Thierry Lepaon prend les rênes de la CGT mais pourra-t-il la sortir de ses impasses ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Thierry Lepaon va succéder à Bernard Thibault à la tête de la CGT.
Thierry Lepaon va succéder à Bernard Thibault à la tête de la CGT.
©Reuters

Le changement c'est...

Alors que le 50e congrès de la Confédération générale du travail s'ouvre ce lundi à Toulouse, Thierry Lepaon succédera à Bernard Thibault à la tête de l'organisation syndicale.

Éric Verhaeghe et Dominique Andolfatto

Éric Verhaeghe et Dominique Andolfatto

Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

Dominique Andolfatto est professeur de science politique à l’université de Bourgogne et un chercheur spécialiste du syndicalisme. Ses travaux mettent l'accent sur des dimensions souvent négligées des organisations syndicales : les implantations syndicales (et l'évolution des taux de syndicalisation), la sociologie des adhérents, la sélection des dirigeants, les modes de fonctionnement internes, les ressources, la pratique et la portée de la négociation avec les employeurs et l'Etat.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le thème, le dernier Sociologie des syndicats écrit en collaboration avec Dominique Labbé est paru en 2011 aux Editions La Découverte.

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Atlantico : Thierry Lepaon prendra ses fonctions à la tête de la CGT lors du 50e Congrès de l'organisation. Quels sont les grands défis que va devoir affronter le premier syndicat de France dans les années à venir ? A quels maux devra-t-il remédier ?

Eric Verhaeghe : Thierry Lepaon arrive dans une situation compliquée, tant en interne qu'en externe.En externe, son principal problème est celui de la crise économique qui bouleverse radicalement sa base militante. Peu à peu, l'économie française, comme celle de tous les pays développés, passe d'une base ouvrière au sens large (j'y englobe les employés sans qualification qui peuplaient les bureaux des années 1960) à une base de cadres moyens, avec une forte technicité notamment dans le domaine informatique. Ces nouvelles catégories de population sont à la recherche d'une nouvelle forme de militantisme syndical, qui tournerait le dos aux grands thèmes marxistes de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat, pour prendre à son compte une autre vision du monde. Celle-ci se fonde d'abord sur une grande aspiration à la liberté, avec un impact puissant sur les conditions de travail. La génération Facebook qui arrive a pour première revendication son émancipation vis-à-vis des intrusions de l'employeur dans l'autonomie des individus - qu'il s'agisse du temps personnel ou de l'usage de l'ordinateur sur le lieu de travail. Cette génération s'intéresse peu à la retraite à 60 ans ou aux grandes utopies égalitaristes. Pour la CGT, cette transformation sociale constitue un véritable choc, qui rend obsolète tout l'héritage idéologique du syndicat.

En interne, le défi n'est pas moindre. Assez curieusement et dans des formes originales, Thibault a repris à son compte la tradition stalinienne de la CGT : méfiance pour le mouvement social venu de la base, méfiance pour la culture de la négociation en entreprise, méfiance pour les logiques professionnelles, et refus assumé de la transparence démocratique. Son acharnement à disqualifier Eric Aubin dans la course à sa succession en a probablement constitué le point d'orgue, qui cristallisait les différents points du credo de la CGT traditionnelle. Eric Aubin était porté par les fédérations du secteur privé, et il ne devait rien à personne en termes de carrière. L'homme est sur une ligne pragmatique.

Pour Thierry Lepaon, la disqualification d'Eric Aubin est un moment difficile à surmonter. Il doit maintenant rassembler, et naviguer entre des eaux compliquées. Si son élection le rend prisonnier des fédérations les plus vieillottes, les plus rétrogrades, il aura beaucoup de mal à faire avancer la machine CGT dans un sens satisfaisant.

