La société française au bord de la guerre civile : excès de langage ou prédiction ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La loi sur le mariage pour tous divise fortement les Français.
La loi sur le mariage pour tous divise fortement les Français.
©Reuters

Divisés

Succession des affaires, radicalisation autour du mariage homosexuel, grogne face à l'austérité... la société française est-elle en train de subir une inquiétante fragmentation ?

Jérôme  Sainte-Marie,Thibaud Collin,Eric Deschavanne et Jean-Pierre Deschodt

Jérôme Sainte-Marie,Thibaud Collin,Eric Deschavanne et Jean-Pierre Deschodt

Jérôme Sainte-Marie est Directeur du Département Opinion de l'institut de sondage CSA. Il est diplômé de science politique et d'une licence d'histoire et maître de conférence à Sciences-po et à Paris 2.

Thibaud Collin est philosophe et écrivain. Il travaille sur des questions de philosophie morale et politique.
 

Eric Deschavanne est professeur de philosophie. Il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV.

Jean-Pierre Deschodt est directeur du département d'histoire à l'Institut catholique d'Etudes supérieures (ICES). Spécialiste de l'histoire des idées sous la IIIème République, il est co-auteur, entre autres, de Démocratie et Révolution (Cerf / 2012).

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Atlantico : Sur fond de crise économique, sociale et sociétale, la France est-elle en train de s'enfoncer dans une fracturation de plus en plus nette de son corps social ? Quelles en sont les signes ?

Jérôme Sainte-Marie : Je ne pense pas qu’on puisse évoquer une fracture comme on aurait pu évoquer une fracture sociale par le passé. On ne pourrait ainsi parler d’une délimitation nette entre une France protégée par les évolutions de la mondialisation et une France qui en serait victime. Dans le même sens, on ne trouve plus une fracture aussi importante entre une population "européiste" et une population eurosceptique comme au début des années 1990. Aujourd’hui pratiquement tout le monde se sent menacé par les conséquences de la crise, ce qui empêche de penser qu’un camp puisse se constituer contre un autre. Plutôt qu’une bipolarisation, la situation actuelle ressemble davantage à un émiettement sociétal, ce qui laisse penser que nous sommes à la limite au début d’un processus de division. Les deux signes très visibles sont ici clairs : à savoir le taux de chômage et la défiance par rapport aux autorités. Nous sommes loin d’être à la veille d’un fort mouvement social, mais le sentiment de fragilisation est en revanche bien présent.

Thibaud Collin : La paix véritable est fondée sur la justice. L’apaisement digne de ce nom n’est donc pas le fruit d’un consensus ou de demi-mesures. Il est le signe du progrès de la justice dans les relations entre les différentes parties de la société. Or la justice est la vertu consistant à rendre ou à attribuer à chacun ce qui lui est dû. Le problème de la politique menée par le gouvernement est qu’elle ne respecte pas les articulations fondamentales de la vie humaine. Elle veut tout régenter, du mariage à la vie des entreprises alors qu’il est urgent de faire exactement l’inverse. Lorsqu’une société subit une telle agression de l’Etat, il est normal qu’il y ait une dégradation de la concorde et que les citoyens entrent en résistance. Des pigeons à la Manif pour tous, on assiste à un réveil de la société civile qui réclame que l’Etat s’occupe de ce qui le regarde. Non pas créer un homme nouveau, mais assurer les fonctions régaliennes et subsidiaires qui lui reviennent.  

Eric Deschavanne: Il existe toutes sortes de "fractures françaises". Les plus visibles sont toutefois les plus superficielles. Il n'y a pas de fracture idéologique profonde, en dépit de ce que donne à croire le conflit sur le mariage homosexuel, lequel sera bien vite oublié. La fracture politique entre la gauche et la droite est maintenue en état de survie artificielle, parce que notre système politique règle la compétition électorale sans jamais permettre que se forment des coalitions gauche-droite – auquel cas il apparaîtrait clairement qu'il n'existe pas de clivages substantiels entre les grands partis de gouvernement. Hollande conduit la politique déterminée par le pacte "Merkozy"; on critique le "matraquage fiscal", mais celui-ci avait commencé sous le précédent quinquennat. Le clivage politique essentiel porte aujourd'hui sur la question européenne, qui oppose partis de gouvernement et partis protestataires.

La fracture la plus préoccupante et la plus profonde est celle que dessine la géographie économique et sociale. La mondialisation conduit à creuser l'écart entre les grandes métropoles, où se concentrent l'activité et les ressources, et les régions périphériques, notamment celles qui subissent la désindustrialisation. Si l'on ajoute à cela les phénomènes de concentration ethnique liée à l'immigration, on obtient la topographie décrite notamment par Christophe Gulluy : grandes métropoles, enclaves ethniques, France rurale et périurbaine. Il n'y a plus de lieu de coexistence et d'affrontement des classes sociales. Ce qui "classe", c'est le territoire où l'on vit. Quels seront à long terme les effets politiques de ces fractures à la fois territoriales et sociales ? Le risque est celui d'une exploitation politique de ces fractures – risque qui ne peut être surmonté que par la reconfiguration de la solidarité nationale.

