J’ai commis le crime de lèse-Taubira: la réponse de Philippe Bilger aux propos de la garde des Sceaux <!-- --> | Atlantico.fr
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Christiane taubira a remplacé depuis un an Rachida Dati au ministère de la Justice .
Christiane taubira a remplacé depuis un an Rachida Dati au ministère de la Justice .
©Reuters

Critique interdite

Christiane Taubira n'aime décidément pas la critique de son (in)action à la tête du ministère de la Justice. Pourtant, derrière ses envolées à l'Assemblée nationale, le bilan après un an est plutôt maigre.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Je suis partagé.

Entre l'honneur d'être attaqué par Christiane Taubira qui me consacre un billet sur le Huffington Post et la déception devant la pauvreté de son argumentation où je retrouve toujours la même tonalité : le cœur, puis le cœur et le cœur enfin. Des mots sans substance d'où l'humanisme formel dégouline. Un aveu d'impuissance.

Elle ne devrait pas me mépriser au prétexte que je ne serais qu'un ouvrier de la vingt-cinquième heure.

Est-ce si vrai, d'ailleurs ?

Il ne m'a pas fallu longtemps, après l'éblouissante et trompeuse campagne de 2007 pour percevoir que Nicolas Sarkozy ne serait jamais à la hauteur des espérances qu'il avait fait naître. Durant cinq ans, à ma manière, je n'ai cessé de dénoncer les ombres, inélégances et turpitudes d'une politique qui parvenait à faire de la droite honorable seulement un regret, une nostalgie.

Ce n'est pas ma faute si devant le désastre de 2012 je n'ai pas eu d'autre choix, une fois écarté le lucide et courageux François Bayrou, que d'apporter ma voix à François Hollande. Je n'ai pas été le seul à adopter cette démarche, d'ailleurs, puisqu'une majorité d'électeurs, que le socialisme n'attirait pas, s'est portée sur lui parce qu'il allait permettre la relève et faire place nette dans notre République. Sans eux, sans moi, celui qui vous a nommée n'aurait pas eu cette opportunité.

Par ailleurs si peu ouvrier de la vingt-cinquième heure que, loin de succomber à une adhésion béate ce qui est le propre des soutiens tardifs, je me suis autorisé des critiques, le droit de blâmer, la joie d'approuver et que je ne juge pas incompatible mon vote du mois de mai 2012 avec des réserves sur votre conception de la Justice, vos projets et vos discours. Au fond vous auriez aimé que je vote à gauche mais en étant assurée de mon inconditionnalité à votre égard.

Je reçois cependant comme un hommage votre souci de vous en prendre à moi parce que, pour vous qui n'êtes pas étrangère au sectarisme qui facilite le confort de votre pensée, il démontre que je ne suis pas complètement perdu pour votre cause, que je suis peut-être récupérable.

Comment oublier aussi que vous avez été nommée ministre à cause d'une conception intégriste et ridicule de la parité ? Vous n'étiez pas programmée pour la Chancellerie mais le hasard d'une composition de gouvernement - plus erratique et politicienne qu'on nous l'avait promis - vous a propulsée à ce poste. Rien que cette ironie de votre destin devrait vous conduire à plus de mansuétude et de relativisme.

Mais, à l'évidence, vous ne raffolez que de vos propres dénonciations et ne tolérez guère qu'on prenne au mot votre républicanisme affiché et proclamé.

Je n'aurais pas l'impudence de m'égarer à votre sujet dans les détails alors que l'essentiel est sujet à caution.

Mais, tout de même, permettez-moi de sourire devant votre armada vélocipédique où la modestie de votre engin, avec une simplicité ostensible, est compensée par l'importance de l'appareil qui vous entoure.

Souffrez - et c'est plus sérieux - que je m'interroge sur la gestion de votre cabinet, votre propre comportement dont la cohérence et le sens de l'organisation ne sont pas le fort, la fuite de certains de vos collaborateurs et le départ de votre premier et remarquable Directeur de cabinet. J'ose à peine évoquer les troubles liées à une présence qui mêlant l'intime avec le professionnel crée plus de malaise que de sérénité, en tout cas pour ceux qui vous entourent.

Vous avez raison de souligner que j'attache comme vous une grande importance à la parole. Je ne vous reproche pas votre talent, votre éloquence parlementaire, votre aptitude à sembler improviser même si à la longue vos nombreuses citations de poètes, si elles réjouissent vos camarades socialistes, peuvent apparaître plutôt à vos auditeurs lucides comme des substituts à une argumentation qui a perdu le fil et se pare par contagion de la splendeur des autres. Vos discours, dans le désert politique d'aujourd'hui, sont un miracle mais il me semble que vous avez pris tellement goût à cet encens, à cette ivresse que vous avez cru que parler était tout ce que l'on vous demandait, que théoriser était votre mission. Je maintiens : le réel est trop vulgaire pour vous car il impose, pour être transformé, de l'action alors que vos variations et vos digressions vous enchantent. Le verbe s'est fait Taubira et ne veut plus en sortir.

