Dématérialisation : tous ces objets que la technologie a déjà tués<!-- --> | Atlantico.fr
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Les smartphones sont multifonctions.
Les smartphones sont multifonctions.
©Reuters

Matrix

C'était le 3 avril 1973, un ingénieur de Motoral passait le premier appel à partir d'un téléphone portable. 40 ans plus tard, ces appareils sont devenus de véritables couteaux suisses, multifonctions.

Atlantico : Alors que le téléphone portable fêtait récemment ses 40 ans, cet appareil désormais inévitable de la vie quotidienne concentre déjà de très nombreuses fonctions et tend à faire disparaitre certains objets. La dématérialisation inquiète certains et enchante les autres, n’est-elle qu’une tendance technologique ou une tendance lourde ?

Hervé Astier : Le téléphone portable est un outil formidable (dans tous les sens du terme) pour favoriser la dématérialisation.
Mais ce n’est pas à mon sens en terme de disparition d’objets "concurrents" (baladeurs, appareils photos…) qu’il la favorise, cet aspect-là est tout à fait mineur. Son véritable impact en matière de dématérialisation est d’être en interconnexion  avec l’espace virtuel (Internet pour simplifier) C’est cette connexion permanente aux objets d’échanges dématérialisés  qui donne toute sa puissance au téléphone de demain. Comme le bracelet "persoc" imaginé par Dan Simmons dans Hypérion, le téléphone devient une interface "intégrée" entre l’homme et l’espace dématérialisé. Quelle devient sa fonction ? Offrir l’accès aux différents objets de notre civilisation qui ont migré de l’espace physique vers l’espace virtuel (image, son, communication, échanges, éléments de la connaissance humaine).

Oui c’est une tendance lourde : la dématérialisation est un phénomène global, qui paraît lorsqu’on l’observe avec un peu de recul comme simultanément précipité et concerté. Cette urgence et ce caractère impérieux ont de quoi interroger.

Si le monde dans lequel nous vivons est matériel par essence, est-il cohérent de parler de dématérialisation ? Ne parlons-nous pas simplement de réduction ou de rétrécissement ?

Cela pourrait être vu comme un paradoxe en effet ; mais il convient de distinguer le corps et l’esprit. Ce qui a été dématérialisé en masse (la migration a été d’une rapidité troublante, comme une ruée vers le virtuel) ce sont tous les éléments produits par l’esprit humain, toute notre représentation du monde : la musique, les livres, les photos, les vidéos, la communication.

Plus largement la dématérialisation touche la production humaine, non celle de la nature ; mais c’est déjà énorme !
A ce rythme, il ne reste plus que quelques années avant que l’ensemble des front office aient été dématérialisés (services, magasins…). On le voit bien avec les banques, les voyagistes, les agences immobilières, le tourisme… tous les services de présentation, d’opérations et de vente migrent vers Internet au détriment des agences physiques.

Quels sont les opportunités et les dangers économiques, technologiques et sociétaux de la dématérialisation ?

La question du sens est cruciale : quel est la signification profonde de cette migration des activités humaines vers le virtuel ? Est-elle bénéfique ?

Dans mon essai "L’avatar est l’avenir de l’homme", je dresse un parallèle entre la migration de la production humaine du matériel vers le virtuel, avec l’imminence d’une catastrophe écologique due à notre surpopulation et notre surproduction.

Chacun sait aujourd’hui que notre boulimie de transport et d’énergie ont pour conséquence d’appauvrir considérablement les ressources de notre planète et que bientôt (quelques dizaines d’années tout au plus) celles-ci ne seront plus suffisantes.
Les conséquences écologiques sont également immenses et si rien n’est fait, l’humanité courre à sa propre perte.

Lorsqu’une espèce est menacée de disparition, il semble que "la nature" lui donne la possibilité de s’adapter, sans que cette dernière n’en soit consciente. D’ailleurs, toutes les espèces sont en adaptation permanente à l’environnement.
Vu sous cet angle, la dématérialisation des éléments de la civilisation humaine pourrait être considérée comme une parade que la nature aurait trouvée pour préserver l’espèce humaine, malgré elle.

En partant du principe qu’une mutation a été "décidée" à notre insu, quels sont les objectifs qu’elle pourrait poursuivre ?

