Violences conjugales : comment se libérer de l’emprise d’un conjoint abusif ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les violences conjugales racontées par un avocat du barreau de Lille.
Les violences conjugales racontées par un avocat du barreau de Lille.
©DR

Récit

Maître Mô, avocat au barreau de Lille, raconte l'histoire vraie d'une mère et de ses deux filles soumises à la violence sous toutes ses formes, du père de famille. Extrait de "Au guet-apens" (1/6).

Maître Mô

Maître

Maître Mô, exerce sa profession d’avocat pénaliste au barreau de Lille. Il alimente son blog de petites chroniques judiciaires, ordinaires et subjectives.

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Cet extrait inédit a déjà été publié sur le blog de son auteur, Maître Mô

"JE VAIS LA MASSACRER. JE VAIS LA DÉFIGURER."

Laurence est figée devant le SMS, elle n'arrive pas à penser, elle sent la sueur qui lui inonde le dos, elle n'a qu'un mot en tête pour l'instant, écrit avec des pierres et qui écrase tous les autres : elle a peur. Elle est terrorisée.

Le problème est qu'elle le connaît, Igor, oh oui, elle ne le connaît que trop, après ces vingt ans, et après l'accélération qu'elle a constatée toute cette année, surtout ces derniers mois : ce n'est pas une menace en l'air. Il est en rage, à nouveau. Il va le faire. Il va s'en prendre à Nathalie, il va lui faire du mal...

Elle panique, regarde autour d'elle, ne sait pas quoi faire. Prévenir Nathalie, et sa sœur, oui, mais comment ? Et de toute façon, quoi, après ? Les trois femmes n'ont qu'un endroit où aller, leur maison, le "foyer conjugal". Où Igor les attend, comme tous les jours, probablement déjà armé de sa rallonge électrique habituelle, celle qu'il tient, pliée en deux, pour la fouetter, elle, son épouse adorée, lorsqu'il en ressent le besoin.

Parfois, un peu plus rarement, il s'en prend à leurs filles, de la même façon, et de bien d'autres encore, c'est dans ces cas-là qu'elle souffre vraiment ; elle essaye souvent de s'interposer, il l'annihile alors d'un coup de poing, retournant sa folie furieuse contre elle, cette salope qui passe sa vie à le tromper – mais elle n'a pas mal, elle a détourné la colère de Dieu sur elle-même, à l'intérieur elle jubile qu'il soit assez con pour ne pas s'en apercevoir, même le sang qui lui coule du nez a une odeur de petite victoire, ces fois-là ...

Mais aujourd'hui, c'est différent, elle le sent, elle le sait. Les scènes ont été crescendo ces derniers mois, jusqu'à devenir journalières, et de plus en plus violentes. Et là, il est tombé sur la preuve, selon lui et dans son système de valeurs tyrannique, de ce que l'une des filles, Nathalie, avait enfreint une règle, l'avait, elle  aussi, trahi : sur le compte-rendu de la partie professionnelle de sa scolarité, il y avait deux jours de congés, dont, évidemment, il n'a pas été informé à l'époque – alors que, bordel de merde, il doit TOUT savoir, on ne doit JAMAIS lui mentir.

Et comme on a menti, non seulement on a en soi commis un péché mortel, mais en plus, c'est obligé, cette sale pute de Nathalie a forcément fait quelque chose d'interdit pendant ces deux jours d'absence, mais quoi ? Hein, QUOI ? Elle est sortie en boîte ? Elle a flirté avec un mec ? Avec plusieurs ? Allez, saloperie, tu es leur mère, tu es leur complice, dis-le, qu'est-ce que ta PUTE de fille A FAIT ???

