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Pourquoi en matière journalistique la morale n'est pas bonne conseillère
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Editorial

En tant que journaliste, faut-il inviter les personnages sulfureux, parfois condamnés par la justice ? La polémique a opposé cette semaine Patrick Cohen à Frédéric Taddéï et Daniel Schneidermann. En tout cas, les responsables politiques n'ont jamais été écartés par les médias...

Pierre Guyot

Pierre Guyot

Pierre Guyot est journaliste, producteur et réalisateur de documentaires. Il est l’un des fondateurs et actionnaires d’Atlantico.

 

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Bon, d’accord : Voltaire n’a jamais écrit ni prononcé la célèbre phrase  "Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire " et il est probable que le philosophe n’aurait pas, dans ses libelles, défendu pied à pied le pape François face aux accusations de collusion avec la dictature argentine, lui qui n’exécrait rien tant que le christianisme et les Jésuites…

Pourtant, c’est bien une polémique toute voltairienne  qui oppose depuis quelques jours les journalistes Patrick Cohen, Frédéric Taddéï et Daniel Schneidermann, puisqu’il s’agit là d’un vrai et sain débat sur la liberté d’expression et sur les pratiques journalistiques.

Petit rappel des faits pour ceux qui auraient loupé le début du film : mardi dernier, dans l’émission de France 5 C à Vous dont il est l’un des chroniqueurs, Patrick Cohen, reproche à Frédéric Taddéï de recevoir dans Ce soir ou jamais, autre émission de France Télévision, des "gens que l’on n’entend pas ailleurs, mais aussi des gens que les autres médias n’ont pas forcément envie d’entendre, que vous êtes le seul à inviter."  Patrick Cohen cite alors plusieurs noms : Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain Soral, Marc-Edouard Nabe, Mathieu Kassovitz...

Patrick Cohen leur reproche d’être des "cerveaux malades", explique qu’il est de la responsabilité des journalistes de ne pas donner la parole à des "complotistes"  et assume : "Moi, j’ai pas envie d’inviter Tariq Ramadan". De son côté, Frédéric Taddéï argumente qu’il travaille pour le service public et qu’il se refuse de censurer qui que ce soit. "Ce n'est pas à moi d'inviter les gens en fonction de mes sympathies ou antipathies" explique-t-il.

Episode numéro deux, hier dans Libération : Daniel Schneidermann, ancien présentateur d’Arrêt sur image sur France 5, consacre un éditorial à ce face à face en estimant que "C’est dit. Il existe une liste noire d’invités sur France Inter" et que "se priver d’invités intéressants parce qu’on n’est pas d’accord avec eux est, pour un journaliste payé par le contribuable, une faute professionnelle".

Aussitôt, troisième épisode : Patrick Cohen réagit et, dans une interview à l’AFP, juge "hallucinante" l’analyse de Daniel Schneidermann. "Si le nouveau critère de la déontologie façon Schneidermann, c’est recevons tout le monde même les plus marginaux, les plus délirants, les plus condamnables - y compris du point de vue de la loi, puisque Dieudonné a été plusieurs fois condamné - pour avoir une forme de crédibilité dans le pluralisme des idées et des expressions, alors je pense qu’il faut changer de métier" estime Patrick Cohen.

L’incident semble désormais clos et a eu le mérite de rappeler quelques vérités sur la pratique du journalisme. D’abord que ce n’est pas une science exacte. Qu’il s’agisse d’invités à réunir pour débattre ou d’informations à traiter, il faut trier, mettre en exergue, éliminer… L’information est, au final, le résultat d’un choix éditorial, forcément critiquable.

Ensuite, que l’argument selon lequel quelqu’un qui a déjà été (même plusieurs fois) condamné par la justice ne peut être entendu dans une émission ne tient pas. Pour ne citer que l’exemple (un peu démagogique, je le reconnais) des responsables politiques, ce sont des dizaines d’élus, ministres et même Premiers ministres qui ne pourraient plus mettre les pieds sur un plateau télé. (En passant, cela est vrai pour absolument  tous les bords politiques. L’extrême-droite, pourtant si encline à dénoncer les "tous pourris", n’échappe en rien à la règle).

Comment juger alors de la légitimité de quelqu’un à venir s’exprimer sur une antenne du service public ? La solution proposée par Patrick Cohen est celle de la morale. "Non !" répond-il en effet lorsque l’animatrice Alessandra Sublet l’interpelle pendant le débat avec Frédéric Taddéï en lui lançant "On a le droit de penser ce qu’on veut, Patrick !".

Ce filtre de la morale ne fonctionne pourtant pas. Il est détestable et ne permet même pas d’atteindre l’objectif visé par ceux qui l’utilise. Jamais taire un sujet de débat, aussi dérageant ou choquant soit-il, n’a permis de le faire disparaître, pas plus que casser le thermomètre ne permet de cesser d’être malade.

Pour tout vous dire, c’est cette utilisation  abusive du prisme de la morale par la presse pour construire ses articles qui fut à l’origine de ma décision de participer à la création d’Atlantico. Certes, il m’arrive régulièrement de fulminer en lisant sur ce site des points de vue et des analyses que je ne partage pas. Mais au moins ces articles obligent à entendre des arguments différents et nous épargnent les infos passées à la sempiternelle moulinette du "bien" et du "mal".

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