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Une place à l'Académie française passe avant la défense de ces malheureux ouvriers
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Bonnes feuilles

A l'heure où désagréger la Révolution française et le communisme garantit une place dans les manuels d'Histoire, les intellectuels ont choisi leur camp. Extrait de "De l'abandon au mépris" (2/2).

Bertrand  Rothé

Bertrand Rothé

Bertrand Rothé est agrégé d’économie, il enseigne à l’université de Cergy-Pontoise et collabore régulièrement à Marianne. Il est déjà l’auteur de Lebrac, trois mois de prison (2009) et co-auteur de Il n’y a pas d’alternative. (Trente ans de propagande économique).

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"Divisé, le monde ouvrier a perdu ses tuteurs. Certains intellectuels vont alors le frapper à terre. Rien ne prédispose pourtant ces hommes et ces femmes à une telle violence, au contraire. Raymond Aron est un homme bien élevé, affable ; fils de rentier, ancien professeur à l'École normale supérieure de Cachan, Monsieur Furet père est un banquier des plus pacifiques. Son fils François est un ancien communiste, comme Mona Ozouf, élevée par un père instituteur. Un stalinien dur de dur. Le père d'Emmanuel Le Roy Ladurie est un militant syndical et celui d'Alain Minc un résistant FTP-MOI. Pourtant…

Ils ont le vent en poupe. Et quand les intellectuels les plus médiatiques se mettent à parler du totalitarisme, le communisme déclinant leur sert de cible. Jusque-là, la France avait résisté à cette mode anglo-saxonne. En 1974, la traduction de L'Archipel du Goulag creuse une large brèche dans la digue, et le flot emporte tout sur son passage. Son principe est simple. Trois mots, trois synonymes. Communisme = totalitarisme = nazisme. Pour les moins cultivés, une déclinaison est plus facile encore à mémoriser : Staline = Hitler.

Hannah Arendt est citée dans tous les essais, presque à tous les chapitres. Seuls les livres de cuisine échappent à la règle. C'est la référence absolue. Toute une génération d'intellectuels y va de son livre ou de son article. Sur les plateaux de télévision, Bernard-Henri Lévy vulgarise le concept.

Évidemment les métallurgistes ne lisent pas Raymond Aron, mais leurs épouses et leurs enfants regardent l'émission « Apostrophes ». « Les mouvements totalitaires dépendent de la seule force du nombre…» Les grèves de 1936 aussi, mais qui s'en soucie ? Un ouvrier seul n'est rien. Il n'a que la force du nombre pour se faire entendre. Comment répondre ? Aucun d'entre eux n'a usé ses bleus à l'École normale supérieure. Pauvre manchot qui ne maîtrise pas les codes. Pauvre pingouin qui fait souvent autant de fautes de français que d'orthographe.  Le voilà noyé dans la « masse », autre concept totalitaire. Un mot âpre et noir. Une sonorité lourde, écrasante et triste, surtout lorsqu'elle est prononcée par un professeur d'université ou un intellectuel à la chemise immaculée. La classe ouvrière est stigmatisée et habillée de bure pour longtemps, elle qui manifeste en « masse » pour sauver ses emplois. 

Le saccage ne peut pas s'arrêter en si « bon » chemin. En plus du PC, le peuple est attaché à un certain nombre de symboles. […]  1789 n'était qu'une promesse, la révolution communiste doit achever l'ouvrage. C'est bien leur mission historique qui les fait entrer de plein droit dans l'histoire nationale.

Or, à partir du milieu des années 1960, François Furet et François Richet proposent une nouvelle lecture de la Révolution française. 1789 a été instrumentalisé par la gauche républicaine puis par les marxistes, disent-ils en substance : « En écrivant sur la Révolution française, Aulard et Taine débattaient de la République, Mathiez et Gaxotte discutent des origines du communisme. » Ils en appellent aux progrès de l'historiographie et ils attaquent, pilonnent leurs convictions d'origine. La Révolution française devient soeur du stalinisme. Terreur rime avec camps de travail. Fort de son ancrage à gauche, François Furet ne ménage pas ses coups : « Le phénomène stalinien s'est enraciné dans une tradition jacobine simplement déplacée. […] Aujourd'hui, le Goulag conduit à repenser la Terreur, en vertu d'une identité dans le projet. » Voilà les sans-culottes et leurs héritiers associés au Guépéou et autres KGB. La chute est verticale. En une décennie, le peuple est devenu l'instrument de la terreur. Le voilà valet de Hitler, de Staline et de Robespierre réunis. Incapable de se soulever, il est devenu le soutier de tous les tyrans et le laquais des plus abominables.

François Furet, Mona Ozouf et consorts ne s'attaquent pas directement à eux. Les cibles doivent être à la hauteur de leurs ego. S'attaquer à Albert Soboul, à Pierre Vidal-Naquet et évidemment à Pierre Bourdieu est plus valorisant que de s'abaisser à faire mordre la poussière aux ouvriers de Flins ou de Sochaux. Désagréger la Révolution française et le communisme vous garantit une place dans les manuels d'histoire, voire à l'Académie française. La lutte des places écrase la lutte des classes. Encore une fois, les ouvriers sont des victimes collatérales, même s'il y a bien ici et là quelques pointes contre eux."



Extrait de 
De l'abandon au mépris, Seuil.

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