Ça, c'était le premier appel téléphonique, en tout début d'après-midi. Elle a raccroché, elle est au bureau, personne ne doit savoir. Il a rappelé, peut-être vingt ou trente fois, elle sentait le vibreur dans sa poche, elle a tenu bon, et a fait semblant de bosser jusque maintenant, seize heures, malgré ses maux de ventre qui la reprenaient – en fait, elle cherchait une explication à donner, une excuse admissible aux yeux de l'autre malade, tout en sachant qu'aucune ne le serait jamais.

Monsieur Pourol est passé, lui parlant d'un rapport de ventes reçu la veille, et des options à définir, avec son habituelle amabilité, un peu surannée. Elle a souri, comme d'habitude, ne s'est pas plus confiée qu'elle ne l'a jamais fait jusque-là. Quand même, elle ne devait pas être en grande forme, parce qu'il lui a demandé si tout allait bien, lui indiquant qu'elle semblait un peu fébrile et était "toute pâlotte" ; elle l'a rassuré. Que répondre d'autre, surtout ici, dans cette société où elle travaillait déjà lorsqu'elle a rencontré Igor, vingt ans plus tôt, simple secrétaire à l'époque, au premier échelon, celle de Monsieur Pourol justement, qui l'a aidée par la suite, niveau par niveau, voyant le travail qu'elle fournissait, prenant acte de ses formations du soir, jusqu'à ce qu'elle parvienne à son poste d'aujourd'hui, cadre dit supérieur, responsable de toutes les ventes en Amérique du Sud, salaire à l'avenant – il avait bien fallu, quatre bouches à nourrir, sur ses seuls revenus à elle.

Elle adorait cette boîte, qui lui avait donné sa chance, et où elle était respectée pour ce qu'elle valait ; personne, jamais, même parmi les quelques amies proches qu'elle s'y était faites, n'avait entendu parler de l'Enfer qu'elle vivait chez elle, impossible – et dangereux.

Les marques qu'elle portait parfois y étaient savamment maquillées, et, quand elles se voyaient quand même, elle leur donnait toujours un motif plausible, à commencer par sa prétendue grande maladresse. Ses maux de ventres, autrefois rares, mais plus fréquents ces derniers temps, avaient attiré, eux, l'attention de ses collègues et de sa hiérarchie, Pourol, le Chef des Ventes, son mentor, en tête – elle ne pouvait pas les cacher tous, certains la pliaient en deux sans crier gare. Elle avait décidé de foncer aux toilettes, dans ces cas-là, et de prétendre à des gastros à répétition, une petite fragilité de ce côté-là, en cours de traitement. Dans ces moments-là, elle restait assise, habillée, sur la cuvette, attendant dans le noir que les douleurs s'estompent, puisque consulter un médecin revenait forcément à dire des choses, ce qui était inconcevable, et riant jaune en pensant aux blagues que ses collègues devaient échanger entre eux...

Après les appels qu'elle ignorait, le vibreur du téléphone, dans sa poche, avait finalement changé de fréquence : des SMS, trois coup sur coup, lui toujours, elle le savait – peu d'autres personnes avaient d'ailleurs son numéro. Elle avait hésité, regardé si personne n'approchait plus, puis avait jeté un œil. Très vite glacée. Igor, 15 h 50 : "Tu ne réponds pas ? OK, je vous attends. Les Trois. On va discuter..." Igor, 15 h 56 : "TU AS TORT. JE VAIS LUI ARRACHER SON CLITO !".

Et le dernier, à l'instant. Panique croissante, puis absolue, maintenant.

