Le prix de la crise : ces profondes mutations de la société française que génère le chômage de masse<!-- --> | Atlantico.fr
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Le chômage a entraîné de nombreuses mutations dans la société.
Le chômage a entraîné de nombreuses mutations dans la société.
©Reuters

Triste évolution

La société française s’est profondément transformée depuis la fin des années 1970. Des "Trente Glorieuses", le pays a peu à peu basculé dans l'ère des "Trente Piteuses", et les conséquences ne sont pas seulement économiques...

Denis Clerc

Denis Clerc

Denis Clerc est économiste et fondateur de la revue Alternatives économiques. Il a publié de nombreux ouvrages traitant des liens entre l'économie et les conditions de vie dont récemment La paupérisation des Français aux éditions Armand Colin. 

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Atlantico : La société française s’est profondément transformée depuis la fin des années 1970, époque à laquelle est apparu le chômage de masse. Ce phénomène peut-il expliquer les mutations que l’on observe aujourd’hui ?

Denis Clerc : Bien sûr, et ce de trois manières :

  • Premièrement le fait que la montée progressive et durable du chômage a généré une inquiétude latente qui pousse les Français à s’accrocher de quelconque manière à leur travail. Cette préservation a tout prix de l’emploi, qui s’illustre bien dans les conflits sociaux actuels, est tout à fait nouvelle dans le paysage français et ne pouvait s’imaginer dans les années 1970.

  • Deuxièmement, on peut dire que si le chômage a bel et bien augmenté, il en a été de même du nombre d’emplois. Cela fait que, sur le plan de la norme sociale, nous sommes passés d’un à deux emplois par ménage, le "désir" d’emploi s’étant étendu à de nouvelles franges de la population. Le modèle latin (un emploi/ménage) auquel nous étions habitués a ainsi évolué vers un modèle plus scandinave. Cela peut, dans le contexte actuel, générer de la frustration puisque la montée du chômage fait que ce nouveau besoin ne peut plus être pleinement satisfait.

  • Enfin l’augmentation du chômage s’est produite en même temps que celle des familles monoparentales, ces dernières représentant aujourd’hui 10% des familles avec au moins un enfant à charge. La précarisation y est logiquement plus violente puisqu’il ne peut y avoir de "revenu de secours" qui peut amortir le licenciement d’un des parents dans les familles "classiques". Cela a fait des femmes, avec les jeunes, l’une des catégories les plus touchées par le chômage, ce qui n’était pas forcément le cas quarante ans plus tôt.


Ces trois phénomènes démontrent bien une fragilisation tant économique que sociale de la société française, et ce dans des proportions considérables.

Le travail, et la perception que l’on peut en avoir, en ont-ils été transformés ?

Il y a eu effectivement une évolution très rapide sur les trente dernières années du contenu de l’emploi. Autrefois le travail de référence était l’OS (Ouvrier Spécialisé), fonction qui a pratiquement disparu aujourd’hui au détriment de l’employé. Nous sommes ainsi passé de 45% d’ouvriers dans les années 70 à seulement 25% aujourd’hui. Cette mutation profonde de l’économie fait que l’avenir n’est plus aussi assuré qu’autrefois puisque les formations ne garantissent plus autant qu’avant la sécurité de l’emploi.  

On peut aussi ajouter que la proportion du nombre de seniors sur le marché du travail a considérablement augmenté. Ainsi, si l’on prend la tranche d’âge 55-64 ans, le taux d’emploi est passé de 42 à 52% pour les hommes et de 35% à 45% pour les femmes. Cette hausse de la représentation des seniors dans l’emploi s’est accompagnée progressivement d’une baisse du travail des jeunes, ce phénomène ayant davantage "profité" au chômage qu’aux seniors directement. Ainsi, sur la période, le chômage des seniors s’est contenu autour de 7% tandis que celui des jeunes a explosé pour atteindre aujourd’hui 25%. C’est comme si la société française, sans l’avoir voulu, était en train de sacrifier les jeunes pour permettre aux seniors de conserver une sortie d’activité et une retraite convenable. Ce syndrome "no future" est inquiétant pour nos jeunes puisque seulement deux options s’offrent à eux : s’exiler pour les plus diplômés (on le voit bien, par exemple, en Espagne) ou vivoter voire même sombrer dans la délinquance pour les autres.

Quel a été l’impact sur les mouvements de population ? Voit-on ces nouveaux précaires changer de logement par nécessité ?

On assiste effectivement à une migration de plus en plus forte vers les zones périurbaines, où le coût du foncier est plus supportable. Les grands centres urbains sont ceux qui continuent de générer malgré tout de l’emploi et s’implanter dans leurs périphéries devient logiquement avantageux. Ce phénomène se fait cependant moins sentir dans les zones rurales, les nouveaux arrivants étant davantage représentés par des personnes âgées (50 ans et plus). Ces espaces sont certes bien plus abordables sur le plan immobilier mais leur éloignement des grands centres d’activité fait qu’il y est pratiquement impossible de retrouver un emploi. On assiste aujourd’hui à une véritable paupérisation de ces zones qui peuvent continuer de survivre grâce à l’existence de structures publiques (hôpitaux, préfectures…)

On peut donc dire qu’il y a eu effectivement une modification de notre géographie territoriale au profit des ceintures des grandes agglomérations françaises (Grenoble, Lyon, Toulouse, ou encore Rennes…)

Notre perception de la pauvreté a-t-elle aussi évolué ?

Incontestablement. Jusque dans les années 1970 on utilisait l’image de la marée pour expliquer que la hausse des revenus viendrait combler l’émergence de "rochers" (personnes en situation de pauvreté). Pour le dire autrement, l’on pensait que la croissance économique, toujours forte à l’époque, allait engendrer mécaniquement une baisse de la pauvreté qui apparaissait. De fait cela s’est bien déroulé ainsi mais depuis une vingtaine d’années on a vu apparaître les "pauvretés laborieuses", alors que la précarité touchait autrefois davantage les personnes âgées et certains ruraux inactifs. On a vu en conséquence fleurir les emplois à temps partiels et l’intérimaire, ce qui fait que malgré l’endiguement du chômage, ce phénomène a dégagé de nouvelles pauvretés périphériques à l’inactivité mais qui y sont liées (ainsi 2/3 des 15-64 ans en situation de pauvreté sont soit en emploi soit en recherche d’emplois). Ce phénomène nouveau a amené à la création puis à la modification du RSA qui est venu compenser la faiblesse des revenus (RSA activités, NDLR).

La pauvreté a bel et bien changé de visage, cette dernière étant aujourd’hui incarnée par les jeunes, les femmes et une partie des travailleurs. Autrement dit, on a intégré que la pauvreté a partie liée avec le marché du travail, alors qu’autrefois l’on pensait que cela concernait surtout ceux qui étaient incapables d’être sur le marché du travail.

La montée croissante du chômage n’a-t-elle pas par ailleurs endommagé la fonction politique, qui a toujours formulé des grands discours mais peu agi dans ce domaine ?

L’erreur a été de croire que le politique détenait la formule magique contre le chômage. Il a certes un rôle indirect d’intervention sur la croissance et d’incitation à l’embauche mais on a eu tort de laisser penser qu’il pouvait inverser les tendances du jour au lendemain. On peut facilement comprendre en conséquence la désillusion qui fait qu’aujourd’hui plus personne n’arrive à croire aux promesses dans ce domaine.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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