Enfin, il y a le problème de l'islam, dont la greffe sur l'identité française n'est pas encore assurée : le rejet est impossible, mais l'assimilation rapide improbable. On a là très certainement une source durable de clivages et de polémiques.

Jean Pierre-Deschodt : Dans les sociétés modernes l’échelle des considérations basée sur la fonction laisse de plus en plus de poids aux salaires et à la richesse qu’ils apportent. Après la société hollandaise du XVIIsiècle, qui a présenté le premier exemple d’une hiérarchie sociale fondée essentiellement sur la richesse, la France aujourd’hui considère l’argent, comme le principal critère de la réussite sociale. La richesse permettant d’acquérir des valeurs culturelles, intellectuelles et bien sûr un genre de vie raffiné. Se constituent alors deux classes antagonistes qui s’opposent : ceux qui possèdent et veulent continuer à s’enrichir, ceux qui n’ont rien et ont des aspirations à être et à avoir. Pris dans l’idéologie socialiste certains envisagent le combat social dans le cadre de la conquête du pouvoir. La faillite du collectivisme ne doit pas nous faire croire à la disparition de la lutte des classes.

Le phénomène se subdivise désormais en sous-groupes « fracturels » se déclinant ainsi : fracture sociétale entre les partisans de la loi du mariage et de l'adoption des homosexuels et les défenseurs d'une certaine idée de la civilisation, fracture sociale entre les fonctionnaires et les salariés qui ne bénéficient d'aucun emploi protégé, fracture morale entre les clientélistes et ceux qui se retrouvent sans soutien, sans écurie, souvent seul avec leur talent et leur mérite. Par ailleurs, l'addition de ces fractures donne naissance à un triptyque insécuritaire : sociétal, social et moral.

Le mandat du président Hollande, promis comme celui de "l'apaisement du pays" ne va t-il pas paradoxalement se retrouver face à un risque d'explosion ?

Jérôme Sainte-Marie : La situation est selon moi très différente du précédent mandat. A l’époque de Sarkozy, on a pu ainsi avoir des attaques très fortes contre les corps intermédiaires, les grévistes. Si l’on se rafraîchit la mémoire on se rappelle que, sur le plan de la division, le discours présidentiel de l’époque est très différent de celui qu’on entend aujourd’hui. François Hollande peut évidemment décevoir ou inquiéter certains au vu de la politique qu’il a mené ces derniers mois, mais on ne voit pas de traces claires de mise en cause de tel ou tel corps de la société française. Il n’a ainsi même pas réitéré en tant que Président ses attaques contre le monde de la finance.

Je retiendrais cependant un sujet qui peut poser problème, d’autant plus qu’il est essentiel, à savoir celui du mariage pour tous. Il est ainsi possible que l’esprit de tolérance et de dialogue mis en avant par la gauche ait du mal à survivre à la gestion de cette loi qui ne fait pas forcément consensus. Beaucoup de Français, au-delà des manifestants emmenés par Frigide Barjot, peuvent ainsi avoir l’impression que le gouvernement tente de passer coûte que coûte, sans offrir de concessions aux opposants.

Eric Deschavanne : La France est "une société de défiance": défiance des groupes sociaux entre eux, défiance du peuple à l'égard des élites, et des élites à l'égard du peuple. Le fait d'avoir un Président qui ambitionne d'apaiser et de concilier n'est donc pas en soi une mauvaise chose. Le problème est que la culture du compromis ne permet pas de fixer un cap clair, ce qui accroît la défiance. Il y a des risques de micro-explosions sociales, mais le grand risque qui menace Hollande est celui de l'implosion électorale.

Jean Pierre Deschodt : François Hollande s'est présenté comme l'homme du consensus mais il a oublié - ce qu'il a lui-même reconnu - la réalité de la crise et si l'on veut rendre hommage aux Souvenirs de Tocqueville : les crises naissent spontanément de causes générales fécondées par des accidents et il serait aussi superficiel de les faire découler nécessairement des premières que de les attribuer uniquement aux seconds. Autrement dit : pour qu'il y ait une explosion, il faut un mélange détonant et une étincelle et nous n'en sommes plus très loin.

La question du mariage pour tous semble tendre de plus en plus opposants et partisans. Alors que plusieurs membres de la Manif pour Tous sont accusés de radicalisation, l'agression, pourtant totalement étrangère à la question, du militant "anti" Samuel Lafont a enflammé Twitter. Y a-t-il un véritable risque de dérapage violent ?

