Et la Cour des comptes ou les commissions diagnostiquaient, diagnostiquaient... sans que rien ne change jamais : qui sont les responsables de la paralysie française ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Qui sont les responsables de la paralysie française ?
Qui sont les responsables de la paralysie française ?
©D.R.

Tous coupables ?

Dans son rapport annuel publié mardi, la Cour des comptes estime trop optimistes les hypothèses du gouvernement qui espère ramener le déficit public à 3 % du PIB en fin d'année.

Séverin Naudet,Éric Verhaeghe,Guillaume Bernard, Philippe Braud et Gaspard Koenig

Séverin Naudet,Éric Verhaeghe,Guillaume Bernard, Philippe Braud et Gaspard Koenig

Séverin Naudet est ancien producteur puis vice-président de Dailymotion.
 
Éric Verhaeghe est l'ancien président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ?
 

Guillaume Bernard est spécialisé en histoire des institutions publiques et des idées politiques. Il a notamment codirigé Les forces politiques françaises (PUF, 2007) et le Dictionnaire de la politique et de l’administration (PUF, 2011).

Philippe Braud est politologue français, spécialiste de sociologie politique. Il est notamment l'auteur de Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, (Armand Colin, 2007) et du Dictionnaire de de Gaulle ( Le grand livre du mois, 2006).
 

Gaspard Koenig dirige le think-tank GénérationLibre. Il est également vice-président du Parti Libéral Démocrate et auteur de romans et d'essais.

 

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Atlantico : Les rapports sur les gaspillages, excès et dysfonctionnements publics se succèdent sans être jamais suivis de faits concrets. La France ne semble bonne qu'à poser des diagnostics alarmants et reste incapable de passer à l'acte. Politiques, hauts fonctionnaires, syndicats, patrons, électeurs : qui est le plus responsable de la paralysie française ?

- La fonction publique :

Séverin Naudet : Les dépenses publiques sont les plus élevées de tous les pays de l’OCDE, l’Etat intervient trop et mal, la rente est triomphante, il n’y a pas de flexibilité de l’emploi et le coût du travail est trop élevé, le dialogue social est quasi inexistant… Ces constats semblent tellement évidents. Ils sont tellement partagés et anciens qu’on a du mal à croire en effet que les réformes n’aient pas été engagées et pourtant on en est très loin… Il serait aisé de blâmer la haute-fonction publique qui détient une grande partie des pouvoirs mais c’est en grande partie parce que les élus les leur ont abandonnés en chemin. Il est donc urgent que les élus regagnent la confiance des Français et reprennent le pouvoir pour faire ces réformes et éviter le déclassement de chacun d’entre nous et le déclin de la société française.

Guillaume Bernard : Il est certain qu’elle représente un nombre très important d’actifs. Cela pèse sur les finances publiques, non seulement pour ce qui concerne leur rémunération mais aussi leur « retraite ». Cependant, outre le nombre qui mériterait sans doute d’être diminué (certaines fonctions pouvant être aussi bien remplies par le secteur privé), c’est la question de l’affectation des personnels entre les services, tant du point de vue des métiers que de la géographie, qui mériterait une refonte et plus de souplesse. Il est certain qu’aujourd’hui la plus grave des inégalités sociales oppose ceux qui en ont la garantie de l’emploi et ceux qui sont confrontés au risque.

Eric Verhaeghe : Le rôle de la fonction publique n'est pas forcément aussi négatif, dans la mesure où elle apporte des externalités positives à l'économie française. Les Français y sont sensibles, si j'en juge par le nombre de reportages très favorables que les chaînes grand public diffusent sur les juges, la police, les enseignants. En revanche, la fonction publique souffre de trois grand maux qui constituent un vrai problème pour la collectivité. D'abord la faible culture de la performance dans son management, qui est très attaché à la norme juridique, mais très peu sensible à la qualité et à l'efficience du service rendu. Ensuite, le manque de productivité des services - notion qui n'est jamais abordée par le management, d'ailleurs. Enfin, la trop grande proximité de l'administration avec les élus, au sens large, qui dévoie le processus de décision, et pénalise la logique d'efficacité au bénéfice d'une logique de cour.

