Mais pourquoi prendre la peine d'annoncer quels syndicats seront désormais habilités à négocier les accords nationaux alors que leur représentativité est dramatiquement faible ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Depuis la loi Le Chapelier en 1791, la France a fait le choix de faire prévaloir la loi sur la négociation entre partenaires
Depuis la loi Le Chapelier en 1791, la France a fait le choix de faire prévaloir la loi sur la négociation entre partenaires
©Reuters

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Le gouvernement annonce ce vendredi la liste des syndicats représentatifs autorisés à négocier des accords nationaux dans le secteur privé au cours des quatre prochaines années. Mais le taux de syndicalisation en France est seulement d'environ 7% de la population active...

Éric Verhaeghe et Dominique Andolfatto

Éric Verhaeghe et Dominique Andolfatto

Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

Dominique Andolfatto est professeur de science politique à l’université de Bourgogne et un chercheur spécialiste du syndicalisme. Ses travaux mettent l'accent sur des dimensions souvent négligées des organisations syndicales : les implantations syndicales (et l'évolution des taux de syndicalisation), la sociologie des adhérents, la sélection des dirigeants, les modes de fonctionnement internes, les ressources, la pratique et la portée de la négociation avec les employeurs et l'Etat.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le thème, le dernier Sociologie des syndicats écrit en collaboration avec Dominique Labbé est paru en 2011 aux Editions La Découverte.

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Atlantico : Le gouvernement annoncera vendredi la liste des syndicats représentatifs autorisés à négocier des accords nationaux dans le secteur privé au cours des quatre prochaines années. Le taux de syndicalisation est seulement d'environ 7% de la population active. Dans ces conditions, est-il raisonnable de donner davantage de pouvoir  aux syndicats ?

Eric Verhaeghe : Justement... la loi ne vise pas à donner davantage de pouvoirs aux syndicats, mais à faire un lien entre leur pouvoir de négocier des accords et leur représentativité effective auprès des salariés. De ce point de vue, limiter la mesure de la représentativité à l'adhésion syndicale est extrêmement contestable. D'abord parce que la société française s'accorde depuis deux cents ans à limiter au maximum l'adhésion des salariés aux organisations syndicales. Nous ne sommes pas dans des systèmes dits de closed shop où l'adhésion à un syndicat est obligatoire pour exercer une profession, ni dans des systèmes germaniques où le bénéfice de certaines mesures sociales est subordonné à une appartenance syndicale.

En France, le choix fait depuis la loi Le Chapelier en 1791, ce n'est donc pas nouveau, consiste à faire prévaloir la loi sur la négociation entre partenaires, et à disqualifier, voire à interdire l'appartenance syndicale. C'est un équilibre français, qui est à rebours d'une logique libérale bien comprise.

Si l'on veut que les entreprises françaises retrouvent de la compétitivité, il ne suffit pas de baisser leurs charges. Il faut aussi prendre en compte les nécessaires évolutions réglementaires qui les entourent. En particulier, il faut dégonfler la bulle législative qu'on appelle le code du travail, qui fait des milliers de pages incompréhensibles pour un entrepreneur - et il faut remplacer cette bulle par des normes négociées au plus près des besoins de l'entreprise. Pour cela, il faut des syndicats responsables et écoutés de leur employeur.

Rappelons qu'en Allemagne, si peu touchée par le chômage et si prospère aujourd'hui, pas un mouvement ne se fait dans une entreprise sans que le délégué syndical ne l'approuve. Je ne défends pas ce modèle de co-gestion, mais je veux juste dire que le syndicalisme, loin d'être un frein à l'évolution, en est souvent le co-pilote utile, à condition de le pratiquer intelligemment.

Dominique Andolfatto : En fait, le gouvernement ne va pas, en l’occurrence, donner davantage de pouvoir aux syndicats. Il devrait simplement indiquer quels ont été les résultats des élections professionnelles intervenues dans les entreprises depuis le 1er janvier 2009 (et donc agréger les résultats de toutes ces élections depuis cette date). En vertu de la loi du 20 août 2008 qui a changé les règles de représentativité syndicale, seront déclarés représentatifs – c’est-à-dire en capacité de négocier avec les employeurs – les syndicats qui ont obtenu au moins 8% des suffrages exprimés à ces élections. Les syndicats qui n’auront pas atteint ce niveau d’audience électorale perdront leur capacité de négocier avec les employeurs au niveau national et, probablement, celui d’être consulté par le gouvernement sur ces réformes. De ce point de vue, la CFTC semble sur le fil du rasoir.


Quelle est l’influence réelle de ces derniers dans le fonctionnement de l’économie française ? Celle-ci est-elle proportionnelle à leur poids réel dans la société ?

