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Violences conjugales : "Il va souffrir à cause de nous, nous, on voulait pas forcément ça..."
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Récit

Maître Mô, avocat au barreau de Lille, raconte l'histoire vraie d'une mère et de ses deux filles soumises à la violence sous toutes ses formes du père de famille. Extrait de "Au guet-apens" (5/6)

Maître Mô

Maître

Maître Mô, exerce sa profession d’avocat pénaliste au barreau de Lille. Il alimente son blog de petites chroniques judiciaires, ordinaires et subjectives.

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Michel Pourol se détend, assis à côté des deux sœurs – même s'il regarde fréquemment leur père, en face, pas tout à fait tranquille. Il pense qu'il a fait ce qu'il fallait, il se remémore tout ce que lui a dit Laurence, dans la voiture... Oui, il a fait ce qu'il fallait. Il appelle sa femme, pour lui expliquer qu'il sera en retard et pourquoi – et aussi, il ne se le cache pas, pour qu'elle lui passe les enfants, un peu plus jeunes que les filles ; il ressent soudain un besoin urgent de leur parler, et de leur dire qu'il les aime...

Elles ne lui disent rien, se tenant toujours – et, elles, évitant soigneusement au contraire de lever les yeux. Elles se parlent à voix basse, têtes baissées.

Au bout d'un instant, l'une des filles sort son téléphone de sa poche, y lisant manifestement en même temps que sa sœur un message, puis y répondant, puis menant tout une conversation par SMS.

Pourol, qui a raccroché, tout heureux – sa femme l'a félicité, c'est idiot mais ça lui a mis les larmes aux yeux, fatigue et baisse de tension venant –, sourit en voyant leur manège, ça le rassure : quoi qu'elles aient vécu et subi, elles restent, heureusement, des gamines, presque encore des enfants – et c'est plein d'espoir. Elles se remettront, elles ont une vie à vivre, une vie normale...

Il se demande à quelle copine elles racontent ce qui est en train de se passer, ou bien peut-être tout autre chose, pour ne pas y penser, quand il jette un œil une fois de plus vers le banc où le mari se tient : là-bas, l'homme – Igor, donc – ne les regarde plus, pianotant lui aussi sur un téléphone portable, et ... Nom de Dieu !

-"Montrez-moi ça, les filles !" Elles sursautent, il s'en veut, mais dans le même temps, incrédule, il leur prend le téléphone des mains, affichant un message entrant :

-"Je ne la comprends pas. Mais vous, dites rien. On va parler, avec elle. Tout va aller bien, on va rentrer à la maison, et vivre normalement, je vous jure. Je vous aime tant, et maman aussi. Je vous en veux pas, pas de punition. Mais il faut rien dire, pas faire mal à maman..."

Il leur rend le portable, sans un mot, en leur demandant juste de ne pas bouger. Il va vers le collègue à qui "son" policier à lui a parlé tout à l'heure, et lui signale le problème. Le policier va voir Igor pendant que Michel retourne près des filles ; il voit les deux hommes discuter rapidement, manifestement le policier engueule Igor, qui finit par lui tendre son téléphone, puis se lever et le suivre, pour se rasseoir plus loin encore de l'autre côté de la salle, tout près des guichets – plus près du policier qui le surveille.

"Monsieur...?"C'est la plus jeune, enfin il croit, elles se ressemblent beaucoup, Nathalie :"Que... Qu'est-ce qui va lui arriver, je veux dire... A mon père ? Il va aller en prison ?"

Michel n'en croit pas ses oreilles – parce que, malgré tout, on dirait bien que cette fille plaint le bonhomme, qu'elle a peur pour lui !

"J'espère bien ! Ta mère m'a dit un peu ce que vous subissez, tout... C'est un crime ! Alors bien sûr qu'il va aller en prison !"

