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La baisse des politiques de santé pourrait réduire l'espérance de vie.
La baisse des politiques de santé pourrait réduire l'espérance de vie.
©Reuters

Les visages de la crise

Un rapport de l'OMS met en garde les Etats contre la baisse des politiques de santé qui pourrait réduire l'espérance de vie des citoyens. L'exemple de la Grèce montre en partie les menaces qui risquent de peser sur nous.

Antoine Flahault

Antoine Flahault

 Antoine Flahault, est médecin, épidémiologiste, professeur de santé publique, directeur de l’Institut de Santé Globale, à la Faculté de Médecine de l’Université de Genève. Il a fondé et dirigé l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (Rennes, France), a été co-directeur du Centre Virchow-Villermé à la Faculté de Médecine de l’Université de Paris, à l’Hôtel-Dieu. Il est membre correspondant de l’Académie Nationale de Médecine. 

 

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Atlantico : Un rapport de l’OMS met en garde les dirigeants du monde contre la menace que fait peser la crise sur les progrès de la durée de vie. Quels sont les facteurs essentiels d’espérance de vie que pourrait influencer la crise ?

Antoine Flahault : Il faut déjà comprendre le calcul de l’espérance de vie à la naissance, disons, en 2010 ; en simplifiant un peu, il s’agit de la moyenne de l’âge des personnes décédées en 2010. Le terme "espérance" vient des mathématiciens, et signifie "moyenne", et les démographes ont retenu l’expression "espérance de vie", plus positive que "espérance de mort" qui aurait été plus proche de la réalité du calcul ! C’est important, parce qu’en rien l’espérance de vie nous renseigne sur l’âge attendu ni même probable de notre propre décès. On peut donc se pencher sur votre question et tenter d’y apporter quelques éclairages. Les grandes causes de mortalité en France sont les cancers (principalement le poumon, le colon, le sein et la prostate), les maladies cardio-vasculaires (infarctus du myocarde et accidents vasculaires cérébraux), la maladie d’Alzheimer, le diabète, les bronchites chroniques obstructives.

Vis-à-vis de ces principales causes de mortalité, il n’est pas certain que la crise économique ait un quelconque effet direct et immédiat. Du moins tant que la qualité de la prise en charge des patients n’est pas significativement dégradée. L’effet du stress sur les maladies cardio-vasculaires a été évoqué, mais il reste à voir si les effets de la crise seront univoques dans ce domaine, cela me semble encore trop tôt pour l’affirmer. Durant les dernières années, dans toute l’Europe, le taux de suicide n’a fait que baisser, y compris en France, où il reste quand même encore trop élevé. Certains redoutent que la crise économique ne vienne entraver cette baisse quasi linéaire de la mortalité en Europe, mais il n’y a pas encore de faits qui le montrent. On a redouté pendant longtemps que l’épidémie d’obésité observée aux USA depuis plusieurs décennies viendraient obérer les bénéfices enregistrés en matière de santé. Il n’en a rien été, au contraire, la mortalité aux USA comme en Europe n’a aussi fait que décliner, et particulièrement la mortalité par causes cardio-vasculaires, la plus susceptible d’être affectée par l’obésité et le diabète. Donc gardons-nous des raisonnements hâtifs et surveillons de près les indicateurs de santé, en les comparant entre les différents pays comme ce rapport le fait.

Par ailleurs il faut aussi relativiser. Dans ce rapport qui compare les pays de la zone européenne (selon la définition de l’ONU), la France ou les Pays-Bas dépensent chacun près de 12% de son PIB pour la santé de ses concitoyens, tandis que le Turkménistan ne dépense que 2,5%, avec des écarts considérables d’espérance de vie entre ces pays, proportionnels à leurs investissements respectifs. Les vraies disparités aujourd’hui qui posent problème sont les inégalités sociales de santé, qui sont criantes entre les États, y compris dans la région européenne, et qui sont aussi très prononcées à l’intérieur même de chacun de nos pays, y compris en France, au Royaume-Uni, en Suède ou en Allemagne, c’est-à-dire dans les États providence parmi les plus avancés de la planète. En France, l'écart d’espérance de vie entre un ouvrier et un cadre demeure de plus de 6 ans, sans qu’il se comble depuis plusieurs années, voire même, au contraire, puisqu’il semble se creuser. Alors, si la crise économique devait paupériser profondément et durablement la nation toute entière ou des segments significatifs d'entre elle, si le niveau de vie, le niveau d’éducation et le niveau de revenus devaient être durement et durablement touchés par la crise économique, où que ce soit, en France, en Europe ou ailleurs, alors oui, nous pourrions prédire qu’il s’en suivrait à (assez long) terme un impact profond sur l’espérance de vie.

Dans quelle mesure la politique de santé publique française lutte-t-elle contre ces phénomènes ? Quels sont les risques à la voir diminuer ?

