Le redressement économique de l’Europe pourrait-il prendre dix ans comme le pense le président de la Banque centrale allemande ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Jens Weidmann, le président de la Banque centrale allemande, a affirmé que "surmonter la crise et les effets de la crise restera un défi pour la prochaine décennie".
Jens Weidmann, le président de la Banque centrale allemande, a affirmé que "surmonter la crise et les effets de la crise restera un défi pour la prochaine décennie".
©REUTERS/Kai Pfaffenbach

Le début d'un calvaire

Alors que face à l'ampleur des difficultés que traverse l'Europe, même la Commission européenne commence à douter de l'efficacité des solutions qu'elle a privilégiées, dans une interview accordée au Wall Street Journal, Jens Weidmann, le président de la Banque centrale allemande, n'a pas hésité à affirmer que "surmonter la crise et les effets de la crise restera un défi pour la prochaine décennie".

Jacques Sapir et Jean-Luc Sauron

Jacques Sapir et Jean-Luc Sauron

Jacques Sapir est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il est l'auteur de La Démondialisation (Seuil, 2011).

Il tient également son Carnet dédié à l'économie, l'Europe et la Russie.

 

Jean-Luc Sauron est professeur à Paris Dauphine et président de l'Association des Juristes Européens.

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Atlantico : Dans une interview accordée au Wall Street Journal, Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, a estimé que "surmonter la crise et, les effets de la crise, restera un défi pour la prochaine décennie". Des propos qui tranchent avec ceux tenus par José-Manuel Barosso, le président de la Commission européenne, en avril, selon lesquels "l'Union européenne a traversé le pire de la crise". Le redressement économique de l’Europe pourrait-il prendre dix ans ?

Jacques Sapir : La position de Jens Weidmann est bien plus réaliste que celle de M. Barroso. Tous les indicateurs sont aujourd’hui au rouge. Les banques "renationalisent" leurs opérations, les déficits commerciaux entre pays de la zone euro se maintiennent, preuve indubitable que les politiques de déflation salariale sont inefficaces, le chômage ne cesse de monter, le niveau d’activité baisse, entraînant avec lui la baisse des recettes fiscales et la reproduction mécanique des déficits.

De nouveaux pays sont touchés par la crise tandis que l’Union bancaire, dans laquelle on avait mis (sans doute à tort) bien des espoirs, est rejetée par la demande allemande d’un nouveau traité aux calendes grecques. Dire, dans ces conditions, que le "pire de la crise" est derrière nous exige un culot à toute épreuve et une mauvaise foi sans bornes.

Jean-Luc Sauron : Enfin, la crise de la zone euro est inscrite dans un calendrier cohérent avec son importance. Au départ de cette crise, les premières conclusions du Conseil européen sur cette question (mai 2009) promettait la fin de l’épreuve pour septembre 2009 ! Depuis le discours politique reste un discours : la fin du "tunnel" est toujours présentée comme proche, là où il faudrait calculer en période longue (10 à 15 ans).

Nous sommes dans une période de restructuration de l’économie européenne, du type de celle traversée après la Seconde Guerre mondiale. La différence des approches entre Jens Weidman et José Manuel Barosso tient qu’ils n’ont pas les mêmes contraintes politiques à gérer.

Quels symptômes économiques laissent transparaître l'idée selon laquelle la crise pourrait encore durer dix ans ? Quelles doivent-être les priorités ?

Jacques Sapir : La situation macroéconomique de la zone euro devient désormais dramatique. Nous avons atteint 27% de chômeurs en pourcentage de la population active en Grèce et 26% en Espagne. Les économies sont dévastées et le tissu social commence à lâcher. Il suffit de regarder la montée vertigineuse du nombre des suicides en Grèce et en Espagne. Dans ces conditions, il est logique que les partis contestataires fleurissent. Ce peut être le cas sous une forme relativement civilisée en Italie avec le Movimento Cinque Stella, ou encore en Allemagne où l’Alternative pour l’Allemagne est créditée de 24% des intentions de votes.

Mais cela peut prendre la forme du succès des néo-nazis d’Aube Dorée en Grèce. Quand on regarde le bilan des banques, et en particulier des banques allemandes mais aussi espagnoles, il est clair qu’un effort considérable devra être fait. Cet effort va entraîner une poursuite du mouvement de contraction du crédit que nous connaissons déjà en Italie, en Grèce et au Portugal. L’activité économique en sera la première victime. De ce point de vue, il est clair que l’austérité dans laquelle l’Allemagne nous a engagé est une voie sans issue. Mais, compte tenu des écarts importants de compétitivité entre pays, une relance ne sera pas possible sans des dévaluations massives dans certains pays, et pour cela il faudra dissoudre la zone euro.