  • Limiter les déplacements :
    si je paie la cantine de mes enfants en ligne, je ne me déplace pas en mairie, si je projette une vidéo choisie à la demande dans mon salon, je ne me déplace pas au vidéoclub, etc.
  • Limiter les échanges physiques et la production traditionnelle :
    exemple : les millions CD et de boîtes évitées par la mise en ligne des applications informatiques
  • Déplacer nos lieux de vie en société et de culture : réseaux sociaux, loisirs en ligne…

Alors oui, dans cette théorie la dématérialisation est salvatrice. Mais est-ce bien ce que nous voulons ? Voulons-nous réellement perdre les plaisirs de la vie "physique" ?

L’autre voie possible, consciente celle-là, est la décroissance, la vie simple, la frugalité.
Je renvoie pour cela à l’ouvrage de Marc Halévy : Le principe frugalité, qui expose de manière magistrale cette solution de construction d’une nouvelle ère spirituelle.
Disons que c’est la version optimiste du même constat !

Le corps peut-il redevenir le seul et unique objet dont l’homme se servira comme à l’origine de l’espèce ?

L’homme est caractérisé par sa dualité corps / esprit.

Avec l’avènement d’Internet et du nouveau monde virtuel, la partie "esprit" de l’homme est en train de migrer inexorablement vers l’espace virtuel, où elle échange, communique, achète, se détend, et interagit avec d’autres esprits humains dématérialisés, d’autres avatars.

De l’autre côté, les hommes physiques se sédentarisent dans un mouvement qui semble inexorable.

J’envisage l’hypothèse que la transformation dont nous sommes les acteurs consisterait à séparer l’homme en deux parties, reformant chacune une espèce.  L’une serait matérielle et restera ancrée sur terre, dans l’espace physique qui nous a vus naître. L’autre, issue de nos esprits et de nos intelligences interconnectés sera immatérielle, virtuelle.
La première espèce, redevenue comparable à toute espèce animale, en quelque sorte "dé-civilisée", ne menacera plus l’équilibre de la planète par son excès de transport, d’activité, et de croissance.

Les avatars sont dans ce cadre nos futurs représentants immatériels, aptes à se mouvoir dans l’espace virtuel. A terme cela implique l’abandon de nos corps physiques.

Des scientifiques américains ont réussi à stocker des informations dans de l’ADN. Pouvons-nous un jour imaginer stocker notre conscience dans des serveurs ? 

Mais elle l’est déjà ! Il ne faut pas réfléchir au niveau individuel, mais au niveau global, au niveau de l’espèce. Notre conscience "collective" est en cours de reconstitution sur Internet.

Avec le web tel qu’il existe désormais, force est de constater que la toile mondiale devient plus interactive, qu’elle se rapproche de l’internaute, qu’elle lui donne la parole.

De fait, l’internaute s’exprime : il réagit, il commente , il donne son avis. Il vote. Les  réactions, les interrogations, les recherches de ces internautes devenus web-actifs sont désormais prises en compte, analysées, quantifiées par des programmes automatisés qui vont les réagencer pour noter, classer, mettre en exergue ou au rébus les publications et contributions des uns et des autres.

Cette somme d’interactions prend une forme supérieure, celle du collégial.

Il ne s’agit plus de la fameuse pensée unique dont on imaginait qu’elle provenait d’une certaine élite, mais d’une nouvelle forme de pensée globale, populaire, une pensée supérieure à la somme des pensées individuelles, car l’échange dématérialisé, associé à la faculté d’ubiquité de l’immatériel, démultiplie aussi la pensée.

Cette nouvelle forme de pensée collégiale possède ce pouvoir. Elle fait naître de nouveaux artistes que les maisons de disque refusent, elle fait chuter ou élire des Présidents des USA, elle favorise les rencontres et le business, elle sait ce qui est bon ou ce qui ne l’est pas ; elle pense, donc elle est.

Donc pour répondre à votre question, oui, je suis convaincu que la conscience humaine évolue déjà, sous une nouvelle forme collégiale – un peu à la manière de la noosfère de Theilhard de Chardin - dans l’espace dématérialisé.

 Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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