Nous voyons que l’espérance de vie est la résultante d’actions menées certes sur le système de santé, mais en réalité, davantage même, sur l’ensemble des politiques publiques : le logement, l’éducation, l’écologie (la qualité de l’air, de l’eau, des sols), la chaîne alimentaire, les transports, l’énergie, les loisirs, etc… L’espérance de vie des Européens, selon le rapport de l’OMS, a augmenté de 5 ans en moyenne, durant les 30 dernières années (entre 1980 et 2010), c’est un gain majeur. On sait qu’on le doit bien sûr aux progrès de la médecine, mais on le doit aussi à l’amélioration des conditions de vie, au fait qu’il y ait davantage de bacheliers (qui l’eut cru ? une personne diplômée de l’enseignement supérieur a moins de risques de complications de son diabète qu’une personne sans diplôme, à tel point que certains ont dit « les masters devraient être remboursés par la sécurité sociale ! », c’est une boutade, mais les faits sont là). La vie urbaine aussi est source d’amélioration de l’état de santé d’une population. Parce que les citadins sont davantage connectés, plus proche des soins de premiers secours, plus enclins aussi à recourir à la prévention, plus proches des messages quotidiens recommandant de ne pas fumer, de boire modérément, de faire du vélo... Ce sont les politiques publiques de tous les secteurs de la société qui concourent depuis le début du vingtième siècle à une augmentation spectaculaire de l’espérance de vie, dans toutes les populations du monde, quasiment sans exception. Une pause dramatique et notable avait été enregistrée en raison de la pandémie de sida dans les années 90, dans de nombreux pays africains de la zone sub-saharienne qui n’ont pas profité de ces progrès majeurs au vingtième siècle, mais ils ont rattrapé une partie de leur retard ces dernières années, grâce en partie aux ambitieux objectifs du millénaire pour le développement.

Si les politiques sociales mais aussi les politiques coordonnées d’urbanisme, d’environnement, de transport marquent le pas en raison de la crise, alors, oui, on le comprend, les impacts sur la santé se feront ressentir, puisqu’ils sont déterminés par ces facteurs, au moins autant que par le recours aux soins de santé.

Des chercheurs britanniques avaient, en 2011, mis à jour les conséquences de la crise sur la santé des Grecs qui se traduisent entre autres par une augmentation des suicides, une hausse de la consommation de drogue, du développement de la prostitution et un accroissement des infections au virus VIH. Avons-nous une idée des effets qu'elle a eu en France ?

Les interprétations des données concernant la Grèce sur les taux de suicides ont été controversées, car la Grèce partait de l’un des taux de suicide les plus faibles d’Europe, donc les variations constatées n’avaient pas le sens qu’elles auraient eu dans un pays comme la France (où nous enregistrons encore l’un des taux les plus élevés de l’OCDE). On sait que la fiabilité des données peut poser problème, notamment pour la qualification d’un décès comme le suicide. Certaines sociétés où le suicide reste tabou ont des taux apparents plus faibles qu’ailleurs. Certains décès par accidents de la route, accidents tout court, voire overdose, peuvent être des suicides masqués qui ne disent pas leur nom. Cela étant, lorsque la crise favorise la perte des repères, la désocialisation, l’éclatement des fondements de la société ; lorsque la crise favorise l’alcoolisme, le tabagisme et le refuge dans les consommations de drogues illicites, alors, le risque de voir éclore les maladies mentales et augmenter les suicides devient majeur. En France, on a plutôt enregistré une baisse continue du taux de suicide comme je l’indiquais, mais il est exact que certaines études récentes rapportent des retards à recourir aux soins chez certains (mal) assurés. On n’a pas encore mesuré l’impact de cela sur la santé des Français.

Le système social français pourrait-il supporter une aggravation sanitaire de niveau national ? Sommes-nous prêts à l’encaisser ?

Le système social français, comme celui de la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest, nous coûte très cher, mais en retour, il est considéré comme l’un des meilleurs au monde. Les Chinois se tournent plutôt vers l’Europe, lorsqu’ils songent à introduire un système d’assurance maladie pour leurs concitoyens. Nous savons mal vendre notre système social à l’étranger, mais nombre de pays émergents sont friands de l’exemple français en la matière. Il me semble qu’il n’est pas hasardeux de faire l’hypothèse que si l’Europe que l’on dit vieillissante, malade, peu compétitive depuis plusieurs décennies se retrouve encore aujourd’hui dans le peloton de tête des pays les plus riches de la planète, c’est grâce à son système social et de santé. Neuf des dix pays qui ont la plus haute espérance de vie du monde font partie de la région "Europe" du rapport de l’OMS que nous citons ici. Certains ont dit que le régime communiste chinois avait préparé l’avènement d’une société fortement productive car en bonne santé, on peut avancer que le maintien à un très haut niveau de protection sociale des Européens n’a pas été pour rien dans sa situation économique actuelle – qui reste l’une des plus élevée du monde, ne l’oublions pas.

La crise pousse également les laboratoires à réduire leurs dépenses de R&D. Au-delà de l’espérance de vie, la crise peut-elle ralentir le progrès médical ?

Ce qui ne ralentira pas le progrès médical ou scientifique, c’est la démographie : nous sommes aujourd’hui sept milliards d’individus sur la planète dont l’espérance de vie moyenne ne cesse de progresser, qui ne connaît plus de famines lorsqu’elle n’est pas en conflit ; nous serons 9 milliards au milieu du siècle. Lorsque Einstein est né, la planète ne comptait que 2 milliards d’individus. Force est de parier que le nombre de cerveaux est au moins proportionnel au nombre d’habitants, voire même au nombre d’habitants bénéficiant d’une éducationde haut niveau (qui progresse aussi en proportion, puisqu’en France on est passé de 25% à 75% de bachelier durant la seconde moitié du vingtième siècle). Ce sont ces nouvelles intelligences d’aujourd’hui et à venir qui sauront (ou devront bien savoir) se pencher sur les enjeux majeurs qui nous attendent et que vous citez. Par ailleurs, sans négliger la préoccupation que l’on peut avoir de la baisse des dépenses de recherche et de développement dans le monde (occidental essentiellement, car en Asie, ces dépenses ont considérablement crû ces dernières années), il ne faut pas non plus nécessairement voir une stricte proportionnalité entre les dépenses en R&D et les progrès, notamment en matière médicale.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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