on réparer l'histoire ? éd. Odile Jacob, 2008, p. 65).

À l’évidence, derrière cet habillage bien-pensant, on réactive des traumatismes, on tente de leur trouver des responsables vivants. On dresse des segments de population les uns contre les autres en leur attribuant des héritages qui ne sont pas les leurs. On fabrique donc du ressentiment.

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