Dominique Andolfatto : Difficile de répondre. Nous ne disposons d’aucune étude scientifique qui permet – pour la dernière période – d’affirmer que le rôle des syndicats a eu un effet négatif ou positif sur l’économie. Les points de vue sont souvent très subjectifs… comme on l’a vu récemment avec les prises de positions très anti-syndicales de Maurice Taylor, le patron du groupe américain Titan, à l’occasion du conflit Goodyear d’Amiens. Des travaux d’économistes américains – et il ne s’agit pas d’économistes d’extrême gauche - montrent toutefois que la présence syndicale est souvent bénéfique à l’entreprise car là où un syndicat est implanté les conditions de travail sont généralement meilleures, ce qui se ressent sur la productivité et la performance des entreprises. Mais cette même présence syndicale conduit aussi à un léger surcoût concernant les salaires. Or, dans le contexte actuel, qui a fait du rabot le roi du système – en tous cas dans les pays occidentaux –, certaines entreprises sont tentées de remettre en cause cette présence syndicale parce que, justement, ceux-ci seraient à l’origine de surcoûts. Telles sont en tous les cas les convictions de chefs d’entreprise dans certains Etats des Etats-Unis par exemple.

Eric Verhaeghe :L'influence syndicale en France est très forte pour tout ce qui touche à la protection sociale et à ce qu'on appelle le paritarisme. Son champ déborde largement ce que les Français imaginent. Par exemple, la généralisation de la complémentaire santé devrait profiter aux institutions de prévoyance, qui sont gouvernées par les syndicats. Ces institutions sont à la tête d'un pactole qui, tous chiffres confondus, frôle les 100 milliards d'euros.

La puissance du paritarisme en France, qui est très largement une source de financement pour les organisations syndicales, y compris patronales, est une sorte de contrepartie accordée à la faiblesse des syndicats dans les entreprises. Depuis 1945, nous vivons en effet sur le mythe entretenu à la fois par le MEDEF et la CGT selon lequel l'entreprise est un lieu d'affrontement où l'on ne peut pas négocier. Si l'on veut la paix sociale, il faut donc mettre ensemble dans des machins paritaires les syndicalistes les plus efficaces et les patrons les plus pédagogues. C'est ainsi que réfléchissaient les acteurs qui ont dessiné le paysage paritaire actuel. Rappelons là encore que le MEDEF est l'héritier du CNPF, création de De Gaulle pour dialoguer avec la CGT toute-puissante au moment de la Libération.

Faut-il accuser les organisations syndicales d'être à l'origine d'une partie du chômage qui scarifie la France aujourd'hui ? Sincèrement, je ne le crois pas. Partout où le dialogue social existe dans les entreprises, le bilan qu'on peut en tirer est globalement positif. J'ose même dire qu'un syndicalisme plus développé dans les entreprises serait un facteur de prospérité. Faute d'un syndicalisme associé à la stratégie des entreprises, beaucoup de réformes structurelles se passent mal et suscitent de la conflictualité. L'autoritarisme managérial si prisé en France est relativement inadapté aux processus de production contemporains.

Dans la pratique les entreprises qui s'en sortent le mieux sont celles qui font participer leurs salariés au projet collectif. Cela ne passe pas forcément par le syndicalisme ou les syndicats. Mais une chose est sûre : cela passe par une volonté de dialogue et de partage, qui est incompatible avec l'anti-syndicalisme primaire que l'on entend parfois.

Dans cette description, je mets à part la situation de certains services ou entreprises publics, où l'abandon de l'autorité à certaines organisations syndicales produit des résultats catastrophiques. De ce point de vue, la SNCF et la RATP, qui furent longtemps des parangons de ce système, ont entamé une révision profonde de leurs fondamentaux qui commence à produire ses effets. Les usagers du RER B ne partageront probablement pas cet avis, mais il se vérifie largement ailleurs.

En revanche, certains services publics continuent à être dominés par une tyrannie syndicale qui devrait être révisée. C'est le cas, très largement, de l'Education Nationale.

Existe-t-il un décalage entre la direction des principales centrales syndicales et la base. Comment l’expliquez-vous ?

Dominique Andolfatto : C’est un reproche qui est souvent fait au syndicat. On reprochait par exemple à B. Thibault qui vient de quitter la direction de la CGT d’être trop souvent dans sa tour d’ivoire de Montreuil… et certaines équipes à la base – notamment dans certains conflits – échappaient manifestement à son contrôle. La démocratie interne aux syndicats reste sans doute à perfectionner pour tenter de réduire le "gap" qui peut exister entre une base, souvent hétérogène, et sommet, souvent monolithique. Il ne faut pas non plus exagérer l’écart. Beaucoup dépend des secteurs, des entreprises, des personnes aussi.

Eric Verhaeghe : Personnellement, je suis partisan d'une démocratie sociale intégrale, c'est-à-dire laissant les partenaires sociaux maîtres de la discussion, sans intervention de l'Etat. Je ne suis même pas convaincu que nous ayons besoin d'accords interprofessionnels. Des accords de branche et d'entreprise devraient suffire, comme en Allemagne.