Jean-Luc Sauron : Le symptôme le plus marquant est le taux de chômage (12% en moyenne dans la zone euro) avec des pointes entre 25 à 60% selon les pays pour les 18/35 ans. Comment un responsable politique peut affirmer qu’une telle faillite économique trouve sa solution par une baisse de l’endettement ! Même l’objectif des 3% ou de l’équilibre budgétaire atteint pour une année N, il faudra bien bouleverser la structure de l’économie européenne pour retrouver une croissance sans dette durable et rétablir le plein emploi. Ce dernier terme ("le plein emploi") est bien l’objectif d’une économie sociale de marché qu’elle soit à coloration libérale ou sociale-démocrate.

Or c’est un objectif qui a disparu du vocable politique avec la crise de la zone euro, mais qui figurait encore dans les promesses du candidat Nicolas Sarkozy de 2007. Plutôt que s’interroger doctement sur l’avenir intergouvernemental ou fédéraliste de l’Union européenne, c’est bien à l’aune de ce critère de création de richesses et d’emplois que doit s’analyser l’actuel débat sur la crise traversée par l’Union européenne.

Une baisse des taux d'intérêts directeurs de la BCE est attendue par les marchés d'ici un mois ou deux. Jens Weidmann, qui est aussi l'un des membres les plus influents du "board" de la Banque centrale, a estimé qu'il ne s'y opposerait pas si la situation le justifiait. Une telle baisse des taux pourraient-elles aider à sortir de la crise ?

Jacques Sapir : Le taux directeur de la BCE est déjà très bas. Alors, le baisser de 0,75% à 0,50% voire 0,25%, ce n’est pas le plus important. Cela n’aidera absolument pas les économies en difficultés.

Il précise qu'un assouplissement de "la politique monétaire [...] ne guérit [que] les symptômes", et non le problème lui-même, et qu'il comporte "des effets secondaires et des risques". Selon lui, "tout le monde se demande ce que la Banque centrale peut faire de plus au lieu de se demander comment les autres décideurs peuvent contribuer". Quel est le rôle de la BCE dans la prolongation de cette crise ? A contrario, les politiques ont-il tendance à se défausser systématiquement sur l’institution de Francfort afin qu'elle achète de la dette sur les marchés et éviter ainsi d'avoir à mener des réformes structurelles ?

Jacques Sapir : Jens Weidemann ici se défausse des responsabilités de la BCE, qui sont importantes. Une monétisation massive des dettes aurait l’intérêt de faire baisser l’euro face au dollar et au yen, et apporterait une bouffée d’oxygène aux pays les plus touchés par la crise. Mais, il a raison sur un point : la BCE ne peut pas régler le problème de compétitivité relative entre les pays de la zone euro, problème qui est à l’origine de la crise de la dette et de la crise de l’euro.

La seule solution pour résoudre ce problème, puisque l’on sait que le fédéralisme budgétaire est impossible en raison du montant de la contribution allemande qu’il implique, ce sont des dévaluations massives. Mais, l’élite politique européenne est tétanisée par le fait de se déjuger. C’est pourquoi elle se défausse, quant à elle, sur la BCE.

Jean-Luc Sauron : Le débat sur le rôle de la BCE vise un double objectif. Le premier est de jeter "par-dessus les moulins" les engagements pris dans le cadre du traité de Maastricht de laisser à la BCE la liberté de ses choix tactiques dans un cadre stratégique décidée en commun (la stabilité des prix). Cet objectif a été défendu par tous les gouvernements des États membres de la Communauté en 1992 et qui ont fait campagne pour sa ratification. Cet objectif prenait en compte les ravages que l’inflation avait entraîné dans les économies européennes dans les années 70-80. L’homme politique européen est quelqu'un sans mémoire qui semble réagir à un stimuli démocratique à court terme !

Le second est de transférer la responsabilité de la crise économique des gouvernements à la technocratie européenne, et en particulier à la BCE. C’est l’antienne du poids des marchés financiers, des fonds de pensions. C’est la vieille lune boulangiste et antidreyfusarde de la faute de la banque juive ou du mythe des 200 familles diffusé par le parti communiste dans les années 30.

Ce n’est pas la BCE qui prolonge la crise de la zone euro ; elle a même beaucoup fait en dehors de son mandat déjà pour mettre de l’huile dans les rouages économiques européens. La vraie responsabilité est au niveau des décideurs politiques et économiques européens !