Gaspard Koenig : Le problème de la fonction publique n'est pas sa mission, ni même son nombre, mais sa gestion centralisée aberrante et archaïque. La plupart de nos voisins européens embauchent les fonctionnaires - ou plutôt : les  SOUS CONTRAT, et non pas SOUS STATUT comme c'est le cas aujourd'hui en France. Un statut mis au point dans le programme du Conseil National de la Résistance sous influence communiste, qui interdit toute mobilité, toute flexibilité, et qui garantit à un fonctionnaire de conserver son grade et son salaire même si son emploi est supprimé ! Cela engendre des phénomènes de caste insupportables. Allez voir dans une salle des profs l'éternel conflit entre "certifiés" et "agrégés"… Pourquoi un chef d'établissement ne pourrait-il pas recruter des profs de manière personnalisée, en fonction des besoins de chaque école ? Au nom de quelle idéologie diabolique ?

- Les syndicats :

Séverin Naudet : On pourrait être tenté de conduire dans le box des accusés les syndicats. Ils sont aussi titulaires d’une forme de représentativité mais je considère que l’interventionnisme de l’Etat a toujours vidé le dialogue social de son contenu et infantilisé les représentants syndicaux.

Guillaume Bernard : Il est nécessaire de bien distinguer entre les périodes : les syndicats n’ont pas la même représentativité ni le même rôle il y a un siècle et aujourd’hui. Désormais, ils ont quasiment perdu toute représentativité et ne sont véritablement présents que dans le cadre des fonctions publiques. Dans le secteur privé, en raison des nouvelles règles de la représentativité, ils sont conduits à bâtir des stratégies pour se différencier les uns des autres et réussir à capter l’attention, l’intérêt et l’adhésion des salariés. Au niveau de l’entreprise voire de la branche d’activité, cela peut aussi bien se concrétiser par une stratégie d’affrontement que par une volonté de négociation. Quant au niveau national, les syndicats sont généralement devenu des organisations de défense d’intérêts catégoriels ce qui les conduit à oublier les intérêts généraux de la main d’œuvre nationale.

Philippe Braud : Ce ne sont pas les syndicats qui créent des emplois mais les entreprises. L’attitude qui consiste à stigmatiser celles-ci en permanence, sans chercher à comprendre ou expliquer les logiques économiques auxquelles les dirigeants sont assujettis, est néfaste, et annule en partie les énormes atouts dont bénéficie la France pour attirer les investissements créateurs d’emplois. Les stratégies syndicales les plus agressives réussissent rarement à sauver durablement les emplois menacés ; pire, elles contribuent beaucoup à différer ou empêcher des créations nouvelles en bien plus grand nombre.

Eric Verhaeghe : C'est quand on ne les aura plus qu'on mesurera leur importance et leur utilité. Je ne partage donc pas la mode qui consiste à nier en bloc leur légitimité. En revanche, nous payons le prix fort d'une logique mise en œuvre dans les années 60 pour marginaliser la CGT, et qui consistait à multiplier les petits syndicats dociles et prisonniers des subventions qu'on leur versait. Tout ceux-là bloquent aujourd'hui toute évolution d'un système qui leur profite et leur permet de vivre. Les pays qui ont le mieux supporté la crise sont ceux qui ont misé sur un dialogue social sincère, au niveau de l'entreprise, avec un syndicat dominant et représentatif des salariés.

Gaspard Koenig : Répétons encore une fois que la France a aujourd'hui le plus faible taux de syndicalisation des pays de l'OCDE (à peine plus de 7%). Ce taux est en chute libre depuis l'après-guerre (où il culminait à 35% environ). Il y a davantage de syndicalistes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni qu'en France! Les cortèges, les fumigènes, les banderoles rouges sont une vaste arnaque démocratique d'un petit groupe qui ne préserve plus que ses propres intérêts. Voyez Chérèque qui vient d'enfiler ses chaussons à l'Inspection Générale des Affaires Sociales, aux frais du contribuable !

- Le patronat :

Guillaume Bernard : "Le" patronat, cela ne veut pas dire grande chose. Il n’y a rien de commun entre quelqu’un d’impliqué dans le développement ou la survie de son entreprise et un administrateur (pouvant avoir une formation de haut fonctionnaire) de passage à la direction d’une entreprise qui n’est pour lui qu’une étape dans sa carrière personnelle. Il y a, en outre, des intérêts divergents entre les sociétés fonctionnant et se développant sur la base des flux financiers et les entreprises produisant de la richesse réelle. Enfin, la puissance économique française pâtit d’un déficit de PME à taille humaine. Il est sans aucun doute dommageable à la réforme globale du pays que ce soit plus les firmes transnationales qui dictent les orientations économiques (en raison de la crainte qu’ont les politiques de licenciements massifs) que les entreprises de proximité qui forment le tissu social réel.