Dominique Andolfatto : Thierry Lepaon prendra – effectivement– ses fonctions de secrétaire général de la CGT à l’occasion du 50e congrès de la CGT, après son élection par les délégués paticipant au congrès à la Commission exécutive confédérale (soit l’exécutif large de la CGT) dont émane le Bureau confédéral (le "gouvernement" de la CGT) qui, lui, est désigné par les membres du Comité confédéral national (CCN), sorte de "sénat" de la CGT, qui réunit les secrétaires généraux des unions départementales et des fédérations de la CGT et qui doit sélectionner les membres du Bureau confédéral – dont le secrétaire général – parmi ceux de la Commission exécutive… Cela paraîtra un peu complexe aux yeux de l’extérieur… d’autant plus que Thierry Lepaon, avant le 50e congrès, apparaît déjà comme le nouveau dirigeant de la CGT, même si Bernard Thibault est toujours là. Depuis qu’il a été choisi – par les dirigeants en place de la CGT – pour succéder à B. Thibault, T. Lepaon a multiplié en effet les rencontres avec les équipes de la CGT et, ces dernières semaines, il est apparu de plus en plus présent dans les médias. L’ère Lepaon a d’ores et déjà commencé. Et ce ne sont pas les défis qui vont lui manquer.

Le premier c’est l’attitude à adopter et, plus encore, l’action à mettre en oeuvre, face à la "crise majeure du capitalisme" depuis 2007, comme dit la CGT. Elle dénonce en l’occurrence l’"accumulation du capital financier [qui] a généré des bulles spéculatives au détriment de l’investissement productif" et a conduit à "la dévalorisation du travail" et à "un accroissement des inégalités et de l’exclusion". Elle milite donc pour la "revalorisation du travail" et pour l’augmentation des salaires. Si cette attitude n’est pas sans rappeler celle d’un certain candidat à l’élection présidentielle de 2012 qui avait déclaré "mon seul ennemi c’est la finance", suffit-il de désigner un "coupable", au demeurant relativement vague, et, en fin de compte, de continuer comme avant et comme si nous étions seuls au monde. Ne conviendrait-il pas aussi de s’interroger plus au fond sur un "modèle social" qui apparaît en panne, pour ne pas dire contre-performant. Au rythme actuel, la France compte en effet 1 000 chômeurs supplémentaires chaque jour. Le feu est dans la maison. Les positions de principe peuvent-elles suffire ?

L’autre défi pour le nouveau secrétaire général de la CGT c’est celui du défi du développement de l’organisation. Sous Bernard Thibault, les effectifs sont restés relativement stagnants et l’objectif du million d’adhérents des débuts est loin d’avoir été atteint. Tout au plus, si l’on reprend les effectifs officiels de la CGT, celle-ci a gagné 5 ou 6% d’adhérents supplémentaires en 15 ans (alors même que la population salariée a continué également à augmenter). Certes, même modeste, cette progression n’est pas négligeable et montre que la CGT s’efforce de se renouveler comme de s’adapter aux évolutions du salariat. Si des efforts ont été faits, le taux de syndicalisation à la CGT reste toutefois modeste, loin des niveaux caractérisant les principales organisations des pays voisins. Tout au plus 2% des salariés français adhérent aujourd’hui à la CGT.

Un autre défi consiste encore à poursuivre la construction – ou –re-construction – d’un syndicalisme européen et international (ce à quoi la CGT contribue d’ailleurs) car les nouvelles règles de régulation sociale et économique, qu’il reste à préciser, ne pourront être l’affaire des seuls syndicalistes ou partenaires sociaux français.

Bref, qu’ils soient externes ou internes, ce ne sont pas les fronts qui manquent pour la CGT comme, plus globalement, pour les organisations syndicales françaises.

Lepaon est considéré par beaucoup comme un homme "pragmatique et lucide" alors que la CGT vient de refuser de signer l’accord sur la sécurité de l’emploi et les complémentaires santés. Son investiture peut-elle sortir la CGT de cette impasse idéologique ?

Eric Verhaeghe : Un grand syndicat comme la CGT ne fonctionne pas au rythme des opinions personnelles de son dirigeant. On oublie trop souvent que, à la différence de ce qui se passe dans les partis, où l'investiture aux élections est toujours du ressort des bureaucraties centrales, ce qui permet de contrôler la structure dans son ensemble, le pouvoir est organisé différemment dans les organisations syndicales. Celles-ci, quelles qu'elles soient, sont dépendantes des fédérations professionnelles les plus puissantes qui les composent, et qui ont le pouvoir de faire et de défaire les rois. Là encore, la succession de Thibault en a donné un indice fort ! Aubin, dès lors qu'il était allié à la fédération du rail, voyait les portes du secrétariat général s'ouvrir devant lui. Il a fallu de nombreux efforts à Thibault pour convaincre les cheminots de lâcher Eric Aubin, cet été. C'est au prix de cette ultime contorsion que Thibault a pu barrer la route d'Aubin et placer Le Paon.