Mais où est le ministre de la Justice ?

Les prisons, les juridictions demeurent dans l'état où vous les avez trouvées. Vous avez beaucoup évoqué les premières durant vos premiers mois mais votre taux pénitentiaire exceptionnel - deux visites, deux évasions - vous a rendue moins prolixe.

Même si vous êtes infiniment plus intelligente et plausible que Rachida Dati, prenez garde qu'au bout du compte on ne puisse soutenir qu'elle au moins aura agi, et pas vous. On en est même à vous féliciter pour vos hésitations sur les peines plancher. Plutôt, on vous sait gré de suivre à la lettre, pour l'instant, celles du président. J'oubliais : vous avez avec audace remplacé les commissions antérieures qui ne servaient à rien - gadgets de tout pouvoir - par une conférence de consensus qui ne servira à rien. Il est vrai que vous aviez pris toutes les précautions nécessaires pour favoriser cette inutilité : des gens de gauche à sa tête, partout. De sorte qu'aucun risque n'existait et que l'absence de liberté de penser était garantie.

Votre humanisme doctrinaire, votre dogmatisme compassionnel, votre certitude, pour ne pas dire votre arrogance, de vous trouver par nature du bon côté de l'Histoire et de la morale ont fait et font des heureux. Vos affidés et admirateurs socialistes, et peut-être le président lui-même, qui malheureux de devoir abandonner l'idéologie rêvée à cause d'une réalité sans pitié vous tressent en permanence une haie d'honneur puisque, vous contentant de parler mais avec conviction et maîtrise, vous ne porterez jamais atteinte à leur idéal. Au moins, avec vous, le socialisme garde sa pureté, le vôtre fait preuve d'esprit mais ne se salit pas les mains. Ils sont nombreux qui vous rendent grâce pour votre impuissance et votre inaction. Elles laissent le mythe intact.

Personne n'a jamais exigé de la gauche qu'elle "s'excuse". D'ailleurs, vous êtes trop fière pour une telle repentance. Mais comment pouvez-vous oser proférer, dans le délitement général, la perte de vision et le flou de l'avenir, que le socialisme au pouvoir a "son action, son cap, ses mobiles" alors que précisément, parce qu'il ne les a pas, votre heure de gloire est arrivée et dure ?

Je ne vous mettrai pas au défi de mentionner à votre crédit une seule véritable avancée dont vous soyez directement responsable. Ce serait trop cruel. Je ne méconnais pas que vous avez su mettre fin à l'expérience désastreuse des citoyens assesseurs et que vous avez géré avec tact et finesse certaines destinées professionnelles que le quinquennat précédent avait poussé gravement à la faute. Demain, je le crains, vous abolirez l'excellente loi sur les peines plancher. Le bilan est mince. Mais il est vrai que vous traitez - et ce n'est pas négligeable - avec délicatesse et urbanité les magistrats !

Pourtant, votre tour de force est d'avoir su donner le change. Qui, dans l'univers politique et médiatique, ne vous qualifierait pas de femme d'airain et de caractère ? Mais vous avez des faiblesses. Vous êtes vite rentrée dans le rang présidentiel après une ou deux incartades forcément verbales, vos positions fluctuantes sur les suites du mariage pour tous, sur l'amnistie sociale et sur le Syndicat de la Magistrature par exemple montrent que derrière l'acier, il y a du velours et que sous l'affichage, il y a des souplesses.

Ces évolutions, ces contradictions ne seraient pas en elles-mêmes choquantes si vous ne donniez pas des leçons - et à moi en particulier - à qui exerce seulement à votre égard le droit de tout citoyen de regarder, d'observer, de critiquer, de dénoncer ou d'approuver. Vous n'êtes pas, pas encore, le ministre parfait et irréprochable que vous affirmez être. Loin de moi la prétention, même modestement, de m'adresser au président de la République mais ce n'est pas l'offenser ni vous humilier que de continuer à affirmer que nous avons besoin d'un garde des Sceaux. Si possible de grande qualité et de haut niveau. Et qui puisse se rappeler à chaque seconde que sa mission est de réformer ce qui ne va pas et de préserver ce qui va. Il y faut de l'action, pas seulement des mots doux.

Votre abstention pratique, concrète a eu pour effet bénéfique de rendre la justice pénale libre, indépendante et omniprésente dans les affaires sensibles depuis le mois de mai 2012. C'est un énorme progrès. On vous le doit puisque vous auriez pu entraver ce mouvement bienfaisant et démocratique.

Chamfort, que vous appréciez sans doute, a, avec une justesse cruelle pour un ministre comme vous, annoncé la menace du pire : "C'est un grand avantage de n'avoir rien fait mais il ne faut pas en abuser".

Ce texte a initialement été publié sur le blog de Philippe Bilger

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