Philippe Braud :  Les patrons sont les acteurs soumis le plus clairement à un contrôle de performances. Ils ne peuvent éluder impunément les logiques économiques et financières auxquelles ils sont assujettis. Globalement, ce sont donc eux qui sont les mieux placés pour apprécier la nécessité des réformes tendant à assurer une meilleure compétitivité économique. Ceci étant, il y a bien sûr des patrons qui font de mauvais choix d’investissements ou prennent trop peu en compte la dimension humaine de leurs décisions. Mais en dernière analyse, leur responsabilité principale est  d’ordre plutôt symbolique. L’explosion des rémunérations des plus hauts dirigeants envoie un très mauvais signal à l’égard du reste de la population lorsqu’il faut, pour cause de crise, demander à tout un chacun des sacrifices.

Eric Verhaeghe : Le patronat français ne porte pas de vision nouvelle de l'économie, à un moment où l'innovation est essentielle. Les schémas dominants sont ceux que nous connaissons depuis 50 ans : trop de charges, mais on accepte des hausses de cotisation pour la protection sociale. Du dialogue social, mais partout sauf dans l'entreprise. Du libéralisme, mais on a besoin de l'Etat pour négocier. De l'esprit d'entreprise, mais à condition de recevoir des cadeaux fiscaux et d'être plus ou moins subventionné - de préférence au bénéfice des grandes entreprises qui créent peu de croissance, et en écrasant le tissu de PME. Il faudrait un grand bol d'air dans tout cela.

Gaspard Koenig :Nous avons besoin d'un patronat plus courageux, moins servile devant le pouvoir politique. Pourquoi les patrons se rendent-ils toujours à Bercy quand ils y sont "convoqués", selon le terme employé par la presse ? Naturellement, pour cela, il faudrait déjà que les Conseils d'Administration des grandes entreprises cessent de recruter des gens issus de la haute administration. Inversement, on aimerait que les "petits" patrons osent davantage se faire entendre. Je regrette par exemple que les Pigeons aient refusé de politiser leur mouvement. Il faut que les entrepreneurs se structurent. Ce sont eux, le "patronat" de demain. Ce sont eux qui sont aujourd'hui respectés et écoutés par l'opinion.

- Les politiques : 

Séverin Naudet : La difficulté que nous avons a réformer la société française est extrême parce qu’elle est historique et donc culturelle avant d’être structurelle. On peut probablement remonter jusqu’à l’Empire Romain et à la construction de la chrétienté pour comprendre les rigidités de notre modèle pyramidal qui n’est ni favorable à l’innovation et ni au changement. Les Bourbons et leurs gouvernements successifs en changeant la structure de l’Etat ont créé une société de connivences et de clientèles. La monarchie traditionnelle et héréditaire a disparu emportée par les Lumières et finalement par la puissance d’une nouvelle forme d’Etat incarnée par de nouvelles castes de privilégiés. L’Etat omniprésent, omniscient favorisant le corporatisme, les monopoles, entravant la liberté d’entreprendre, la concurrence, donc l’innovation et favorisant in fine l’immobilisme lui a survécu. Nous avons hérité de ce modèle. Nos élites successives ont entretenu et renforcé un modèle interventionniste et clientéliste soit par idéologie soit, ce qui est plus grave, par intérêt. On ne touche pas aux "avantages acquis", on ne touche pas aux privilèges… Les "clients" du système ne voient pas l’intérêt de s’offrir individuellement en victimes sacrificielles sur l’autel du changement. La responsabilité de l’absence des réformes nécessaires de ce point de vue est donc très largement partagée.

Guillaume Bernard : Il est incontestable qu’ils ont, globalement, la plus lourde responsabilité dans la situation, soit parce qu’ils ont dissimulé la vérité pour ne pas "désespérer Billancourt", soit par incompétence. Il est possible d’analyser leur comportement comme la conséquence d’un blocage idéologique. Au lieu de déterminer la finalité à atteindre et de sérier, ensuite, les moyens d’y arriver (ce qui ne signifie pas que tous doivent être utilisés), ils raisonnent généralement de manière inverse : seuls certains moyens sont considérés comme "moralement" acceptables, ce qui leur interdit d’envisager des solutions novatrices.