Ses pensées s'entrechoquent, mais ça se réordonne un tout petit peu quand même, à présent, elle est, comme depuis leur naissance, tendue vers un seul but : protéger les filles, vaille que vaille... Et en même temps, comme depuis si longtemps, elle est à moitié paralysée par la peur : à part se mettre entre elles et lui, elle n'a jamais utilisé aucun autre moyen, n'a jamais parlé de rien à personne - et là, elle le sait, elle n'a pas cette possibilité. Non seulement il lui faudrait mentir pour pouvoir partir immédiatement, mais de toute façon les cours des filles seront bientôt terminés, et elles vont, comme tous les jours, foncer prendre leur bus, sans un salut à personne, sans pouvoir dilapider une seconde : leur père connaît les horaires par cœur, il a depuis longtemps chronométré leur trajet, et tout retard, fût-il de trois minutes, générerait une scène épouvantable, nécessiterait des heures d'explications et de promesses, non, les filles n'ont parlé à personne, non, elles ne traînaient avec aucun garçon, non, elles n'ont pas été subrepticement dans un magasin quelconque de fringues ou de maquillage, elles étaient juste un peu fatiguées, juste un peu plus lentes, non, elles ne recommenceront pas, c'est promis, papa ...

Et elle travaille trop loin, elle ne sera pas à temps à la sortie de leurs cours - seize heures quinze aujourd'hui.

Et elle ne peut pas les appeler non plus : en plein cours, elles ne décrocheront pas, elles craindront que ce ne soit leur père, qui, une fois de plus, souhaiterait vérifier si elles l'ont bien éteint, ou si elles ne sont pas en train de sécher pour se laisser draguer - elles, les puces, qui ne font que bosser, bosser, bosser, et ne reçoivent jamais personne, ni ne vont jamais à aucune fête... A chaque pause, en revanche, et dès la classe quittée le soir, oui, tous les jours, elles ont ordre de décrocher, aux bonnes heures ; il appelle alors instantanément, vérifie, leur demande parfois de le laisser ouvert et de le tenir en main, juste pour s'assurer qu'on ne les aborde pas, ou que, si on le fait, on ne leur parle pas de tendresse... Mais là elle ne décrocheront pas. Et les appeler juste à leur sortie signifierait bloquer la ligne de l'une ou de l'autre, s'il appelle à ce moment et que c'est occupé, il est capable de venir immédiatement en métro, il l'a déjà fait, le résultat pire que le mal...

Il lui reste les SMS. Elle ne leur en envoie que très rarement : parfois, en rentrant, il connecte les téléphones des filles, parfois celui de sa femme. Il ne travaille pas, mais il est quand même informaticien, et pour ça il a des restes : il vérifie l'historique des appareils, et est capable, elles l'ont déjà toutes les trois douloureusement constaté, de savoir si des messages ont été envoyés, et à quel numéro, même si on les efface - et s'ils sont effacés, c'est bien pire, parce que sa possessivité tyrannique et sa jalousie maladive lui font aussitôt penser que sa femme le trompe, ou que ses filles font des "cochonneries" avec un garçon, et l'enfer se déchaîne une fois de plus...

Mais là c'est un cas d'urgence : elle ne VEUT pas que Nathalie rentre, elle ne sait pas ce qu'elles vont pouvoir faire, mais... Au minimum, mettre au point rapidement une version commune pour cette histoire de congés, qu'elle, cette conne, a aidé Nathalie à poser, effectivement, tant elle la voyait pâle, amaigrie, tant elle sentait que sa fille en avait besoin, de cette pause secrète - en fait de garçon, elle avait juste été chez une copine à elle réellement souffrante - Laurence se demande à l'instant si elle n'avait pas inconsciemment espéré, en lui accordant ça, que les deux filles se parlent, que Nathalie dise à son amie ce qui se passait chez elle ...

Elle compose fébrilement le message sur son portable, commun à ses deux filles : "Votre père est fou de rage. Il sait pour l'absence de Nath'. Il veut lui faire du mal. Il faut qu'on se voie, qu'on trouve une solution. Rappelez-moi. Maman". Ses mains tremblent lorsqu'elle appuie sur "envoyer", elle imagine ce que ferait Igor s'il lisait ce texte. Elle l'efface aussitôt, et elle se met à attendre : seize heures dix, seize heures quinze... Enfiler les manteaux, partir, rapidement, descendre, se retrouver devant les portes du lycée, ouvrir les téléphones si ce n'est pas déjà fait, lire ce putain de message, vite. Vite. Seize heures vingt. Elles n'ont pas rappelé, ce n'est pas possible, elles devraient prendre le bus en principe maintenant... Seize heures vingt-cinq, toujours rien, elle pleure maintenant, elles ne l'ont pas eu, elles vont bientôt arriver près de la maison, mais quelle conne, appelle-les, APPELLE-LES !