Thibaud Collin : Malheureusement beaucoup de gens sont agressés quotidiennement pour des raisons plus crapuleuses qu’idéologiques. Attendons donc le résultat de l’enquête. Ce qui est certain, c’est que le climat se détériore rapidement et que le gouvernement, quoiqu’il dise, devra en assumer toute la responsabilité en cas de drame. J’ajoute qu’on peut faire l’hypothèse que le gouvernement fait tout pour provoquer le mouvement de résistance à la dénaturation du mariage, afin de se confirmer qu’il a en face de lui de dangereux extrémistes. Il s’agit donc de ne pas tomber dans le piège tendu par le pouvoir et, plus que jamais, de manifester de manière non-violente. La non-violence est beaucoup plus subversive que la violence car elle permet de révéler la violence d’une politique : violence policière parfois mais surtout violence d’un projet de loi inique. Face à cette violence, la non-violence supposant la maîtrise de soi impressionne beaucoup plus car elle manifeste une détermination morale et intellectuelle

Eric Deschavanne : A court terme, c'est fort possible, dans la mesure où le combat des "antis" arrive à son terme. Certains des protagonistes les plus engagés, voyant la défaite de leur cause se profiler, peuvent être tentés par quelque action violente. A plus long terme néanmoins, je ne pense pas que ce mouvement laissera de trace durable. Nous avons probablement assisté, compte tenu de la sécularisation accélérée de la société française, à l'un des ultimes conflits provoqués par la fracture idéologique entre la modernité démocratique et l'Eglise catholique. Les débats relatifs à l'homoparentalité se poursuivront assurément, mais de manière plus pragmatique et détendue, centrés sur la réalité des problèmes humains.

De nombreuses réformes lourdes sont annoncées pour la période 2013-2014. Les Français sont-ils aujourd'hui en état de supporter ces nouvelles ponctions ?

Jérôme Sainte-Marie : Il faudrait surtout que l’opinion puisse penser qu’au-delà de ces épreuves l’espoir reste sauf. L’objectif pour le gouvernement sera de faire comprendre que ces réformes sont nécessaires voire vitales, et qu’elles finiront un jour par porter leurs fruits. Cela sera évidemment compliqué au regard de l’actualité européenne qui ne laisse pas vraiment prévoir de lendemains qui chantent…  

Par ailleurs le dialogue entre les élites républicaines et le peuple devient de plus en plus difficile suite à l'affaire Cahuzac et les réponses peu convaincantes apportées par le pouvoir. Est-on entré dans un silence démocratique ? Quelles peuvent en être les conséquences ?

Thibaud Collin : Je ne suis pas devin mais je constate qu’au-delà de la pratique du mensonge, nous nous enfonçons toujours plus dans une crise du langage. Les mots ont perdu leur vrai sens ; ils sont des matériaux indéfiniment malléables au gré des rapports de force. De plus, il y a une telle prolifération de mots que ceux-ci perdent de leur consistance. Une cure de silence serait donc peut-être opportune pour retrouver la saveur des mots ! La véritable démocratie repose sur un usage respectueux des mots sinon on plonge dans l’idéologie qui manipule le sens des mots ; manipulation qui est une violence faite à l’intelligence en quête de vérité.  

Eric Deschavanne : L'affaire Cahuzac et ses suites médiatiques ne constituent qu'une péripétie. Elle alimente sans doute la défiance envers les élites, mais celle-ci lui préexiste et ne porte pas essentiellement sur la morale. Cela fait quatre décennies que les Français congédient la majorité gouvernementale à chaque élection. Ils n'ont plus confiance en leur gouvernants parce qu'ils n'ont plus confiance dans l'avenir. Ceux qui gouvernent ne parviennent pas à proposer une vision claire de la situation historique ni à convaincre qu'ils maîtrisent le devenir du pays. Pour le moment, du fait de notre système électoral, cette défiance n'entraine pas de blocage politique tel qu'on peut en voir aujourd'hui en Italie. On a simplement des élections qui ne conduisent pas à légitimer durablement les gouvernants : ce qui se passe avec Hollande est à cet égard la réplique de ce qu'on a vu avec Sarkozy et Chirac.

Jean-Pierre Deschodt : Le silence démocratique fait suite à un double échec sociétaliste. En effet, le mode opératoire du « harcèlement démocratique » et celui de la « démocratie participative » qui préparaient les hommes engagés dans le « combat républicain » à la qualité de citoyens-actifs, n'ont pas été à la hauteur des efforts de la propagande socialiste. D'une part, Jean François Cambadélis s'est essayé à la tactique de guérilla contre le Front national en organisant dans tous les cas une contre-manifestation à chaque fois que celui-ci tenait une réunion publique.

D'autre part, Ségolène Royal a testé en 2007, la pertinence d'un partage de l'exercice du pouvoir entre les citoyens soumis aux décisions publiques. Les deux initiatives n'ont atteint qu'un succès d'estime. Ces idées forces se retourneraient d'ailleurs aujourd'hui contre leurs créateurs, notamment en raison de la manifestation pour tous qui est à la fois le produit du « harcèlement démocratique » et de « la démocratie participative. » Ce renversement rhétorique est un élément de blocage supplémentaire dont l'Appel au peuple reste le dénouement.

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