Philippe Braud : Qu’il s’agisse du parlement ou du pouvoir exécutif, les élus du suffrage universel sont à la fois les plus responsables de l’avancement des réformes mais aussi les plus exposés aux critiques. L’échec électoral est généralement la conséquence la plus plausible de réformes courageuses. C’est pourquoi les uns essaient d’avancer en négociant ou en biaisant, masquant ainsi la véritable orientation de leur politique ; les autres, mais ils sont très rares, préfèrent le ton quasi "churchillien" de l’incitation à l’effort et au sacrifice. En France, l’opinion publique et les médias demeurent largement allergiques à cette rhétorique. C’est pourquoi leur responsabilité est aussi engagée dans le freinage des politiques de redressement.

Eric Verhaeghe :Chacun sait que la France a verrouillé sa vie politique pour éviter le renouvellement des idées. Des méthodes simples sont utilisées pour cela. La Constitution n'impose pas de règles démocratiques aux fonctionnements internes des partis, mais elle leur accorde le monopole, ou presque, de la représentation aux élections. Les zones peu peuplées sont surreprésentées, avec des kyrielles d'élus, au détriment des villes, où se fait pourtant la croissance. Le droit reconnu aux élus d'empiler les mandats pendant toute leur vie active contribue à créer une caste dont le seul objectif est de favoriser un statu quo. Dans la pratique, les fonctionnaires sont d'ailleurs les fournisseurs naturels de bataillon pour ce système qui devrait être fortement encadré.

Gaspard Koenig  : L'affaire Copé / Fillon a eu le grand mérite de révéler au grand jour le mode de fonctionnement du premier parti de France. Les partis sont aujourd'hui des partis d'élus, des partis de professionnels du pouvoir, où il n'y a presque aucune place pour les idées. Franchement, qui sait quelles sont les valeurs du PS et de l'UMP ? Si l'on regarde le texte de leurs programmes, ils ont à peu près les mêmes déclarations guimauve sur la justice, l'humanisme, la solidarité, la compétitivité, l'Europe etc. A l'inverse, j'attribue le succès de Mélenchon au fait qu'il ait proposé de vraies idées, même si je les conteste totalement. Il nous faut quelqu'un de ce calibre de l'autre côté - je veux dire du côté libéral.

- Le Parlement :

Guillaume Bernard : Le Parlement n’est, la plupart du temps, qu’une chambre d’enregistrement des volontés de l’exécutif. Les parlementaires, en particulier les députés, sont élus en raison de l’étiquette qu’ils ont obtenue d’un parti. Hormis certaines personnalités, tant locales que nationales, ils n’ont donc – s’ils veulent être réélus grâce à leur investiture partisane – qu’une marge de manœuvre limitée. Mais, de toute manière, auraient-ils l’audace intellectuelle nécessaire à des réformes en profondeur ? Individuellement, ils sont sans doute de très bonne volonté. Mais, par mimétisme, collectivement, ils peuvent être très décevants. L’éclatement des partis actuels et leur recomposition pourrait favoriser l’avènement de nouvelles approches.

Eric Verhaeghe : Il est le reflet naturel des partis. Sa composition est d'abord faite de fonctionnaires et de gens dont le principal objectif est d'obtenir leur réélection. La mécanique du scrutin uninominal favorise la constitution de fiefs locaux, qui repose sur le cumul des mandats et le verrouillage de la vie locale. L'intérêt de la nation, comme on disait sous la Révolution, apparaît comme une donnée secondaire dans tout cela. L'exemple caricatural est celui des députés qui votent un budget en déficit tout en s'engageant à le réduire, mais qui se déchaînent contre toute fermeture de service public inutile dans leur circonscription. Alors que les députés furent conçus pour être les députés du peuple souverain, ils sont en réalité, très souvent, les représentants d'une fraction de ce peuple, sans égard pour le tout auxquels ils appartiennent. 

Gaspard Koenig : Tant que 80% des députés seront également élus locaux, le Parlement sera un nid de conflits d'intérêt et ne pourra pas fonctionner correctement. La réforme proposée par le PS ne va pas assez loin : il faut interdire strictement et sans exception tout cumul, y compris avec des fonctions non-exécutives locales. Le député sera toujours l'élu d'une circonscription qu'il pourra visiter autant qu'il lui plaît, mais il n'aura plus de rôle à y jouer. Il pourra ainsi, comme dans toutes les autres démocraties européennes, se consacrer au fond des dossiers, au nom de l'intérêt général, et non pour plaire aux barons locaux. Du coup, il reprendra une indépendance de facto vis-à-vis du gouvernement : regardez en Grande-Bretagne, les MPs ne votent pas tous comme un seul homme selon la ligne de leur parti! Ils influencent réellement la politique du gouvernement et consacrent l'essentiel de leur temps aux Commissions parlementaires.

