Le dernier habitant de Fukushima : "Je suis au homme césium, je dors et mange dans la radioactivité"<!-- --> | Atlantico.fr
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Naoto Matsumura est le dernier homme vivant dans la zone interdite de la centrale de Fukushima.
Naoto Matsumura est le dernier homme vivant dans la zone interdite de la centrale de Fukushima.
©DR / Antonio Pagnotta

Bonnes feuilles

Antonio Pagnotta a rencontré Naoto Matsumura, le dernier habitant de Fukushima, qui refuse d'évacuer la zone interdite autour de la centrale. Extrait de "Le dernier homme de Fukushima" (2/2).

Antonio  Pagnotta

Antonio Pagnotta

Antonio Pagnotta, est photojournaliste. Il a vécu 20 ans au Japon et est l’auteur de plusieurs scoops retentissants ; c’est un habitué des zones interdites. À partir d’avril 2011, mu par un puissant lien émotif envers le Japon meurtri, il est entré à maintes reprises dans la zone rouge de Fukushima pour documenter les conséquences des désastres nucléaires. Outre des risques inhérents aux radiations, toute personne qui pénètre la zone risque une amende ou un mois de prison, ou les deux.

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Mardi 6 novembre 2012. « Je suis un homme césium. Je le sais depuis que j’ai fait une spectrométrie du corps entier en octobre 2011. Je suis un hibakusha, un irradié. Je pisse et chie le césium. Je dors et mange dans la radioactivité. Je vis entouré de points chauds, telles les bouches de gouttières au ras du sol qui émettent 30 microsieverts par heure. »

Naoto était venu à Tokyo à l’improviste. Droit devant le Sony Building érigé sur le vaste carrefour de Ginza, il observait les Tokyoïtes et leur froideur maniérée : « Ici, Fukushima est un pays étranger. On leur a fourni de l’électricité pendant quarante ans et personne ne s’inquiète pour nous. »

« Nul ne sait pourtant quand la radioactivité disparaîtra. Ni quand les habitants de Tomioka pourront rentrer chez eux. Si les gens pouvaient voir le césium, personne ne reviendrait jamais. À Tomioka, le tremblement de terre n’a jamais cessé. Il y a une ou deux secousses sismiques par semaine, fortes, mais jamais autant que celle du 11 mars 2011. Depuis, je n’ai plus peur de rien. Je reçois des lettres de loin, de Hokkaido, d’Okinawa, du Tohoku, de tout le Japon où les gens me disent “Ganbatte Kudasaii ! Résistez s’il vous plaît !” et ils me glissent un billet de 10 000 yens (100 euros) à l’intérieur. Des centaines de paquets sont arrivés pour moi à la Poste. À l’intérieur, il y a de la nourriture pour animaux, et pour moi. Il y a parfois des vêtements. Le pantalon, la chemise, les chaussures et les lunettes que je porte aujourd’hui m’ont été donnés. J’ai même reçu un iPad en juin 2012 que m’a offert Koji Harada, un journaliste de l’agence Kyodo. Tous mes amis ont fui la zone interdite, mais j’ai de nouveaux amis : scientifiques, journalistes, volontaires d’associations de protection des animaux, activistes anti- nucléaires et des célébrités tels Kumiko Ohba, cinquante- deux ans, une chanteuse et actrice très célèbre dans les années soixante- dix, venue m’aider à couper l’herbe pour les vaches. Lorsque les jeunes policiers arrivent en poste à Tomioka, ils me trouvent dans la ville avec ma nourriture pour animaux. Surpris, ils me demandent toujours si j’ai raté l’évacuation. Après Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima, le prochain désastre sera en France ou en Chine. Là aussi, il y aura une tentative pour faire le silence autour de la catastrophe en faisant taire, en premier, la souffrance des irradiés. »

[...]

Lorsque les policiers qui contrôlaient Matsumura à l’intérieur de la zone rouge doutaient de son intégrité morale, il leur répondait en haussant la voix : « C’est mon devoir d’être ici et mon droit. » Il est bien le seul au Japon à pouvoir affirmer un droit à l’irradiation. Alors que des millions de Japonais avaient subi une contamination sans le savoir, Matsumura en était conscient. Peu après son retour à Tomioka, rejeté par sa famille et par le centre d’évacuation d’Iwaki, il avait broyé du noir : « D’une certaine façon, je m’étais résigné à la mort. Que je n’avais que cinq ou dix ans à vivre. J’avais peur d’avoir un cancer ou une leucémie. » Il ne m’avait pas dit, à l’époque, souffrir de nausées dues aux radiations ; depuis, il s’y était habitué, disait- il.

[...]

Vers la mi-octobre, toujours sur le conseil du docteur Yamashita, Matsumura se rendit dans le laboratoire d’une prestigieuse université de Tokyo. Il avait accepté de se livrer à une spectrométrie du corps entier. Depuis le désastre de Fukushima, les examens de ce type étaient difficiles à effectuer : il y avait bien plus de demandes que de machines disponibles. La liste d’attente était longue et les cliniques privées en profitaient pour facturer entre 1 000 et 2 000 euros l’examen.

La chambre d’acier dans laquelle je devais entrer était un tunnel étroit. Elle avait la dimension d’un four crématoire. Alors que le mort entre la tête la première, lors de son incinération, allongé sur un brancard coulissant, je suis entré les pieds devant dans la chambre d’acier. Les murs internes étaient constitués de plaques de métal de vingt centimètres d’épaisseur. À part une lampe au plafond et un Interphone à portée de main, la pièce était vide et le calme que j’ai ressenti était aussi profond que le silence. Quand l’examen a commencé, j’ai fermé les yeux et me suis endormi. »

Au bout de dix- huit minutes, le docteur Yamashita lui annonça dans l’Interphone : « Matsumura san, vous êtes un champion des radiations ! » « Dites- moi ce que l’avenir me réserve », l’enjoignit Matsumura un peu inquiet. « Avec votre taux de contamination interne, il ne faut plus manger les aliments de votre ferme. Plus aucun produit contaminé. »

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Extrait de "Le dernier homme de Fukushima" (Ed. Don Quichotte), 7 mars 2013

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