La petite a l'air meurtrie, sa sœur aussi, il se reproche aussitôt la brutalité de sa réponse, quel con, ce sont des gamines, ils sont chez les flics, leur vie éclate, et c'est leur père quand même, il n'a jamais eu à connaître de l'inceste personnellement, qu'est-ce qu'il sait des tempêtes qui hurlent sous le crâne de ces enfants – il a vu des émissions sur cet enfer, comment disaient-ils ... "Emprise", "conflit de loyauté" ... – Stéphanie le lui prouve, d'une toute petite voix :

"On sait bien que... On espérait vraiment que ça arrive, que ça s'arrête. Mais... On peut pas demander juste ça ? Que ça s'arrête ? C'est mon père, je ne veux plus qu'il fasse... ses trucs... Mais il va souffrir, à cause de nous, nous, on voulait pas forcément ça..."

Michel se met à genoux devant elles, leur prend une main à chacune, les regarde droit dans les yeux, le visage grave soudain : "Les filles... En vrai, je n'en sais rien, j'ignore ce qui va se passer au juste. Mais je VEUX vous dire ceci, deux choses qui comptent seulement, ce soir, cette nuit, demain : TOUT dire, absolument tout, vous vider, vous lâcher. Maintenant, c'est la vérité, rien d'autre. Et ensuite : RIEN n'est de votre faute. En face il y a un homme, un adulte, fort, avec un cerveau, et qui savait ce qu'il faisait, et que c'est interdit, et que, merde, c'est mal, vous comprenez ? Il n'y a qu'un fautif pour ce qui se passe, et c'est lui, tout seul. Vous n'avez rien fait de mal, rien du tout, jamais. D'accord ? C'est lui qui vous en a fait, et lui qui s'en fait maintenant – et il ne vous en fera plus. Vous comprenez ?"

Elles acquiescent, mais il voit bien aussi qu'elles sont malheureuses. Il leur tapote les genoux, se lève, s'étire, se rassoit tout près d'elles.

"Bon, et vous êtes en quelles classes, sinon ? J'espère que vous avez de bons résultats ?"

Et pendant qu'elles répondent, d'abord timidement, puis un peu plus détendues, un peu plus souriantes, et qu'il enchaîne, passionné comme jamais par les cours de deux lycéennes, il prend conscience que même si leur vie d'avant ce soir est terminée, même si le calvaire prend fin… Elles n'ont pas fini de souffrir.

_________

 Pendant ce temps, Laurence parle. Elle reste sidérée, et admirative, du fait qu'il n'ait fallu à Franck, tout à l'heure, que quelques mots, quelques gestes, pour renvoyer l'autre ... C'était si simple ...  Elle aurait tellement dû venir avant ...

Pourtant, probablement parce qu'elle est en pleine décompensation, probablement aussi parce que pour la première fois en vingt ans, elle sent qu'elle est en sécurité, elle ne parle que de ce pour quoi elle allait venir de toute façon, au début – et encore : par un de ces tours de passe-passe du cerveau qu'on ne maîtrise pas, qu'on tentera seulement d'expliquer par la suite, bien plus tard, elle ... Oui, elle minimise. Elle ne parle d'abord même pas des violences physiques les plus proches, elle s'abrite, oui, on peut le dire comme ça, elle s'abrite derrière une notion, des mots entendus à la télévision – un expert expliquera ça plus tard en parlant de "mécanisme de défense archaïque, une protection erronée, mais qui inconsciemment tend à éviter au sujet de sombrer dans une dépression encore latente" – mais pour l'instant, ce que Laurence ressent, c'est simplement qu'elle dit ce qu'elle parvient à dire.

Franck n'est ni un idiot, ni un débutant, alors il laisse venir, quitte, au bon moment, à la bousculer juste ce qu'il faudra pour que l'essentiel sorte – il voit, pas d'autre mot, il voit et ressent la peur de cette femme, son malheur, le drame de cette famille, dont il a vu le chef. Il sait que ce qu'elle dira est la vérité. Et il regrette déjà, une fois de plus, de n'être pas l'officier de police à qui il ira, juste après, faire lire la déposition, enclenchant l'enquête à proprement parler – ou mieux, tiens, celui qui flanquera tout à l'heure le méchant en garde à vue...

Pour l'instant, il tape son procès-verbal, à deux doigts mais très vite : il sera simple, c'est une première audition. Mais efficace.

