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Une grande partie des recommandations émises par la Cour vise d'abord les partenaires sociaux, qui sont seuls compétents pour fixer les règles d'indemnisation du chômage.
Une grande partie des recommandations émises par la Cour vise d'abord les partenaires sociaux, qui sont seuls compétents pour fixer les règles d'indemnisation du chômage.
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Je t'aime...moi non plus

Refonte du régime des intermittents, diminution de certaines allocations : voici les recommandations de la Cour de comptes au gouvernement concernant l'emploi. Elle juge les allocations chômage trop coûteuses mais surtout inégales. Un diagnostic sévère publié le 22 janvier et qui appelle le gouvernement à réagir.

Éric Verhaeghe et Didier Maus

Éric Verhaeghe et Didier Maus

Éric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr
 

Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

Didier Maus est professeur à l'université Paul Cézanne Aix-Marseille

Il est l'auteur de nombreux ouvrages de droit constitutionnel.

 

 

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Atlantico : Dans leur dernier rapport, les magistrats de la Cour de comptes s'inquiètent de l'avenir de l'assurance-chômage, jugée "plus protectrice" et généreuse que dans les autres pays européens. Au fil de ses rapports, l’institution, présidée par un homme de gauche, l'ancien président socialiste de la Commission des finances de l'Assemblée, Didier Migaud, épingle la politique du gouvernement. "La Cour des comptes ne contrôle plus, elle donne son avis. Cette institution se transforme en « donneur de leçons »", a dénoncé le député PS de l'Essonne Malek Boutih. La Cour des comptes est-elle devenue le premier opposant au gouvernement ?

Didier Maus : Pour bien comprendre le rôle de la Cour des comptes il est nécessaire d’insister sur le renforcement de ses attributions. Dans sa version d’origine la Constitution prévoyait que "la Cour des comptes assiste le Parlement et le gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois des finances". il s’agissait donc d’un rôle limité, même si en vertu de la loi du 22 juin 1967, son rôle avait déjà été élargi, notamment dans le domaine des institutions de sécurité sociale. En outre les assemblées parlementaires pouvaient lui demander des rapports particuliers. Son rôle de "gendarme de la dépense publique" fait donc partie de ses attributions de base. La révision constitutionnelle de 2008 a considérablement élargi les mission de la Cour des comptes. Elles est, en plus de ses attributions financières, comptables et sociales, chargée de "l’évaluation des politiques publiques". Il est même précisé que "par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens". Elle est ainsi devenue une véritable instance d’expertise de la bonne gestion publique. Il est évident que les rapports sur tel ou tel aspect d’une politique publique peuvent également contenir quelques observations sur les réformes à opérer ou les enjeux à prendre en considération.

Lorsque la Cour des comptes s’intéresse à l’assurance-chômage elle ne porte pas un jugement sur l’action ou les intentions du Gouvernement issu des élections de mai 2012. Elle se situe logiquement dans une dimension temporelle beaucoup plus longue, obligatoirement rétrospective, mais sur un tel sujet avec une anticipation sur l’avenir. Elle éclaire ainsi les décisions tant du Gouvernement que du Parlement ou des partenaires sociaux.

Le fait que la Cour des comptes soit présidée par M. Migaud n’en fait pas, heureusement, un élément de la majorité présidentielle. Les conclusions de la Cour des comptes sont formulées à l’issue d’une procédure d’enquête assez lourde, d’examens contradictoires et d’une délibération collective. Le Premier président a en charge la conduite générale des travaux de la Cour, mais son influence à l’égard d’un rapport précis, est limitée. Les membres de la Cour sont des magistrats indépendants et inamovibles.

Eric Verhaeghe : S'agissant du rapport sur l'avenir de l'assurance-chômage, l'exercice est un peu biaisé. En effet, une grande partie des recommandations émises par la Cour vise d'abord les partenaires sociaux, qui sont seuls compétents pour fixer les règles d'indemnisation du chômage. Le rapport comporte d'ailleurs différentes remarques qui intéressent moins le grand public, mais qui sont assez cinglantes pour ces fameux partenaires sociaux sur qui le gouvernement veut s'appuyer pour mener ses réformes. Par exemple, la Cour épingle une institution obscure qui s'appelle le Fonds Paritaire de Sécurisation des Parcours Professionnels (FPSPP), mis en place en 2010. La Cour, pour aller vite, remarque la parfaite inefficacité de ce fonds, où l'Etat ne joue qu'un rôle très marginal. Le gouvernement ne peut donc légitimement prendre ombrage de la position de la Cour, dans la mesure où il n'est pas directement visé par le rapport sur l'assurance chômage.