L'enjeu de Thierry Lepaon est donc aujourd'hui de ne pas être prisonnier de la majorité fabriquée de toutes pièces par Thibault pour assurer son élection. C'est la condition pour pouvoir faire bouger la CGT. De ce point de vue, son mandat part assez mal, car c'est Eric Aubin qui a la légitimité des fédérations du secteur privé, qui ont une vraie culture de la négociation. Face à ce danger, Thierry Lepaon est obligé de border. D'abord, il doit obtenir un meilleur score individuel qu'Eric Aubin lors du congrès. Si Thierry Lepaon devenait patron de la CGT avec une adhésion sur son nom trop limitée, sa légitimité serait affaiblie et ses marges de manœuvre seraient réduites d'autant. Thierry Le paon est donc condamné à resserrer les rangs à gauche par des déclarations tonitruantes qui sont autant de promesses qu'il devra tenir un jour. Cela compromet d'autant un revirement "réaliste". Ensuite, Thierry Lepaon doit s'appuyer sur les puissantes fédérations de la fonction publique pour être élu. Et là encore, ça ne sent pas bon pour les entreprises : la CGT est d'abord un syndicat de fonctionnaires, qui ne comprennent rien au dialogue social d'entreprises. Bref, à ce stade, je ne parierais pas sur une évolution rapide de la CGT.

Dominique Andolfatto : En fait, la CGT est hostile à toute remise en cause des droits des travailleurs. Et l’accord national interprofessionnel (ANI) en question, qui rend possible des baisses de salaires ou des augmentations du temps de travail, même si un accord local avec les représentants syndicaux sera nécessaire au cas par cas pour la mise en œuvre de ces mesures, lui paraît inacceptable. La question n’est pas tant idéologique. La CGT ne veut pas céder sur certains principes. C’est une certaine rigidité qui est en cause… au moment où d’autres organisations syndicales – FO y compris, alors que comme la CGT, elle a refuser de signer l’accord national du 11 janvier 2013 – s’engagent ou envisagent de s’engager dans des accords d’entreprise qui pourraient remettre en cause des acquis. Cela leur apparaît le prix pour sauver des emplois, combattre le feu en train de ravager la maison comme nous disions plus haut et, au-delà, relancer l’embauche. La CGT laisse donc à d’autres ce rôle de sapeur. Elle ne veut avoir les mains sales. Elle reste aux abris et peut, certes, espérer récupérer des voix des mécontents. Mais que va-t-elle faire alors de sa force ? On a vu en 2010 l’inutilité de cette force purement contestataire puisque défiler – même en masse dans les rues– n’a produit aucun résultat sur la réforme des retraites qui était dénoncée comme l’est aujourd’hui l’ANI du 11 janvier 2013.

Venu du secteur privé, ayant connu le chômage et une certaine précarité, Thierry Lepaon aura peut-être à cœur de sortir la CGT de cet immobilisme au nom de principes, sinon décharge de responsabilités laissées à d’autres, de surcroît vilipendés. Il s’agira moins de se positionner en arbitre, de se comporter en sphinx comme on l’a souvent reproché à Bernard Thibault, mais de jouer la partie, à quel que niveau que ce soit, de s’impliquer dans des voies de sorties de crise effectivement opérationnelles… ce à quoi déjà peuvent contribuer des équipes de base de la CGT.

Peut-il inverser la tendance à la radicalité d’une partie de la CGT ou risque-t-il au contraire de l’aggraver ?

Eric Verhaeghe : Il me semble qu'aujourd'hui il y a clairement deux CGT. Celle des fonctionnaires, qui verrouille le système, et celle des fédérations du privé, qui tente de se faire entendre. Pour mémoire, la délégation de la CGT dans la négociation sur la sécurisation de l'emploi était conduite par une permanente du secteur public, déchargée syndicale de Radio France. Il est notoire qu'elle a à peine lu l'accord qu'elle a refusé de signer, et qu'en séance de négociation, elle n'a apporté aucun élément concret sur le fond du texte. Pour une raison simple : les fonctionnaires ne sont pas soumis au droit du travail et le connaissent donc très mal. Il ne faudrait d'ailleurs pas jeter la pierre à la seule CGT dans ce dossier. La délégation CFDT était conduite par un permanent d'EDF, celle de FO par un apparatchik, celle de la CGC par une cadre bancaire, et celle de la CFTC par un joyeux ludion coupé des réalités. Aucun salarié de l'industrie donc, pourtant la plus concernée par les questions de compétitivité. Aucun salarié issu d'une grande entreprise touchée par les difficultés auxquelles l'accord sur la sécurisation de l'emploi devait s'attaquer.