"Nous, Franck Louis, BRIGADIER CHEF, en fonction QUART à X,

Agent de Police Judiciaire en résidence...

Étant au service,

Entendons la personne ci-après désignée, qui, sur interpellations successives, nous déclare :

SUR SON IDENTITÉ

" Je me nomme RENGZA Laurence...

[...]

SUR LES FAITS :

Je me présente à vous ce jour pour dénoncer les faits suivants.

Je suis mariée depuis 20 ans avec Monsieur RENGZA Igor. Dès le début de notre union, mon mari s'est montré violent avec moi. Quand je parle de violences, je parle surtout de violences psychologiques. En fait, mon mari est une personne extrêmement jalouse. Quand j'oubliais de lui expliquer quelque chose, il me frappait, des gifles en général ou des coups de pied pour savoir la vérité. Ces violences physiques n'avaient pas lieu tous les jours, mais seulement quand il avait des soupçons, d'ailleurs infondés.

Ces violences ont cessé progressivement, pour être remplacées par des brimades. Il me rabaissait constamment, en parlant de mon physique ou de mon comportement. Ces violences physiques ont cessé totalement il y a 6 ans maintenant. Néanmoins, il me menaçait régulièrement de violences en plus des brimades.

QUESTION/ Avez-vous déposé plainte pour ces faits de violences à l'époque ?

RÉPONSE/ Non.

Par contre, j'ai en ma possession un certificat médical concernant une coupure à la main. Il m'avait menacée avec un couteau que j'ai saisi pour me protéger et qui m'a entaillé la main. C'était en 2009.

QUESTION/ Pourquoi venir dénoncer ces faits aujourd'hui ?

RÉPONSE/ Parce que personnellement, j'aurais pu tout supporter, mais maintenant, il s'en prend à mes filles. Ma fille Nathalie m'a parlé de se suicider il y a quelques jours.

Pour répondre à votre question, elle a 16 ans.

QUESTION/ Comment s'en prend-il à vos filles ?

RÉPONSE/ Il les espionne, il regarde leurs correspondances téléphoniques chaque jour et leur demande de s'expliquer. Il veut qu'elles soient toujours joignables. Elles n'ont pas le droit d'avoir une minute de retard.

QUESTION/ Bon, Madame, en fait, vous dénoncez un père attentif ?

[MENTION : Constatons que Madame RENGZA est en pleurs et tremble énormément, et nous indique refuser d'aller "plus loin". Essayons de la réconforter, lui apportant un verre d'eau. Spontanément : ]

RÉPONSE/ Non. En fait, mon mari viole mes deux filles, Monsieur. J'allais venir déposer plainte pour ses violences, je leur ai téléphoné pour leur dire, et c'est là, tout à l'heure, qu'elles me l'ont avoué. Elles m'ont dit des viols, je suis formelle. Elles m'ont dit que c'était depuis longtemps, toutes petites ...

Mon mari se trouve actuellement à l'accueil du Commissariat. Mes deux filles s'y trouvent aussi, avec un ami.

Je désire déposer plainte contre mon mari pour les viols commis sur mes filles et les violences commises sur nous trois.

Disons mettre fin à l'audition et nous rendre à l'accueil de l'Hôtel de Police, il est dix-neuf heures vingt. "

Laurence est à la fois vidée et bouleversée, tassée sur sa chaise, pendant que Franck finit de martyriser son clavier. Il lève les yeux, lui adresse un sourire, lui tend un stylo pour signer sa plainte, en même temps qu'une boîte de mouchoirs en papier qui est posée sur le bureau et doit servir souvent : "Allez, Madame, c'est bien. Vous avez fait le plus dur. J'ai déjà prévenu un OPJ, il va vous recevoir maintenant, vous entendre plus en détail, et vos filles aussi, je vais aller les chercher – et aussi votre mari…"

Elle a encore très peur. Mais elle se mouche, elle sourit timidement, épuisée. Et elle signe, sans relire.

A suivre...


Cet extrait inédit a déjà été publié sur le blog de son auteur, Maître Mô

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Extrait de "Au guet-apens", réédité en Poche avec cette inédite, éditions 10/18.

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