- Le Chef de l'Etat :

Séverin Naudet : Pointer tel ou tel corps social n’a à mon avis pas beaucoup de sens même si les élus sont certainement les plus coupables et particulièrement le premier d’entre eux : le Président de la République. La légitimité et la puissance que leur confère le suffrage universel permettent théoriquement de faire les réformes nécessaires. Ils sont d’autant plus coupables qu’ils les ont souvent promises pour se faire élire. L’amour du pouvoir et de ses attributs et la peur de le perdre qui l’accompagne poussent au clientélisme politique et ne favorise pas la réforme. Les Français se sentent d’ailleurs collectivement trompés par ces promesses à répétition. Les études récentes montrent que presque 60% d’entre eux ne font plus confiance aux élus. Cette perte de confiance diminue de fait l’autorité nécessaire pour faire des réformes…

Guillaume Bernard : L’élection présidentielle est devenue l’élection majeure en France. Les électeurs considèrent qu’une fois le président élu, les orientations politiques pour toute la durée de son mandat sont fixées. C’est peut-être lui reconnaître plus de pouvoir qu’il n’en a réellement. Le temps nécessaire pour que les décrets d’application des lois soient rédigées puis que celles-ci soient véritablement appliquées et produisent des fruits font que, étant donné la durée courte du mandat présidentiel, le chef de l’Etat ne dispose véritablement que de deux ans pour engager des réformes. Cela dit, les candidats à l’élection présidentielle sont en partie responsables de la déception que les électeurs peuvent ressentir quand ils prennent des engagements qu’ils savent plus que difficilement tenables.

Eric Verhaeghe : Difficile de prendre position sur ce sujet de façon aussi schématique. Il faut se demander aujourd'hui si l'hyper-présidentialisation liée à la Constitution révisée par Jacques Chirac, instaurant le quinquennat, et donc liant l'assemblée nationale au Président, n'a pas rendu l'exercice de la fonction impossible. Le président est devenu le rouage essentiel et indispensable de la vie politique du pays. Il donne le tempo, nomme aux emplois, prend les grandes décisions, mais aussi les petites. La France a oublié qu'une démocratie libérale fonctionne avec moins de centralisation et plus de contre-pouvoirs élus. Il faudrait peut-être revenir au septennat. Ou bien garder le quinquennat, et donner des mandats de 4 ans aux députés, comme cela se pratique dans beaucoup de pays.

Gaspard Koenig : Je ne comprends pas que ni l'actuel chef de l’Etat, ni son prédécesseur, ne profitent pas davantage de l'extravagante liberté que leur laissent les institutions de la Vème République. Ils sont intouchables et n'ont pas à rendre de comptes au Parlement. Pourquoi diable, sinon par habitude politicienne, perdent-ils leur temps en compromis de toutes sortes? Ils sont investis par le peuple, ils doivent trancher. Je préfère de mauvaises décisions à l'absence de décisions. 

- les Français : 

Guillaume Bernard : Dans le fond, les Français sont coupables de croire les promesses électorales qui leur sont faîtes. Cependant, ils ne peuvent appréhender, la plupart du temps, la réalité qu’à travers ce qu’en disent les politiques et les médias. Le défaut d’analyse provient d’un déficit de la qualité de l’information et d’une forme de formatage intellectuel imposé dans leur jeunesse par l’éducation nationale. Il faut que la situation devienne extrêmement grave pour que la prise de conscience du réel se fasse en dépit des slogans du "prêt à penser". Il serait fort regrettable qu’il faille attendre des situations tragiques (dans certains domaines elles sont imminentes) pour que des réformes stratégiques soient engagées.