En revanche, la Cour empiète sur le libre champ de la négociation en émettant des recommandations auprès de ces partenaires. Elle s'arroge en quelque sorte un droit de regard et même de conseil sur des processus de dialogue qui lui échappent, ou sur lesquels la Constitution ne lui a pas donné une autorité directe. Rappelons ici que l'argent de l'assurance chômage n'est pas l'argent de l'Etat, mais celui des entreprises. L'Unedic, qui en assure la gestion, a quand même une notation de AA+, après avoir avoir caracolé en AAA jusqu'à cet automne. D'une certaine façon, la Cour prend le risque d'affaiblir la crédibilité de cette institution en exerçant sur elle un pouvoir de recommandation qui paraît très discutable. Plutôt qu'un rôle d'opposant au gouvernement, c'est donc un rôle exorbitant de juge des politiques contractuelles que la Cour s'est attribué. Cette évolution mérite une analyse à froid. En effet, la position de la Cour bouscule la répartition des rôles entre partenaires sociaux et pouvoirs publics. Une telle tentation rappelle de façon singulière le rôle des Parlements, sous l'Ancien Régime, qui ont nourri la contestation pré-révolutionnaire dans les années 1770 et 1780 en attribuant aux magistrats qui les composaient le pouvoir de réformer des corps sociaux jusque-là libres de leurs choix. 

La Cour des comptes est-elle vraiment dans son rôle ?  N’outrepasse-t-elle pas son obligation de neutralité ?

Didier Maus : La neutralité ne signifie pas le silence. La Cour des comptes est là, et encore plus depuis 2008, pour fournir des éléments d’information et de décision. Elle fournit des constats et des perspectives à ceux qui auront à décider. L’expérience montre qu’il est souvent arrivé à la Cour des comptes "de prêcher dans le désert ", sous tous les gouvernements, en particulier lorsqu’elle insiste sur la réduction des dépenses publiques ou des réorientations importantes de certaines politiques. 

Eric Verhaeghe :  s'il y a eu manquement à la neutralité, il tient d'abord aux rédacteurs du rapport. En donnant un rôle essentiel à Michel de Virville, ancien président de l'Unedic au titre du MEDEF, et ancien cadre dirigeant de l'UIMM, Didier Migaud ne pouvait pas ignorer qu'il entachait forcément la rédaction d'un véritable soupçon. Ce n'est pas la personnalité de Michel de Virville qui est en cause. L'homme est très compétent et je suis convaincu qu'il a apporté un éclairage très utile à la rédaction du rapport. Simplement, on ne peut pas demander à un acteur du système d'en devenir le juge impartial simplement parce qu'il a changé de casquette, et est passé du monde patronal à la Cour des Comptes.

Cette confusion des genres pose forcément problème. Si l'on relit le rapport à la lumière de cette circonstance, on ne peut d'ailleurs s'empêcher d'être troublé. Dans le rapport, très peu de choses sont dites sur la façon dont est gérée l'Unedic. Celle-ci fut présidée par l'un des rapporteurs de la Cour, mais plus largement et pendant plusieurs décennies par l'organisation patronale dont il est issu. Le rapport de la Cour omet de rappeler que l'Unedic est une source de financement pour les organisations syndicales, qu'elle soit salariale ou patronale. Je ne tire de ces points aucune conclusion hâtive. Je n'insinue nullement que des conflits d'intérêt ont objectivement nui à l'impartialité du rapport. Je rappelle juste que cette collusion régulière des élites françaises a valu à la France plusieurs condamnations par la Cour de Strasbourg, notamment dans l'affaire Sacilor de 2006. Il y a en effet une doctrine importante, qui est celle de l'apparence subjective d'impartialité: pour qu'un tribunal ou une juridiction soit reconnu comme impartial, il ne faut pas seulement qu'il soit objectivement impartial, il faut aussi qu'il en respecte les apparences ressenties par les justiciables, sans quoi le soupçon qui pèse sur lui suffit à le disqualifier. Or le mélange des genres dans lequel nous sommes sur le rapport de la Cour (et je le répète, ce n'est pas la personnalité des rédacteurs qui en cause, mais le soupçon que cela fait naître) me paraît affaiblir considérablement la crédibilité de la Cour. 