Rejetant l'idée que la Bundesbank, et par conséquent l'Allemagne, s'oppose systématiquement aux mesures de sortie de crise comme l'achat de dettes souveraines sans contrepartie, il précise que ce qui importe avant tout est "qui est démocratiquement légitimé pour agir". Entre le rôle de la BCE ou l'imposition de mesures d'austérité par des organisations comme le FMI, la voie adoptée pour sortir de crise a t-elle manqué de "processus démocratique" ou ne s'agit-il que d'un argument évoqué par les opposants aux mesures adoptées puisque celles-ci sont mises en place par des gouvernements démocratiquement élus ?

Jacques Sapir : On peut lire cette partie de la déclaration de Jens Widemann de deux manières. La première consiste à se souvenir que, pour l’Allemagne, ce sont les nations qui portent, seules, la démocratie en Europe. Les arrêts convergents de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en témoignent. Ce sont donc aux dirigeants nationaux de prendre leurs responsabilités. Mais il y a une autre lecture possible. En disant que la légitimité démocratique est première dans la sortie de crise, ce qui est entièrement exact, il remet en cause les structures qui ont été constituées ces derniers mois, et en premier lieu l’Union bancaire. Aucune institution européenne n’aura la légitimité du gouvernement allemand, ou français ou italien. C’est à une leçon de politique que Jens Widemann nous renvoie. Il s’oppose donc à la logique de la construction européenne dominée par le concept de légalité, telle qu’elle s’est développée depuis le départ et s’est accélérée avec la crise. Pour lui, et non sans raison, la légitimité est première par rapport à la légalité. Mais la conséquence de ceci est, à court terme, la fin de l’illusion fédéraliste et donc la mort de l’euro.

Jean-Luc Sauron : La réponse est plus compliquée que la binarité de la question paraît le dire. Ni le FMI, ni la troïka (BCE, Commission européenne, FMI) ne s’invitent en Grèce, au Portugal, en Irlande ou à Chypre de force ! Cette répartition des rôles a été organisée par les institutions européennes et les gouvernements démocratiquement élus de pays souverains. Après la question de la capacité à porter la responsabilité des politiques menées devant les populations se pose. L’épisode le plus pitoyable de ce théâtre d’ombres nous a été donné par le début du traitement européen de la crise chypriote où l’Eurogroupe et la présidence de la République chypriote se rejetaient mutuellement la responsabilité du choix de la taxation de la totalité des comptes de dépôts par communiqués de presse interposés. Personne ne savait plus qui avait décidé quoi !

Il est évident que la crise de la zone euro pousse les États membres au "chacun pour soi et au sauve qui peut". De plus l’origine nationale des fonds prêtés (allemands, français, principalement) n’arrange pas les relations intra-européennes, là où des fonds européens (dénationalisés en quelque sorte) atténueraient l’impression que les économies des rentiers allemands servent à payer des dettes de débiteurs bien imprudents. La fable de la fourmi et de la cigale reste d’une grande actualité.

Mais les contre-exemples doivent aussi être rappelés : l’industrie allemande a vendu avec profit à des États du sud de l’Europe qui empruntaient à des taux faibles et sans concurrencer ladite industrie allemande compte tenu de leur appartenance à la zone euro qui les a empêchés de récupérer des parts de compétitivités grâce aux traditionnels mécanismes des dévaluations dites compétitives. Tout le monde a trouvé son compte dans ce fonctionnement "pervers" d’une économie en quelque sorte faussée par le partage d’une monnaie unique par des États à économies émiettées ! Il faut quitter une analyse morale des relations économiques intra-européennes entre travailleurs/rentiers et jouisseurs/débiteurs.

Tout le débat sur le caractère démocratique des décisions prises depuis 2009 n’est qu’un rideau de fumée ! Il cache l’enjeu véritable, qui est double : la teneur du débat politique (qu’est-ce qui doit être dit aux électeurs ?) relatif à l’amplitude des réformes économiques et sociales à mener pour sortir l’Europe de sa régression économique ; et le rôle des institutions démocratiques (gouvernements/parlements) et des nouveaux contre-pouvoirs que sont les banques centrales et les centres d’expertises économiques indépendants en matières budgétaire et fiscale. C’est tout le débat politique qui doit être renouvelé pour assurer le maintien de l’adhésion des peuples européens à la construction européenne.

Propos recueillis par Olivier Harmant

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