A titre personnel, je suis convaincu qu'il faudrait interdire la constitution de syndicats mêlant fédérations du privé et fédérations du public. Les deux syndicalismes y sont de nature différentes, et dans la pratique, les syndicats du privé sont aujourd'hui cannibalisés par les syndicats du public. Dans le cas de la CGT, ce mélange est nauséabond. Si la CGT ne regroupait que les militants des entreprises privées, son visage serait très différent. La culture de la négociation l'emporterait largement. On oublie trop souvent que, dans de nombreuses entreprises, les représentants de la CGT signent couramment des accords et discutent sans difficulté avec leur employeur.

Dominique Andolfatto : Contrairement à ce que l’on croit souvent, la CGT n’a jamais été une organisation monolithique. Il y a toujours eu de la diversité entre ses organisations, en fonction des branches ou des niveaux d’activité, en fonction des options idéologiques ou politiques des militants. Thierry Lepaon est issu d’un courant majoritaire qui, politiquement ou culturellement, reste lié à une certaine gauche, à un certain mode de pensée, à un économisme notamment et, plus précisément encore, lié au PCF (même si celui-ci a vu son rôle – dans la société française et, s’agissant du communisme, dans le monde – s’effondrer). Mais, dans notre pays il demeure un marqueur de réseaux d’influence et, d’ailleurs, tous les candidats pressentis pour succéder à Bernard Thibault avaient à peu près le même profil et la carte du PCF en poche. Mais c’est moins ce qui serait l’influence de ce dernier qui compte désormais qu’une forme de pensée… qui est loin de caractériser uniquement la CGT.

Ce changement d’image peut-il sortir la CGT du mal syndical français, le manque de représentativité notamment auprès des jeunes ?

Eric Verhaeghe : Il me semble que le problème de représentativité des syndicats auprès des jeunes provient d'abord d'un choc culturel produit par la génération Y. L'action collective institutionnalisée dans une organisation "définitive" et globale ne correspond plus à la transitivité des esprits contemporains. Il y a soixante ans, on entrait à la CGT comme on entrait en religion. La CGT offrait alors un prêt-à-penser qui couvrait tous les compartiments de la vie de ses militants : dans l'entreprise, mais aussi dans la famille ou en vacances. Cette vision totale du militantisme est incompatible avec la volonté des nouvelles générations de fractionner l'engagement, et de ne déléguer sa voix dans un combat collectif que de façon très temporaire et très surveillée.

La CGT n'a pas encore connu sa révolution idéologique sur ce point. En grande partie parce qu'elle n'a pas besoin des jeunes, qui sont souvent des précaires. La CGT reste avant tout un syndicat de CDI et de personnels sous statut, qui limitent la solidarité aux CDI et aux statutaires, et qui se préoccupent peu des entrants sur le marché du travail.

Dominique Andolfatto :Depuis longtemps, les syndicats – et pas seulement la CGT – bénéficient de ressources relativement abondantes qui leur ont permis de se passer d’adhérents (le taux de syndicalisation est ainsi beaucoup plus faible en France que dans les pays voisins). Quand on essaie de mettre bout à bout toutes les ressources que drainent les syndicats, les cotisations des adhérents ne dépassent guère 10% de l’ensemble. Cette situation serait progressivement en train de changer. Avec la crise, les aides de l’Etat ou des entreprises aux syndicats tendraient à diminuer (mais tout cela est encore loin d’être transparent). C’est ce nouveau contexte qui pourrait convaincre des syndicats – et donc la CGT – qui auraient plus de mal à boucler leurs budgets à se tourner vers les salariés et, notamment, vers les plus jeunes et à leur proposer en particulier des services – informations, écoute, conseils… – car il est vrai que les salariés français n’ont pas beaucoup d’intérêts à adhérer à un syndicat, si ce n’est par conviction.

C’est finalement moins un hypothétique changement d’image de la CGT qui sera décisif pour ré-ancrer solidement celle-ci dans le salariat que certaines nécessités organisationnelles, sans compter la volontarisme des équipes et leur implication face à la crise.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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