Ce qu'on appelle la démocratie sociale en France consiste simplement en un alourdissement des procédures là où la flexibilité devrait être de mise. Comme l'a dit le rapporteur du projet de loi sur la sécurisation de l'emploi, Jean-Marc Germain, la démocratie sociale est une valse à trois temps: l'Etat fixe le cadre, les partenaires négocient, le législateur transpose à sa sauce. Ce mille-feuilles me paraît contestable par sa lourdeur. L'enjeu de la prospérité n'est pas de demander aux partenaires sociaux de rédiger le Code du Travail sous les yeux du législateur - car c'est le meilleur moyen de passer de 5 000 pages à 10 000 pages de Code en quelques années. L'enjeu est de réduire le volume du Code du Travail, de le simplifier, et de rendre l'entreprise responsable des normes qu'elle applique.

L'annonce tombe à un moment sensible alors que le projet de loi sur la sécurisation de l'emploi issu d'un accord signé par trois syndicats - CFDT, CFTC, CFE-CGC - et rejeté de deux - CGT, FO - arrive en débat à l'Assemblée nationale le 2 avril. Ce type d’accord est-il un réel progrès pour la démocratie sociale en France ?

Eric Verhaeghe : La faible adhésion syndicale est le résultat d'un processus vieux de plus de 200 ans. C'est la conception jacobine de la loi et de son omnipotence qui est en cause. En 1789, les Jacobins ont considéré que les corps intermédiaires étaient une menace et ont installé la tradition d'une loi qui peut tout. Si l'on veut faire une place au syndicalisme en entreprise, il faut accepter que les normes sociales ne soient pas toutes définies à l'Assemblée Nationale, mais qu'elles puissent résulter d'un accord d'entreprise.


Dominique Andolfatto : Il y a la forme et le fond. Le fait que les partenaires sociaux se parlent et réfléchissent ensemble à l’avenir est évidemment positif. Maintenant le fond est toujours sujet à discussion. Reste à se demander ce que l’on veut. Faut-il ne rien bouger dans notre droit (et, plus largement, système) social et laisser fermer les entreprises les unes après les autres ? Faut-il choisir l’adoration ou l’action ?

D'abord parce que la gouvernance syndicale est rarement bâtie sur des règles démocratiques. Cela conduit à de forts biais dans la composition des exécutifs syndicaux centraux. Prenons l'exemple simple de la succession de Thibault à la CGT pour constater que les syndicats ne sont pas plus démocratiques que les partis politiques.

En revanche, au sein de l'entreprise, les délégués du personnel sont élus par leurs collègues, et cette légitimité de l'élection directe change la donne. Difficile, pour un délégué, surtout depuis la loi du 20 août 2008, de ne pas représenter l'intérêt des salariés de l'entreprise, ou de confondre son mandat avec un mandat politique. La sanction peut être terrible au scrutin suivant.

Cette particularité explique que, dans bien des cas, les syndicats d'entreprise se montrent beaucoup plus souples que les confédérations. Il est tout à fait possible qu'une section locale signe un accord sur des bases honnies au niveau national

François Hollande et Jean-Marc Ayrault se réclament de la social-démocratie. Mais ce modèle qui a fait ses preuves dans les pays du Nord est-il réellement transposable à la France avec des syndicats aussi peu représentatifs ? Comment l’expliquez-vous ?

Dominique Andolfatto : Il est vrai que les syndicats ont peu d’adhérents en France. Contrairement à ce qui se répète souvent, il n’en a pas toujours été ainsi. Les syndicats français ont laissé partir leurs adhérents alors même que, malgré la crise, la population salariée s’accroissait. Cela dit, la situation française est difficilement comparable – pour ce qui concerne la syndicalisation – à celles de pays étrangers. Beaucoup dépend des histoires, des cultures nationales, des systèmes de relations industrielles, du mode de financement des syndicats aussi. En France, les aides externes – de l’Etat ou des entreprises – ont longtemps été privilégiés aux cotisations des adhérents et cela est loin d’avoir disparu.

Quelle réforme faudrait-il entreprendre pour rendre les syndicats plus représentatifs ? Obliger les gens à se syndiquer est-il une bonne piste ?

Eric Verhaeghe :L'adhésion obligatoire ne garantit pas une meilleure représentativité. Ce n'est pas parce que vous êtes obligé d'adhérer à une organisation que vous lui faites confiance ou qu'elle vous écoute. De ce point de vue, un travail de conviction auprès de militants libres d'adhérer ou non est plus productif. La mécanique du chèque syndical le permet: chaque entreprise dégage une somme annuelle par salarié - chaque organisation doit faire valoir ses arguments pour encourager les salariés à lui confier cette somme.

J'ajoute deux idées plus stratosphériques, mais qui ont du sens.

D'abord interdire les revendications politiques dans les syndicats, comme en Allemagne, pourrait convaincre un certain nombre d'employeurs et de salariés à mieux accepter le syndicalisme. Ensuite, interdire aux confédérations de mélanger syndicats du public et syndicats du privé donnerait une plus grande place aux salariés du privé. Et leur donnerait sans doute le sentiment d'y être mieux enten

Dominique Andolfatto : Lorsque les équipes syndicales locales sont à l’écoute du terrain, sont sympathiques et indépendantes, obtiennent des résultats – quels qu’ils soient – le contexte est favorable à la syndicalisation.

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