Le passé politique de Didier Migaud a-t-il une influence sur ses prises de position ?

Eric Verhaeghe : Dans la droite ligne de ce que je viens de dire, il me semble que non. Didier Migaud me paraît avoir fait la démonstration de son indépendance, et au fond il n'est ni plus ni moins acide aujourd'hui que sous la droite, qui l'avait nommé à ce poste. D'une certaine façon, il a la trempe flamboyante d'un Séguin ou d'un Joxe, avec cette force particulière aujourd'hui d'être un homme de gauche qui juge la gauche. S'il fallait faire une observation sur le rôle personnel du premier président de la Cour, il me semble qu'elle porterait sur un autre registre. Je n'imagine pas un instant que Migaud soit conduit par des logiques partisanes à courte vue, et je crois qu'on peut se féliciter de voir une personnalité d'envergure à ce poste. En revanche, il est incontestablement porteur d'une vision sur les finances publiques, et rapport après rapport cette vision s'affirme. Il est dans son rôle, certes. Mais ne nous leurrons pas: la vision de Didier Migaud est d'abord celle d'un univers où les finances publiques sont réparties, allouées, sur des critères technocratiques avant d'être une affaire citoyenne. En ce sens, il incarne assez le retour des parlements d'Ancien Régime.

De manière générale, les magistrats des grands corps d'Etat, notamment ceux du Conseil constitutionnel, n’ont-ils pas tendance aujourd’hui à empiéter sur le travail des parlementaires ?

Didier Maus : Il faut bien comprendre que dans une démocratie d’aujourd’hui, en Europe tout au moins, le rôle des juges, qu’ils soient judicaires, administratifs, financiers ou constitutionnels, a été renforcé. Ils font partie des mécanismes de régulation de la vie collective et, de plus, ont pour tâche fondamentale de toujours placer les Droits de l’homme au sommet des valeurs collectives. Il n’en demeure pas moins qu’ils n’ont pas du tout le même pouvoir de décision que les instance politiques, président (en France), gouvernement ou parlement. Le dernier mot appartient toujours à la décision politique, qu’elle soit gouvernementale, parlementaire ou populaire à travers le référendum. Le juge vérifie les règles de droit et, parfois, préconise des transformations, mais il n’est que l’interprète – quelquefois très sourcilleux – des normes juridiques décidées par d’autres.

Eric Verhaeghe : Ce n'est pas une nouveauté ! La Ve République s'est bâtie sur une mise en minorité des élus. Ceux-ci ont toujours été soumis au bon vouloir du ministère des Finances et du Conseil d'Etat. Le Conseil Constitutionnel n'est certainement pas le pire dans cet ordre d'idées. La création de la QPC par Nicolas Sarkozy a même, d'une certaine façon, donné un rôle nouveau aux parlementaires, en leur permettant de légiférer sur des sujets parfois inattendus. Dans ce contexte, il est vrai que la Cour des comptes a affirmé des rôles nouveaux, mais voulus par les réformes constitutionnelles votées par les députés. S'il fallait modifier cet état de choses, cela supposerait sans doute une plus grande mise en exergue du Parlement.


Pour autant, le gouvernement peut-il ignorer les recommandations de la Cour des comptes comme il le fait actuellement ?

Didier Maus : Dans le dialogue entre les différentes parties prenantes à la décision collective, les avis, recommandations ou conclusions de la Cour des comptes alimentent le débat. Il est de bonne guerre que l’opposition du moment y soit plus attentive que la majorité. C’était le cas hier ; cela le sera encore demain.

Eric Verhaeghe : A ce stade, sur le sujet du chômage, la balle est surtout dans le camp des partenaires sociaux qui vont devoir négocier une convention chômage sous la contrainte désagréable d'un rapport de la Cour qui biaise le résultat des discussions. Cette situation est dommageable, parce qu'elle montre que, même quand le gouvernement cherche à donner de l'air à ces partenaires, comme en Allemagne, pour bâtir un modèle durable de prospérité, il se trouve toujours une institution de l'Etat pour contrecarrer cette liberté contractuelle et imposer des règles d'en haut. Cette logique du tout Etat nous pénalise fortement par rapport à l'Allemagne. De ce point de vue, la Cour commet une grave erreur en voulant étatiser les relations sociales, alors que nous manquons singulièrement de liberté et d'initiative dans ce domaine.

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