Philippe Braud : Le système d’enseignement français souffre de graves lacunes dans l’explication des réalités économiques de notre temps. Les raisons en sont profondes et multiples. A la différence de ce qui se passe en Allemagne, il privilégie la "formation générale" au détriment de la valorisation des filières technologiques où le principe de réalité s’impose plus tôt à l’esprit des nouveaux salariés. En outre une tradition idéologique a longtemps privilégié la supériorité du secteur public et d’une économie dirigée (i.e. protégée par l'Etat) ce qui est en décalage manifeste avec les réalités actuelles de la compétition économique au niveau européen et international. Les Français sont donc plus mal armés que certains de nos voisins pour comprendre les exigences du redressement. Les débats, dans les médias, témoignent souvent d’une ignorance impressionnante des problèmes de fond dont souffre l’économie de notre pays.

Eric Verhaeghe : Les Français sont majoritairement perdus aujourd'hui. Je n'en connais aucun qui soit satisfait du fonctionnement général de la société (ce qui ne les empêche pas de construire un vrai bonheur individuel), ni qui soit particulièrement optimiste sur l'avenir du pays. Beaucoup conseillent à leurs enfants d'émigrer pour tenter leur chance ailleurs. En même temps, les Français partagent avec les Italiens le terrible privilège d'être détenteurs des patrimoines individuels les plus élevés du monde. Cette particularité tient à la forte hausse des prix du logement, notamment dans l'ancien. On ne pense pas l'avenir d'un pays de la même façon quand on n'a rien et tout à construire, et quand on a un patrimoine et tout à perdre. Le patrimoine des Français, ou en tout cas d'une bonne moitié d'entre eux, nourrit une forte aversion au risque qui ne facilite pas notre adaptation aux enjeux économiques nouveaux.

Gaspard Koenig : Je vais quand même dire du bien de quelqu'un : les Français! "Cessez d'emmerder les Français et vous verrez que tout ira mieux", demandait Pompidou. Chiche ? En tout cas, faisons-le avant qu'ils soient tous partis : l'émigration des jeunes à l'étranger, quels que soient leur niveau de diplôme, est un symptôme dramatique et trop passé sous silence. 

- Autres ?

Séverin Naudet : Vous auriez pu ajouter le rapport pour "la libération de la croissance française" rédigé par la commission présidée par Jacques Attali en 2008 avec lequel le "rapport Gallois" partage la plupart des préconisations. 

Guillaume Bernard : La marge de manœuvre de la France est incontestablement limitée par les engagements internationaux, notamment européens, qu’elle a signés. La puissance de l’Etat, même réduite aux fonctions dites régaliennes, pour mettre en œuvre des réformes en profondeur, ne peut réapparaître que si la France reprend le contrôle de ses frontières. Il n’est possible de reprendre en main son destin qu’en se réformant soi-même et non en attendant d’être réformé de l’extérieur.

Eric Verhaeghe : Je dois quand même citer la faillite de notre intelligentsia. La France n'a plus aujourd'hui de réservoir de visionnaires comme c'était le cas au XIXe siècle, et pour partie dans les années 60 au siècle précédent. La scène intellectuelle - j'utilise le mot scène, car les intellectuels français aiment le spectacle, spécialement s'il est huppé - est dominée par une caste parisienne qui se tient les coudes et vit entre soi, sans se préoccuper du changement du monde. Je prends un exemple: aucun des grands traités américaines de sociologie des réseaux sociaux n'est traduit. Un auteur comme Harrison White, qui a bouleversé la sociologie américaine, est connu de quelques spécialistes seulement, comme Pierre Mercklé. C'est pourtant ce courant qui a donné naissance aux réseaux sociaux numériques que nous connaissons. Ces retards-là, qui sont aussi le fait d'une université sclérosée, sont probablement bien plus terribles que les turpitudes d'un député qui cherche à sauver des emplois publics inutiles dans sa circonscription.

Une enquête d'Ipsos sur les "nouvelles fractures" de la société française, publiée dans Le Monde du 25 janvier, indiquait que 87 % des Français répondent oui quand on leur demande si le pays "a besoin d'un vrai chef pour remettre de l'ordre". A défaut de trouver à élire une personnalité à la Thatcher ou de Gaulle, la France est-elle foutue ?

Séverin Naudet : C’est d’abord le système politique français et les institutions de la Vème république qui veulent que la France a besoin d’un "chef". Tant de pouvoirs sont concentrés dans les mains du Président de la République, si il n’est pas à la hauteur des enjeux et des défis auxquels le pays doit faire face alors la France s’affaiblit. Le Général de Gaulle était l’incarnation de la liberté, du courage et de l’intérêt supérieur de la nation, un héros engendré par des circonstances exceptionnelles, que notre époque a peu de chance de reproduire. Je ne crois pas qu’il faille attendre un hypothétique sauveur. Les Français doivent comprendre qu’il faut à nouveau se battre pour assurer notre survie dans un monde qui a radicalement changé. C’est le réveil des Français, le peuple providentiel, qui fera émerger celle ou celui qui aura la dimension nécessaire pour relever les gigantesques défis qui nous font face.