Elle compose enfin le numéro de Nathalie, mais son téléphone sonne au même moment. Elle pense à sa fille, et hurle presque en décrochant : "Allo, Nath', bon sang, je crevais de trouille ! Pourquoi tu..." Une voix calme, froide, neutre, l’interrompt : "Pourquoi tu crevais de trouille, grosse vache ? Et qu'est-ce qu'elles foutent, les filles ? Je n'arrive pas à leur parler, ça ne décroche pas..." Laurence s'est figée, comme s'il venait de lui enfoncer un pieu au travers du corps. Elle le connaît, ce ton-là, elle sait exactement ce que ça signifie pour après, quand tout à coup son ton va enfler soudain jusqu'aux hurlements, et que ses poings serrés vont partir... Elle est tétanisée, impossible de trouver quoi que ce soit à lui dire, elle bredouille, "euh, je ne... Elles vont..." - mais son portable lui signale un autre appel entrant, reconnectant un morceau de son cerveau à la situation ; et l'impensable se produit : elle raccroche. Elle raccroche au nez d'Igor et de ses insultes. Comme ça.

Elle n'a pas le temps de s'en étonner, l'autre appel sonne, et cette fois, ce sont bien ses filles, pas Nathalie mais sa sœur, Stéphanie, son diminutif s'affiche - merci mon Dieu. "- Stéph' ? - Maman !" Les deux ont crié en même temps, son cœur se remet à fonctionner, même si elle entend immédiatement la peur dans la voix de sa fille aînée.

Stéphanie lui explique qu'elles n'ont eu son message que dans le bus, retardant le plus possible le moment de rallumer les téléphones. Elles ont paniqué, surtout Nathalie, évidemment, qui n'arrivait plus à rien dire, elle s'est mise à pleurer fort, à trembler, elle ne savait pas quoi faire pour la calmer. Elle a alors décidé de descendre deux arrêts plus tôt que le leur, elle raconte que Nathalie ne voulait pas, elle était terrorisée, elle s'accrochait au poteau pour ne pas descendre, des gens ont failli intervenir, mais finalement les deux sœurs sont descendues, elles sont sous la flotte, près de l'église - "Maman, Nathalie tremble de partout, et papa a essayé plein de fois de nous appeler, on n'a pas répondu, mais, maman... Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?"

Mélange de fierté, de panique, d'accablement, de terrible colère, dans la tête de Laurence, en entendant les sanglots qui montent dans la gorge de sa fille aînée, les tremblements de sa voix, en les imaginant en train de se tremper sous la pluie battante, au milieu de rien, sachant bien toutes deux, comme elle-même, qu'elles ne peuvent plus rentrer, moins encore maintenant, elles ont enfreint trop de règles, et ne pouvant pas non plus rester là, évidemment - d'autant que l'autre salopard va se mettre en chasse, si ce n'est pas déjà fait... Nathalie, la plus chétive, la plus jeune d'un an, en panique, qui ne va pas tarder à vomir de trouille, la malheureuse - et Stéphanie, qui doit la tenir par la taille, plus fonceuse, courageuse, qui aime tant sa petite sœur qu'elle a parfois assumé les "bêtises" à sa place face à Igor, et qui à l'instant encore ne pense qu'à elle, n'a pas dit un mot d'elle-même, pas émis une seule...

Plainte.

A suivre...


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Extrait de "Au guet-apens", réédité en Poche avec cette inédite, éditions 10/18.

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