Guillaume Bernard : Peut-être plus que l’attente d’un homme providentiel, c’est tout l’esprit monarchique traditionnel de la France qui apparaît ici. L’esprit "gaulois" fait d’intuition et d’inventivité, mais aussi d’une certaine dose de d’anarchie, a toujours eu besoin que les institutions politiques le contrebalancent, le canalisent et garantissent la continuité de la chose publique ainsi que son enracinement dans le temps. Il est d’ailleurs certain que les instituions abstraites doivent nécessairement s’incarner dans un homme concret qui ne peut engager des réformes de fond que s’il dispose d’une réelle légitimité, celle-ci reposant sur la confiance et non sur l’abandon.

Philippe Braud : Je ne parlerais pas de naufrage. En dépit des protestations bruyantes contre le trop, ou le trop peu, de réformes, la France s’est engagée depuis la fin de la période de stagnation sous Jacques Chirac, dans la voie des indispensables réformes. Seule une meilleure compétitivité peut réellement protéger (et développer) l’emploi,  assurer le maintien de notre niveau de vie et, par là même, garantir la pérennité d’une protection sociale à la mesure de nos moyens de financement. Avec des différences de style (et de détail) évidentes, les politiques menées depuis 2007 et depuis 2012 vont en gros dans le même sens. Ce qui est préoccupant ce n’est pas la direction prise mais la timidité des objectifs et la lenteur du processus. Il est vrai que les obstacles sont formidables en raison de l’attitude des différents acteurs de la société française.

En fait, le rôle de la personnalité du leader dans la conduite d’une politique est plus réduit qu’on ne le pense. Il ne faut pas oublier que de Gaulle a rencontré de sévères oppositions syndicales dès 1963 alors que la situation économique était pourtant beaucoup plus favorable. Et Mme Thatcher, qui d’ailleurs a laissé un souvenir mitigé, a pu imposer ses réformes du marché du travail grâce à une culture britannique beaucoup plus pro-business qu’elle ne l’est en France. Ceci étant, une personnalité charismatique peut, c’est vrai, obtenir à la marge des résultats inaccessibles à des dirigeants plus ternes. Mais l’essentiel réside ailleurs. Dans l’habileté des dirigeants, flamboyants ou discrets peu importe, à déminer le terrain de la protestation, à dresser un tableau de la situation qui exige des sacrifices à court terme pour mieux sauvegarder le long terme. Et pour cela les relais dans les médias sont de la plus haute importance.

Eric Verhaeghe : Les Français ont une tradition politique ancrée, jamais démentie dans l'histoire. Ils aiment les longues phases d'immobilisme où les problèmes structurels se crispent et se cristallisent. De ces moments où l'intérêt général se disloque et où l'anarchie des intérêts particuliers triomphe. Et quand la situation se tend, quand la dégradation collective est telle que le gouffre s'ouvre, l'appel à l'autorité, au bouclier, au sauveur est  général. Des exemples ? Bonaparte, Thiers, Pétain, De Gaulle... sont les plus marquants. Inévitablement, le flottement qui domine la société se traduit par un besoin d'autorité, par l'attente d'un chef. Il est probable que nous vivions à court ou moyen terme, un nouvel épisode autoritaire en France.

Gaspard Koenig : J'ai vu récemment le reportage de la BBC sur Thatcher intitulé "The Downing Street Years". Quoique l'on pense de sa politique, ses convictions simples et inébranlables font rêver. Les dysfonctionnements dont nous venons de parler témoignent de problèmes de structure, non de personnes. A la fin des années 70, le Royaume-Uni était "l'homme malade de l'Europe". Aujourd'hui, c'est clairement la France. Mais il suffit d'un leader décidé et pas totalement cynique pour changer un pays. Gouvernée intelligemment, la France peut redevenir, en quelques années, le pays audacieux et prospère que nous aimons. Comme disait Margaret : "Je peux être très patiente, du moment qu'à la fin j'aie le dernier mot".

Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Olivier Harmant

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